- Nathalie de Geyter
- 19 Novembre 2018
Risques biotechnologiques, accès et partages des avantages de
la biodiversité, tels sont les enjeux de la Conférence des Nations unies
sur la biodiversité (COP14, COPMOP3 et COPMOP9 ) qui se tient en
Egypte à Charm el-Cheikh, du 17 au 29 novembre 2018.
Les décideurs de plus de 190 pays sont censés travailler à régler les
modalités d’usage des organismes vivants dans un contexte d’effondrement
dramatique des écosystèmes. C’est un enjeu de sécurité alimentaire, de
cadrage stratégique de la bioéconomie mais aussi d’habitabilité de la
terre. Mais pour empêcher toute remise en cause de la fuite en avant
biotechnologique, les manœuvres sur les médias témoignent d’une parfaite
orchestration de ceux qui voient le vivant comme simple matière à
profit. La dématérialisation du vivant nous guette. Entre gènes devenus
codes et brevets.
Un slogan, un gourou, une autorité, et un
chic type. La recette est aussi simple qu’éculée. Ce 20 novembre, les
médias ont été invités au lancement d’un projet somme toute bien
attractif, « Oui à l’innovation ! ». Dans le rôle du gourou, Pascal Perri, ancien animateur des Grandes gueules
sur RMC, Catherine Regnault-Roger pour assurer la référence académique,
et Benoit Lacombe pour dynamiser le propos. Il s’agit de promouvoir le
« principe d’innovation », pour en finir avec… le principe de
précaution ! La démonstration passe par un sujet brûlant et clivant,
celui des nouveaux OGM (organismes génétiquement modifiés). A un moment
bien choisi : ces plantes dites « éditées » issues de mutations ciblées
réalisées notamment par les techniques CRISPR-Cas9 – appelées « OGM
cachés » par les activistes - sont au cœur de la Conférences des parties
de la Convention sur la diversité biologique (COP14) qui se tient
justement en ce moment à Charm el-Cheikh. Il sera question aussi de
mettre à jour le protocole de Nagoya (sur l’accès et le partage des
avantages (COPMOP3) et du Protocole de Carthagène (sur la prévention des
risques biotechnologiques (COPMOP9). En clair, ces rendez-vous vont
orienter les « choix en matière d’usages et de manipulations du
vivant ».
Contre-offensive sur les « OGM cachés »
Ainsi l’invitation faite aux médias ne semble pas tout à fait anodine.
Certes, on peut la voir comme une opération banale de lobbying dans un
restaurant situé à deux pas du Palais Bourbon.
Cependant, elle n’est que la partie émergée d’une orchestration de
grande ampleur. Car le monde des semenciers, inféodés aux biotechs
vertes, organise sa riposte depuis la décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 25 juillet dernier.
Passée sous le radar de la plupart des médias, celle-ci a reconnu le
statut d’OGM aux plantes éditées que les semenciers voulaient mettre sur
le marché sans contrainte. « Les organismes obtenus par mutagenèse
constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues
par la directive sur les OGM » a statué la CJUE. Dès lors, tout
organisme fabriqué par les méthodes CRISPR-Cas9 (et affiliées) est
considéré juridiquement comme un OGM.
C’est le Conseil d’État français qui avait mis sur la table des juges
européens ce dossier, à la suite d’un recours formulé par la
Confédération paysanne et huit autres associations en 2015. Ces derniers
estimaient que les nouvelles techniques d’édition entraînaient des
risques semblables pour l’environnement, la santé humaine et animale,
que les OGM obtenus par transgénèse. D’où le terme d’ »OGM cachés »
utilisé par ces réseaux militants.
En juillet, la décision de la CJUE est un signal dramatique pour les
firmes semencières. En obligeant des coûts de procédures d’autorisation
et de suivi spécifiques aux OGM, cet arrêt empêche la généralisation du
recours aux techniques d’édition pour faire des mutations choisies,
précises et faciles.
D’ailleurs dès le 28 juillet, le gouvernement américain avait réagi.
« Les politiques gouvernementales devraient encourager l’innovation
scientifique sans créer de barrières non nécessaires ou stigmatiser les
nouvelles technologies. Malheureusement, le jugement de la Cour de
justice de l’UE est un pas en arrière à cet égard », a estimé Sonny
Perdue, Secrétaire d’État américain à l’Agriculture.
Donner l’illusion d’un consensus aux décideurs de la COP14
Alors les lobbys se sont attelés à noyer le poisson. Un argumentaire a
été construit pour perturber et inquiéter. « Des variétés bio pourraient
être qualifiées d’OGM ». Telle est l’argument que doit mettre en scène
mardi devant la presse, notre trio. Le même que celui défendu sur
divers sites : Agriculture et environnement coordonné par Gil Rivière-Wekstein (qui se présente comme journaliste) ou à l’international Genetic literacy Project, financé par le lobby semencier. Cet argumentaire est étayé par la publication d’un ouvrage collectif « Au-delà des OGM »
coordonné par Catherine Regnault-Roger et Agnès Ricroh, toutes deux
membres de l’Académie d’agriculture de France et connues pour soutenir
le développement des biotechs vertes comme leurs co-auteurs, Louis-Marie
Houdebine, Marcel Kuntz, et les ex-députés Jean-Yves Le Déaut,
Catherine Procaccia (qui ont conduit un rapport sur les nouvelles techniques d’édition du génome publié en avril 2017).
Décomplexés, les scientifiques sont offensifs. Ils déplorent
« l’opposition d’une société d’urbains, profanes en matière agricole,
vis-à-vis d’une agriculture perçue comme ’inutilement productiviste’ ».
Ils fustigent des « réglementations irrationnelles ». Ainsi peut-on
lire : « Les choix traditionnels sont incapables de guider les décisions
indispensables qui relèvent souvent de dilemmes mal éclairés par des
raisonnements simplificateurs. C’est tout particulièrement le cas des
rapports au monde vivant influencés par la nouvelle conscience de notre
appartenance à un continuum génétique qui suscite une plus grande
solidarité de l’espèce humaine avec les différents règnes, discréditant
un ordre séculaire ». Quel est donc cet ordre immuable qui serait
vital ? A l’heure de tous les dérèglements – et des effondrements
menaçants pour notre survie – comment peut-on rester ainsi fidèle à un
système qui exhibe ses excès mortifères ?
Les académies scientifiques européennes sont aussi très présentes dans
l’expertise de ces sujets à travers le SAM (Scientific Advice Mechanism,
mécanisme de conseil scientifique) qui vient de demander la révision de la législation des OGM,
insistant sur le potentiel des techniques d’édition pour assurer la
sécurité alimentaire, qui est essentielle face à la croissance de la
population mondiale et au changement climatique » se prononcer sur les
nouveaux OGMs.
Un savoir inopérant et anti-scientifique
Ces positions centrées sur l’efficience coordonnée des techniques et
des marchés – qui accusent le camp adverse d’obscurantisme - tentent de
« sauver un savoir devenu inopérant tant il est devenu
anti-scientifique », comme le souligne Bernard Stiegler dans une longue interview publiée par Le Media.
Car que reste-t-il dans les biosciences en dehors du calculable ? Quels
sont les travaux qui considèrent les causalités matérielles (les effets
collatéraux des mutations, par exemple), les causalités formelles (les
effets topologiques de la traduction des gènes), ou celles dites
« finales » (du maintien d’un organisme) ? L’arrogance semble ici
déplacée tant elle paraît sourde à une société qui cherche un autre
progrès que celui d’organismes standardisés, dopés et couplés à des
dépendances chimiques (le modèle Monsanto du Round-Up ready).
De plus, la confusion latente entre la précision de la technique
CRISPRCas9 et le fait de maîtriser perdure dans tous les argumentaires
des pro-OGM. Pourtant on peut tout à fait contrôler le lieu d’insertion
de bases génétiques sans pour autant maîtriser les effets. Car le
contexte n’est jamais maîtrisable ! C’est bien sur ce terrain que des
questions de responsabilité sont posées. La démission de Christine
Noiville qui présidait le Haut-Conseil des biotechnologies témoigne de
l’impasse du dialogue social sur ces responsabilités.
Eviter toute prise sur les nouveaux OGM
Avec la décision de la CJUE, tous les produits issus des techniques
d’édition doivent être évalués avant autorisation et être étiquetés.
Mais encore faut-il qu’on puisse les repérer !
L’Union européenne doit donc se doter des moyens de contrôle de
l’étiquetage des produits présents sur son territoire pour détecter
d’éventuelles fraudes et pouvoir ainsi faire appliquer par les
industriels la déclaration de la technique de modification génétique.
Or, aujourd’hui, rien n’a encore été fait sur les méthodes de détection
et de traçabilité des nouveaux OGM. Pourtant, le réseau européen de
laboratoires nationaux sur les OGM (ENGL) créé en 2000 s’occupe de
valider les « amorces ou signatures » des transgènes introduits dans les
OGM classiques. Ce même réseau a proposé dès 2017 à la Commission
Européenne de travailler à la détection et à la traçabilité des nouveaux
OGM. Mais aucun mandat n’a été donné à ce sujet à l’ENGL. Eric Meunier,
responsable de la plateforme d’informations Inf’OGM s’étonne : « Les
acteurs privés estiment ne pas pouvoir détecter leurs variétés mais si
tel est le cas, il sera impossible alors pour elles de faire valoir
leurs brevets ! »
Aujourd’hui, l’Europe se trouve isolée. Dans le monde, elle est la
seule à appliquer le « principe de précaution » concernant les OGMs. Sa
directive 2001/18 permet de contrôler l’autorisation - au cas par cas -
de mise en champ des OGM et d’assurer leur traçabilité. C’est pourquoi,
les manœuvres se focalisent désormais pour faire modifier cette
directive et changer la définition des OGM. Une technique classique pour
changer le thermomètre pour ne plus percevoir la fièvre… Et c’est en
passant par l’échelle internationale, que ce cadre peut être remis en
cause. Ainsi les débats qui se tiennent dans le cadre du protocole de
Carthagène sont déterminants. Ils peuvent déboucher sur des protocoles
d’encadrement de la biologie de synthèse – qui concerne toute
manipulation du vivant – moins exigeants que les procédures européennes.
Ce scénario pourrait remettre en cause la législation européenne,
forcée de s’aligner.
En attendant les Faucheurs volontaires qui ont détruits des colzas
issus de mutagenèse in vitro fin 2016 ont été jugées à Dijon ce 16
novembre. Délibéré prévu le 17 janvier 2019. La guerre d’usure n’est pas
finie…
Source : http://www.up-magazine.info/index.php/bio-innovations/bio-innovations/8181-medias-genetiquement-manipules
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