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dimanche 28 février 2021

Déjà 5 bonnes nouvelles pour les droits humains en 2021

Déjà 5 bonnes nouvelles 

pour les droits humains 

en 2021

 

 

Des militantes des droits des femmes, en avril 2019 à Séoul, après le jugement de la Cour constitutionnelle sur l’accès à l’IVG. JUNG YEON-JE / AFP

 

 

En ce début d'année, le contexte sanitaire mondial accapare la plupart des médias et pèse sur le moral de toutes et de tous. Néanmoins, des bonnes nouvelles continuent de nous parvenir en matière de droits humains, et elles méritent que l'on s'y attarde. De quoi se redonner du baume au cœur et de la vigueur militante !

Écrit par la rédaction de La Chronique

 

1. Le recours à l'IVG devient légal en Corée du Sud

 

Femmes sud-coréennes manifestant contre l'interdiction de l'avortement © AFP

 

La plus haute juridiction du pays a ordonné, en avril 2019, la levée de l'interdiction de l'avortement, jugée anticonstitutionnelle, et demandé une évolution de la législation avant le 31 décembre 2020. Le délai ayant expiré, la loi de 1953 qui limitait l’avortement aux Sud-Coréennes victimes de viols, ou en cas de danger pour la mère et l’enfant, n’existe plus depuis le 1er janvier 2021. L’IVG en Corée du Sud devient légale, mais sans cadre juridique précis.

 

Aller plus loin : Découvrir notre focus sur l'accès à l'avortement dans le monde.

 

2. Le mariage pour tous bientôt légal en Suisse

 

Berlin Pride 2021 © imago images/Stefan Zeitz via Reuters Connect

Mieux vaut tard que jamais. Le Parlement helvétique a approuvé, le 17 décembre dernier, le projet de loi autorisant le mariage pour les couples homosexuels, plusieurs années après de nombreux autres pays d’Europe occidentale. Une lutte de longue haleine puisque le projet initial a été déposé en 2013. Le texte adopté permet aux homosexuels et lesbiennes de s'unir et à ces dernières d'avoir accès au don de sperme, un des points les plus controversés.

"La Suisse reconnaît enfin qu'il n'y a aucune raison de refuser des droits fondamentaux aux couples homosexuels et aux familles arc-en-ciel."

Alexandra Karle, directrice de la section suisse d'Amnesty International

Le parti suisse de l'Union démocratique fédérale (UDF), qui défend des valeurs chrétiennes, a néanmoins annoncé qu'il lancerait un référendum pour tenter de contrer le vote du texte.

 

3. Minerais du sang : l'Union Européenne exige la transparence

 

Enfants travaillant dans une mine de diamants en République centrafricaine (mai 2015) © Amnesty International

 

Ce n’est un secret pour personne, et encore moins pour les entreprises qui importent étain, tantale, tungstène et or, couramment utilisés pour fabriquer nos portables, voitures et bijoux : ces métaux proviennent parfois de mines tenues par des groupes armés. Pour y avoir accès, il faut leur payer un bakchich. Ainsi l’argent versé alimente l’achat d’armes, et donc les conflits. Sur place, le travail forcé d’adultes comme d’enfants et le blanchiment d'argent participent à ce business. Pour que les importateurs ne fassent plus la politique de l’autruche, l’Union européenne a voté une nouvelle loi – le règlement sur les minéraux de conflit.
À partir du 1er janvier 2021, il leur est demandé de vérifier que les méthodes d'extraction des minerais concernés soient conformes aux droits humains.
Il leur revient désormais de veiller à ce que ces types d’importations proviennent exclusivement de sources responsables et ne soient pas issus de conflits. Reste à voir si l’exigence de transparence forcera ces entreprises européennes à changer leur fusil d’épaule.

 

A lire aussi : En 2019, Amnesty International a lancé un défi aux industriels automobiles : produire une batterie éthique dans les 5 ans à venir

 

 

4. Le Kazakhstan abolit la peine de mort

 

Le jour de l'Indépendance (16 décembre 2020) à Almaty au Kazakhstan © Reuters

 Le très autoritaire président Jomart Tokaïev a signé la ratification du deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ratifié l'an dernier par le Parlement kazakh, ce texte oblige ses signataires à abolir la peine capitale. Les exécutions étaient suspendues au Kazakhstan depuis 2003, mais des tribunaux continuaient à condamner à mort des accusés pour des crimes exceptionnels. Un homme qui avait tué 8 policiers et 2 civils, lors d'un carnage dans la plus grande ville du pays, Almaty, en 2016, avait ainsi été condamné à mort. Cette sentence est désormais convertie en peine de prison à perpétuité.

 

5. Myanmar : des entrepreneurs mettent fin à leur collaboration avec MEHL

 

L'entrée de Kirin, fabriquant de boissons japonais © Reuters

 

Des entrepreneurs ont décidé de réagir avec leurs propres moyens pour condamner les dérives du Myanmar. Le brasseur japonais Kirin a suspendu tous les versements de dividendes à l’entreprise birmane MEHL, quand le fabricant et exportateur sud-coréen de vêtements Pan-Pacific mettait fin aux relations commerciales qu’il entretenait avec elle. Ces changements de cap ont pour origine une enquête d’Amnesty International qui, en septembre dernier, levait le voile sur les liens commerciaux entre MEHL et des unités militaires directement impliquées dans des atrocités commises contre les Rohingyas et d’autres minorités du Myanmar. Un exemple à suivre.

Découvrir La Chronique, le magazine mensuel d'enquêtes et de reportages d'Amnesty International France

 

Source : https://www.amnesty.fr/actualites/5-bonnes-nouvelles-pour-les-droits-humains?utm_source=newshebdo&utm_medium=email&utm_campaign=newshebdo-2021-02-26

samedi 27 février 2021

Malade à cause des pesticides, Jean-Baptiste est devenu paysan bio en Centre-Bretagne

 

Malade à cause des pesticides, 

Jean-Baptiste est devenu paysan bio 

en Centre-Bretagne

 

Jean-Baptiste Le Provost a utilisé des pesticides, pendant des années dans sa ferme, près de Callac, avant de tomber malade à cause de ces produits. Devenu paysan bio, il raconte.

 

Jusqu’au début des années 90, Jean-Baptiste Le Provost utilisait beaucoup de pesticides dans ses champs, avant de tomber malade et de renoncer totalement à l’usage de ces produits pour devenir paysan bio.
  

Par Laurent Le Fur Publié le   

 

Il y a 25 ans, Jean-Baptiste Le Provost, paysan à Plusquellec, dans le canton de Callac, en Centre-Bretagne, n’a pas dit à ses voisins agriculteurs qu’il était tombé malade à force d’épandre des pesticides dans ses champs.

Il a mis des années avant d’oser en parler. Des années avant d’oser dire pourquoi il a changé brutalement de modèle agricole.

Pourquoi, dans les années 90, il a rangé ses bidons de produits phytosanitaires pour se convertir au bio. Car, à l’époque, dans les campagnes, il n’aurait peut-être pas été compris par tous.

« Il fallait que la ferme devienne rentable »

Ça a commencé par des allergies, puis des problèmes respiratoires, des bouffées de chaleur, des palpitations… Jusqu’au jour où son médecin l’a clairement mis devant le fait accompli ! « Soit tu arrêtes avec tous ces produits, soit tu changes de métier ».

 

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À ce moment-là, pour Jean-Baptiste, « tout s’écroule. Il fallait que je prenne une décision car ma santé était en jeu, mais j’ai mis un moment avant d’encaisser le coup ». L’agriculteur, qui mettait sa vie en danger en continuant dans la voie dans laquelle il était engagé, a pris « un virage à 360 degrés, car je voulais à tout prix rester paysan ».

Changer de système, mais pas de métier

La terre, les animaux, c’était toute sa vie. Ses racines aussi. Jean-Baptiste avait repris l’exploitation de ses parents en 1977. Une ferme familiale de 18 hectares, « classique » en polyculture élevage (lait et truies naisseurs).

Son épouse, Huguette, l’a rejoint sur l’exploitation en 1979. Ils se spécialisent dans l’élevage laitier et s’engagent dans un plan de modernisation agricole, qui leur permet d’obtenir des emprunts afin de développer leur exploitation.

Ils construisent une salle de traite, une stabulation, des silos pour les fourrages, une laiterie… « C’était le modèle classique à l’époque, le modèle préconisé par la chambre d’agriculture et les banques ».

Un modèle « intensif et performant »

Avec son épouse, ils vont acquérir des terres voisines et agrandir leur ferme, qui passe à 45 hectares. « Cela permettait justement d’envisager une production intensive et performante pour pouvoir aussi honorer les investissements qu’on réalisait. Il fallait que la ferme devienne rentable. On mettait des moyens de production performants en place, mais à côté il fallait que ça tourne ».

Dans ce modèle « classique », Jean-Baptiste donne du maïs-soja à ses vaches, avec « un tout petit peu de céréales, mais de moins en moins ». La part d’herbe diminue aussi.

« C’était une nouvelle ère avec le maïs. Tu le stockais dans ton silo et tu étais tranquille pour un moment. En complément, tu appelais la coop pour te faire livrer du soja ». Les bêtes pâturaient quand même à l’époque.

Au début des années 80, la ferme produisait 240 000 litres de lait, sur 45 hectares. Jean-Baptiste était dans les clous par rapport aux objectifs de rentabilité de son exploitation.

Un premier déclic en 1983

En 1983, la production de lait devient trop importante en Europe et les quotas vont faire leur apparition pour réguler les volumes dans les exploitations. Dans ce contexte, les agriculteurs, « toujours à la recherche de performances » continuent de vouloir optimiser leurs exploitations et Jean-Baptiste, comme beaucoup d’autres, vont s’organiser en groupements d’achats, pour s’approvisionner en produits phytosanitaires à des prix plus intéressants.

« Le glyphosate, c’était comme une marche en avant »

C’est un premier déclic pour lui. S’il ne se rendait pas forcément compte de la masse de produits phytos qu’il utilisait personnellement dans sa ferme, c’est en allant chercher sa commande avec une quarantaine d’autres agriculteurs du secteur, qu’il a pris conscience de la quantité de produits utilisés dans les campagnes à l’époque. « Il y avait un semi-remorque pour nous. Et encore, on s’approvisionnait auprès d’autres opérateurs locaux ». Il fallait du stock et des produits pour traiter les cultures, principalement de mars à juin, pour les céréales et le maïs notamment.

Les cultivateurs utilisaient alors deux ou trois grandes catégories de produits pour traiter les céréales, le maïs, ainsi qu’un insecticide du sol contre le taupin. Jusqu’à ce que le glyphosate fasse une arrivée presque triomphale dans la société, dans la deuxième moitié des années 80, aussi bien chez les agriculteurs pour traiter leurs champs, que chez les particuliers, pour l’entretien des jardins et des potagers.

C’est monté en puissance petit à petit, « insidieusement. Comme on était toujours à la recherche de performances, on était aussi à la recherche de la dernière recette qui sortait ».

« Une forme d’engrenage »

Le système dans lequel se trouvaient ces agriculteurs conventionnels exigeait qu’ils soient performants. Ils sont pris dans une forme d’engrenage. « La spirale s’est mise en place progressivement. Je n’avais pas l’impression d’utiliser plus de produits que ça, puisque c’est comme ça que tout le monde fonctionnait ».

Le glyphosate était présenté « comme une marche en avant, un produit révolutionnaire. C’était le progrès ». Les agriculteurs étaient les acteurs de cette « performance », il fallait « produire pour nourrir l’Europe ».

 

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La nouvelle réforme de la PAC arrive en 1992, avec un changement de stratégie : les agriculteurs vont recevoir directement les aides. Dans ce nouveau système, ce sont surtout les cultures qui seront primées (le maïs, l’orge, le colza, le blé…), au détriment de l’herbe. « Ça a été un moyen d’orienter les productions agricoles ».

Les agriculteurs ont joué le jeu et la « course aux hectares était lancée » pour beaucoup. Plus ils avaient de terres, plus ils pouvaient cultiver et plus ils percevaient d’argent, résume Jean-Baptiste. « On est devenus compétiteurs, y compris entre nous, pour la course aux hectares. C’était un autre tournant. Qui disait plus de cultures, disait aussi plus de traitements… ».

Les performances étaient un maître mot dans les fermes, où les agriculteurs parlaient des rendements de leurs terres (quintaux à l’hectare) et de leurs bêtes (nombre de litres de lait par vache).

Sensible au discours d’André Pochon

C’est dans ce contexte que les exploitations agricoles vont s’agrandir. Et que Jean-Baptiste commence à être de plus en plus sensible au message d’un certain André Pochon, qui imagine un autre schéma de production, avec « des fermes autonomes qui sont moins dépendantes des partenaires extérieurs ».

André Pochon, fondateur du CEDAPA (Centre d’Etudes pour un Développement Agricole Plus Autonome) a été un pionnier et a apporté une autre vision de l’agriculture. « Sa formule phare, c’était la vache qui broute avec sa barre de coupe à l’avant et l’épandeur à l’arrière, pour épandre les déjections ». « Il a prouvé sur son exploitation qu’un système fourrager fondé sur la prairie à base de trèfle blanc était possible, sûr et sécurisant ».

C’est à ce moment aussi que le corps de Jean-Baptiste rejoint son esprit et commence à dire non à ce système, pourtant largement dominant dans nos campagnes.

Jean-Baptiste Le Provost, paysan (retraité) à Plusquelllec, dans le canton de Callac. (©L’Echo de l’Argoat)

 

En 1994, ses premiers ennuis de santé apparaissent. « Les premiers symptômes de 15 ans d’utilisation des pesticides et autres produits chimiques », résume-t-il. Il n’a jamais eu de souci de santé et, d’un coup, ces dérèglements apparaissent alors qu’il n’a que 40 ans. « Pourtant j’étais vigilant, je mettais des gants et un masque, je prenais une douche après ».

Jusqu’à son malaise en 1996. « J’ai rempli le pulvé, je suis allé au champ. J’ai commencé à transpirer, mon rythme cardiaque s’est emballé. J’ai pu m’arrêter chez un voisin, qui a appelé le médecin et je me suis écroulé ». Les corticoïdes avaient atteint leurs limites et il fallait prendre une décision.

Un virage à 360 degrés

Jean-Baptiste, diagnostiqué ultrasensible aux molécules chimiques, tourne la page, quitte l’agriculture conventionnelle pour devenir paysan bio. Mais ce revirement total, il l’opère en toute discrétion : « Tu ne vas pas le chanter partout que tu es intoxiqué ».

Pourquoi ne pas le dire à l’époque, alors que Jean-Baptiste est plus à l’aise aujourd’hui pour en parler ? « Les gens voyaient bien que j’avais réorienté mon système de production, avec plus de foin, davantage de pâturages, moins de maïs… Mais je ne donnais pas de détails. Il y a le regard des autres. Et tu as l’impression qu’il y a quelque chose de terrible qui te tombe dessus et qu’il n’y a que toi qui es concerné, alors tu préfères ne pas en parler. Tu te dis qu’il y a quelque chose que tu n’as pas bien fait et tu culpabilises… ».

 

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C’est quand il a découvert le témoignage de Paul François, victime d’un grave accident en 2004 lors de la manipulation d’un herbicide maïs, qu’il a « pris la mesure. J’avais l’impression d’être tout seul avant et, dès lors, j’ai commencé à en parler ».

Au final, Jean-Baptiste a clairement le sentiment d’avoir fait le bon choix en opérant sa reconversion : « Je me suis réapproprié mon métier de paysan, à travers les choix et les orientations qui me convenaient. Je suis devenu acteur de mon métier ».

Il a trouvé un équilibre économique, mais aussi un équilibre de vie. Jean-Baptiste a aujourd’hui 65 ans. Il est à la retraite depuis six ans. Il a transmis la ferme à ses deux enfants. Il a été l’un des acteurs majeurs de Biolait (dont le slogan est La bio partout et pour tous), le groupement de collecte de lait biologique créé en Bretagne en 1994 et qui regroupe aujourd’hui environ 1 400 fermes en France.

 

Source : https://actu.fr/bretagne/callac_22025/malade-a-cause-des-pesticides-jean-baptiste-est-devenu-paysan-bio-en-centre-bretagne_39688485.html?fbclid=IwAR14Ey4SWJm47FEVc4Kf7a_1M6Ylhg3KwNBTojkxrsSEhJVdat_nDaJHcyk

vendredi 26 février 2021

L’incroyable mobilisation des habitants de l’Ariège pour protéger les déboutés de l’asile


L’incroyable mobilisation 

des habitants de l’Ariège 

pour protéger 

les déboutés de l’asile

 

par


 

C’était un matin d’hiver. On a frappé à la porte de la vieille bâtisse de Michel, un refuge depuis 1870, érigé par ses arrière grands-parents. La police. Le vieil homme, un colosse au sourire doux, a tout de suite compris. Ils venaient chercher la famille Mehmeti, déboutée de l’asile, qui vivait chez lui depuis bientôt un an et demi, après avoir dormi sous une tente. « Je n’avais pas le droit de les accompagner. Pour me rassurer, les flics m’avaient dit : ne vous inquiétez pas, de toute manière ils peuvent refuser de monter dans l’avion », se souvient, très ému, ce natif de Pamiers, la ville la plus peuplée d’Ariège avec ses 15 700 habitants. Mais il n’en a rien été.

Selon le récit que lui a fait la famille, « on les a emmené signer des papiers et pendant ce temps, les forces de l’ordre ont conduit les trois enfants dans l’avion ». Les parents n’avaient plus d’autre choix que de les suivre. Ce 27 janvier 2020, neuf familles albanaises dont 15 enfants – certains embarqués devant leur école – ont été arrêtées dans toute l’Occitanie, puis expulsées le lendemain. La préfecture n’a pas souhaité réagir.

« Quand ils sont partis ça a été une amputation »

« S’ils m’avaient dit que c’était une rafle, je ne les aurais pas laissé partir. Il aurait fallu qu’ils me tuent ! », jure cet ancien directeur de travaux, 76 ans. « Quand ils sont partis ça a été une amputation, pendant trois mois je ne savais pas où j’étais », se rappelle celui que les enfants Mehmeti appelaient « papy ». Aujourd’hui, il abrite sous son toit une autre famille. « J’ai été élevé ici par mes grands-parents, c’était une maison ouverte, il y avait l’assiette du pauvre et tous les samedis les voisins venaient chercher la mounjetado (cassoulet ariégeois) de ma grand-mère. J’ai gardé la tradition », raconte cet homme affable, qui a passé plusieurs années en Arabie Saoudite, au Yémen ou encore au Maroc, dans le cadre de ses missions. Il a « toujours été bien accueilli à l’étranger ».

« Pour moi ça n’existe pas "étranger", j’en connais pas, ça n’a pas de sens pour moi », confie Michel. Il s’interdit cependant une chose : de parler politique avec les personnes qu’il loge. © Augustin Campos

Dans ce département rural, montagneux et peu peuplé, autrefois refuge pour les républicains espagnols fuyant le franquisme, les obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées par la préfecture n’ont jamais cessé. Mais depuis 2017, l’État expulse. Malgré les efforts d’intégration, les liens tissés en Ariège, l’apprentissage du français, l’engagement bénévole ou les enfants scolarisés. A l’image des Mehmeti, qui étaient arrivés en 2016. De la famille Hysa, quelques mois plus tard. Ou d’Anthony Tra bi tra, un jeune ivoirien, joueur du FC Foix, expulsé en octobre 2019. À chaque fois, une cinquantaine de personnes au moins se sont rassemblées, plusieurs fois par mois, pour les soutenir. Mais cela n’a pas suffi.

De multiples réseaux de solidarité à travers l’Ariège

Pour faire face à la répression accrue de l’État, les collectifs et associations de soutien aux réfugiés se sont multipliés à travers l’Ariège depuis 2015, et de multiples réseaux de solidarité se sont tissés. Plus d’une quarantaine de collectifs interviennent auprès des migrants aujourd’hui. Dans la plaine à Pamiers et dans les villes alentours, l’association 100 pour un Toit, créée il y a trois ans par des militants de longue date, héberge, soutient financièrement et accompagne au quotidien sept familles, la plupart déboutées de l’asile, dont celle logée chez Michel. « Elles ne doivent pas poser de problèmes, elles doivent se faire oublier. Ensuite peut-être qu’elles pourront être vues sous un autre angle par la préfecture », explique Marie-Thérèse Eychenne, 80 ans, assistante sociale à la retraite et membre de l’association qui compte 300 adhérents.

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« On essaye de faire du "sur mesure" pour chaque famille », souligne Mireille Becchio, trésorière très active de l’association et médecin à la retraite. « On ne s’interdit pas d’en faire plus, de les inviter chez nous, de les aimer, confie Fabien Paul, responsable d’Emmaüs Ariège et président de 100 pour un toit. Ma fille a par exemple été invitée à l’anniversaire de l’une des familles, et réciproquement ».

Trois familles ont déjà obtenu leurs papiers à leurs côtés. Valdrin (nous avons changé les prénoms) et ses quatre enfants sont les derniers à avoir laissé la vie de sans-papiers derrière eux, bien que Kaltrina, sa compagne, reste suspendue à un éventuel emploi. Car désormais, une promesse d’embauche pour un couple ne suffit plus pour que les deux membres obtiennent un titre de séjour temporaire d’un an. « Je l’ai appris à cette occasion », souffle la militante de 73 ans.

Mireille Becchio et Fabien Paul, trésorière et président de l’association 100 pour un toit. © Augustin Campos  

« Heureux de pouvoir enfin faire mon métier »

Dans son logement social financé pour quelques semaines encore par l’association, assis sur son canapé entouré de ses filles, Valdrin se dit « heureux de pouvoir enfin faire [son] métier ». Il est maçon. Ça tombe bien, dans le BTP la main d’œuvre manque dans la région. Depuis deux ans, il avait une promesse d’embauche, sésame indispensable pour une demande de titre de séjour « exceptionnelle ». « Ça m’avait manqué, j’aime le travail. Mon corps a l’habitude depuis que j’ai commencé à 13 ans », témoigne celui qui cumulait maçonnerie et entreprise de lavage dans son petit pays des Balkans. Pendant trois ans, ce père de 35 ans a comblé ce vide en travaillant bénévolement chez Emmaüs et la Croix-Rouge, où il a pratiqué chaque jour le français et a tissé des liens.

Pendant le premier confinement, lui et sa compagne, en plus d’intégrer la réserve citoyenne, ont passé leur journée à livrer des colis alimentaires. « Du lundi au samedi j’aidais les gens qui avaient besoin de nous, des femmes sans mari, avec des enfants ou des personnes âgées. Mon temps est passé vite grâce à ça », se souvient-il, enthousiaste.

Valdrin, ici entouré de sa fille 5 ans et de son fils de 8 ans, consacre un samedi sur deux à Emmaüs, l’autre à la Croix- Rouge. « Je rends avec une main ce que j’ai reçu dans l’autre. » © Augustin Campos

D’après les militants, ce dévouement a joué un rôle déterminant dans sa régularisation. Le maire, les associations et les professeurs des enfants ont écrit des lettres de soutien, ajoutées au solide dossier exigé par la préfecture. « Il faut aussi des attestations comme quoi la personne connaît d’autres gens qui ont des papiers, qu’elle prend le café chez eux, qu’elle rend des services », précise Mireille Becchio. Extrêmement reconnaissant envers ceux qui ont aidé sa famille quotidiennement, ceux « qui savaient quand on avait un rendez-vous, quand il fallait nous accompagner », Valdrin n’oubliera pas « ces 4 ans sans papiers, avec une OQTF ». « C’était compliqué, mais c’est passé avec du courage et de la patience, chaque jour ».

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« On a réussi a réunir des chasseurs et des babacools »

À une soixante de kilomètres de Pamiers rayonne Massat et ses 700 habitants. Enclavée au carrefour de sept vallées et point de rencontre des hippies des années 1970 et des néo-ruraux, cette bourgade pyrénéenne s’est mobilisée massivement pour protéger Pierre Kilongo et ses trois enfants, exilés congolais un temps menacés d’expulsion, aujourd’hui en sursis, qui habitent le village depuis bientôt quatre ans.

« On a réussi a réunir chaque mardi devant la gendarmerie (Pierre Kilongo devait y pointer chaque semaine, ndlr) des gens qui ne se parlaient pas du tout, des chasseurs, des terriens avec des babacools et des "planteurs de cannabis" comme ils les appellent », se réjouit Albert Duroux, proche de la famille et chauffeur de bus à la retraite qui a affrété et rempli un car de soutien lorsque la famille congolaise comparaissait au tribunal administratif de Toulouse pour contester son OQTF, en 2019. La mesure d’expulsion a fini par être annulée par la justice à l’automne 2019 en raison de l’état de santé dégradé de Pierre Kilongo. Aujourd’hui logé par la mairie, il attend son passeport congolais. Autour de lui, une association qui prend en charge tous ses frais s’est créée, et 260 personnes le suivent régulièrement.

« Ici, c’est facile de mobiliser, il suffit qu’il y ait le mot "interdit" pour faire réagir les gens », constate Albert Duroux, militant depuis huit ans qui aime « poser des tables, parler aux gens dans la rue, vendre des jus de pommes pour récolter des fonds », et plus que tout, « rassembler ».

Albert Duroux a choisi de se consacrer à la famille de Pierre Kilongo, malade, à qui il rend visite « au moins deux fois par semaine ». © Augustin Campos  

 

« Est-ce que vous seriez prêts à aller vous cacher en montagne ? »

À trente minutes de là, dans la petite ville de Saint-Girons, là où débute la vallée du Couserans, la famille Fofana a retrouvé l’apaisement depuis plus d’un an et demi maintenant. Depuis que leur petite Sarah, 5 ans, a obtenu un titre de séjour de 10 ans après un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) afin de la protéger d’une excision en cas de retour en Côte-d’Ivoire. Avant ce recours, « on craignait un peu tout », dit Mamadou, le père de 48 ans, assis à la table de l’étroite salle à manger. Logés dans un appartement prêté par un membre de l’Association couserannaise pour l’accueil des réfugiés et des migrants (Acarm 09) qui héberge et accompagne aujourd’hui trois familles et deux personnes seules, Mamadou et Siata, parents de trois enfants, n’en dormaient pas la nuit.


La famille Fofana, installée en Ariège depuis maintenant trois ans et demi, aimerait bien y rester. © Augustin Campos   

« Quand on a été déboutés on nous demandait : est-ce que vous seriez prêts à aller vous cacher en montagne ? On se préparait, on se voyait déjà comme des fugitifs, car il fallait trouver une solution pour ne pas être renvoyés », raconte le père de famille, passé par la vallée de la Roya avant d’arriver dans le Couserans en 2017. Dans la vallée escarpée du Biros, avant la création de l’association, plusieurs habitants se sont relayés pour héberger des exilés plusieurs mois durant.

« En Ariège il y a beaucoup de relations à longue distance. Ça passe par deux ou trois personnes et on arrive tout de suite à loger quelqu’un, à trouver une solution dans des fermes paumées », explique Christophe Imbert, géographe coauteur avec le directeur de recherche au CNRS William Berthomière de l’étude « Le refuge ariégeois : atout et diversité d’une topographie de l’accueil », publiée en novembre 2020.

« Des opportunités pour des territoires comme l’Ariège »

Pendant deux ans, Mamadou Fofana, chauffeur de poids lourds dans son pays, ne pouvait pas travailler, si ce n’est en tant que bénévole. « C’était très compliqué car je ne suis pas habitué à m’asseoir tranquille comme ça, je n’ai pas l’habitude d’être dans une situation où c’est moi qui tends la main », confie-t-il, lui qui a suivi des formations d’agent de sécurité et d’agent de sécurité incendie, mais qui doit aujourd’hui se contenter de courtes missions d’intérim, faute d’emploi stable.

Mamadou savoure la générosité des membres d’Acarm 09. « Ils se sont battus corps et âme pour nous aider, on ne sait pas comment les remercier, c’est trop fort pour nous. » © Augustin Campos


Léa, 30 ans, qui enseigne le FLE au sein de l’association, constate que « l’accès au travail est un peu plus compliqué qu’en ville, mais qu’en terme humain, c’est mieux ici, car il y a un tissu de solidarité important, et qu’il est plus facile d’accéder aux aides, de parler à des gens, ou d’avoir des rendez-vous pour les démarches administratives ».

L’enjeu est de taille pour l’Ariège comme pour d’autres régions rurales, sujettes au dépeuplement et au vieillissement de la population. « Cette question de l’accueil est très souvent vue sous l’angle du contrôle des populations par l’État, qui a du mal à considérer ces dynamiques de populations exilées comme des opportunités pour des territoires comme l’Ariège et pour leur développement économique », analyse William Berthomière, et de poursuivre, « il pourrait y avoir une réflexion sur qui sont ces familles concernées par ces OQTF, et quel sens cela a, dans la mesure où la procédure d’asile a duré 2 ou 3 ans ».

Deux ou trois ans de vie : d’apprentissage du français, de la culture, de travail bénévole et de scolarité pour les enfants, qui, souvent, comme les deux petites dernières de Valdrin et Kaltrina, ne connaissent même pas le pays de leurs parents, et ont grandi avec le français.

 

texte et photos : Augustin Campos

Photo de une : Sarah, 5 ans, a obtenu un titre de séjour de 10 ans en raison des risques d’excision qui pesaient sur elle en cas de retour en Côte-d’Ivoire. Les parents ont été régularisés en tant que parents accompagnant. Sarah est aujourd’hui en moyenne section. Elle avait 4 jours lorsque la famille a embarqué sur un zodiac depuis la Lybie – où elle a passé 7 mois – pour rejoindre l’Italie. © Augustin Campos

jeudi 25 février 2021

Cancers : l’incroyable aveuglement sur une hausse vertigineuse

 

Cancers : 

l’incroyable aveuglement 

sur une hausse vertigineuse


14 septembre 2020 / Celia Izoard (Revue Z)

 


De nombreux types de cancers se multiplient très rapidement depuis deux décennies. Pourtant, l’information sur leur chiffre est lacunaire. Mais l’État ferme les yeux, et rejette la responsabilité sur les comportements individuels, plutôt que sur les polluants

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Cette enquête a été initialement publiée dans « Fumées noires, Gilets jaunes », le dernier numéro de la Revue Z, disponible en librairie.


Voilà un fait étonnant : on ne sait pas combien de cancers surviennent en France chaque année. Ce chiffre n’existe pas, il n’a pas été produit. On ne sait pas exactement combien de cancers surviennent, on ne sait pas où ils surviennent. Quand Santé publique France, l’agence de veille sanitaire, annonce, par exemple, 346.000 cas de cancers pour l’année 2015, il s’agit d’une estimation réalisée à partir des registres des cancers, qui couvrent entre 19 et 22 départements selon le cancer étudié, soit 22 % du territoire national. « Cette méthodologie, précise le dernier bilan publié en 2019, repose sur l’hypothèse que la zone géographique constituée par les registres est représentative de la France métropolitaine en termes d’incidence des cancers. »

Pourtant, le Tarn, l’Hérault ou le Finistère, couverts par des registres, sont des départements relativement épargnés par l’urbanisation et l’industrie. En revanche, les cancers dans certaines des principales métropoles du pays, comme Paris, Marseille et Toulouse, ne sont pas décomptés. Et comme le montre une enquête publiée par Le Monde, les départements les plus concernés par les sites Seveso ne sont pas non plus couverts par les registres : la Moselle (43 sites Seveso seuil haut), la Seine-Maritime (47), les Bouches-du-Rhône (44). Un complot ? Non. Cela démontre simplement que connaître les conséquences des pollutions urbaines et industrielles n’a pas figuré jusqu’ici au premier rang des préoccupations des épidémiologistes.

« Historiquement, la mise en place des registres des cancers correspond à des initiatives locales isolées », justifie le professeur Gautier Defossez, responsable du registre des cancers du Poitou-Charentes. Elles ont ensuite été coordonnées par un comité national des registres. La surveillance des zones industrielles et urbanisées est d’intérêt, seulement nous n’en avons pas les moyens. » Question naïve : étant donné que la quasi-totalité des soins liés aux cancers est prise en charge par l’Assurance maladie, pourquoi n’est-il pas possible de travailler à partir de ses chiffres ? « Cela nécessiterait de changer la méthodologie, car les registres différencient plus finement les types de cancer que les bases de données de l’Assurance maladie. Surtout, ce sont des données sensibles auxquelles nous n’avons pas accès », déplore le professeur. Des obstacles qui laissent songeur, dans une société de l’information où le moindre clic est enregistré dans des bases de données, absorbé dans des statistiques et mouliné par des algorithmes, et où toutes les conversations téléphoniques peuvent être localisées et enregistrées à des fins de surveillance policière.

Épidémie de cancers et de leucémies à proximité d’un centre de stockage de déchets nucléaires

Dans un tel monde, il ne serait pas absurde de supposer l’existence d’une cellule de veille sanitaire dotée des moyens de cartographier presque en temps réel les cas de cancers recensés au moyen des fichiers des hôpitaux, voire signalés par un numéro vert. Si un taux anormal de telle ou telle tumeur apparaissait dans un lieu donné, par exemple – à tout hasard autour d’une usine d’engrais ou d’une centrale nucléaire — une zone de la carte se mettrait à clignoter… Visiblement, un tel dispositif pourrait intéresser du monde. Entre 2010 et 2015, Santé publique France a reçu une cinquantaine de signalement de taux de cancers anormaux dans des zones industrielles ou agricoles, comme dans l’Aube, près de Soulaines-Dhuys, où l’on observe une épidémie de cancers du poumon, du pancréas et de leucémies à proximité d’un centre de stockage de déchets nucléaires [1]

 

Les estimations des taux de cancer dont on dispose devraient nous inciter d’urgence à nous intéresser aux conséquences de notre environnement dégradé.

 

Surtout, les estimations des taux de cancer dont on dispose devraient nous inciter d’urgence à nous intéresser aux conséquences de notre environnement dégradé. Selon Santé publique France, entre 1990 et 2018, donc en près de trente ans, l’incidence – le nombre de nouveaux cas de cancers sur une année – a augmenté de 65 % chez l’homme et de 93 % chez la femme. Est-ce uniquement parce que la population augmente et vieillit, comme on l’entend souvent ? Non ! Pour 6 % chez l’homme et pour 45 % chez la femme, cette tendance n’est pas attribuable à la démographie. Certains cancers sont en recul, comme le cancer de l’estomac, grâce au traitement de la bactérie Helicobacter pylori [2] et, en gros, à la généralisation des frigos [3], de même que les cancers du larynx, du pharynx, de la lèvre et de la bouche, en grande partie grâce aux campagnes de lutte contre l’alcoolisme et le tabagisme. En revanche, les cancers de l’intestin, du poumon, du pancréas augmentent chaque année en moyenne de 2 à 5 % depuis trente ans. Chez les hommes, les cancers de la prostate et des testicules augmentent de plus de 2 % par an. Chez les femmes, les cancers du foie, de l’anus et du pancréas ont bondi de plus de 3 % par an en moyenne depuis 1990. Pour les deux sexes, les cancers de la thyroïde ont augmenté de 4,4 % par an. Petite précision : 4,4 % par an, c’est beaucoup, puisque cela représente une hausse de 234 % en 28 ans.

Entre 1990 et 2013, l’incidence dans le monde du cancer du sein a progressé de 99 %

Pourquoi le cancer du sein a-t-il progressé de 99 % en vingt-trois ans ? Comment expliquer des progressions aussi spectaculaires ? Dans un petit livre pédagogique, le toxicologue André Cicollela s’est employé à éclaircir la question en s’arrêtant sur le cancer du sein, dont une Française sur huit sera atteinte au cours de sa vie. Entre 1990 et 2013, son incidence dans le monde a progressé de 99 %, dont 38 % seulement en raison du vieillissement de la population.

Cette hausse serait-elle un simple effet du dépistage, lié au fait qu’on détecte mieux les tumeurs ? En France, le dépistage généralisé n’a commencé qu’en 2004, alors que la maladie progresse depuis 1950. Par ailleurs, les pays où le dépistage est systématique (comme la Suède) ne sont pas ceux où l’incidence est la plus haute. Il s’agit donc d’une véritable épidémie, au sens originel d’epi-dêmos, une maladie qui « circule dans la population », quoique non contagieuse, et même d’une pandémie, puisqu’elle s’étend au monde entier. Si l’on s’en tient aux chiffres produits par les États, le pays le plus touché serait la Belgique, avec 111,9 cas pour 100.000 femmes par an (contre 89,7 pour la France). Utilisant des taux qui prennent en compte les disparités démographiques comme celle du vieillissement, Cicollela compare méthodiquement cette situation avec celle du Bhoutan, un pays de taille comparable, dont le système de santé est gratuit et fiable. L’incidence du cancer du sein y est la plus faible au monde : 4,6 cas pour 100.000 femmes.

Des différences génétiques entre populations peuvent-elles expliquer de telles disparités ? Non, nous dit le toxicologue. Plusieurs études montrent que « les femmes qui migrent d’un pays à l’autre adoptent rapidement le même taux que celui de leurs nouvelles concitoyennes ». En une génération, le taux de cancer du sein des migrantes sud-coréennes aux États-Unis a doublé, de même que celui des migrantes iraniennes au Canada rattrape celui des Canadiennes, etc.

Bien plutôt, conclut Cicolella, le Bhoutan se distingue de la Belgique en ce que ce dernier, jamais colonisé, n’a pas connu de « révolution industrielle, pas de révolution verte à base de pesticides non plus, pas de pollution urbaine » et a gardé longtemps un mode de vie traditionnel. Le cancer du sein, pour l’immense majorité des cas, est donc le fruit d’un système industriel. Causes environnementales suspectées ou avérées : les traitements hormonaux (pilule y comprise), les champs électromagnétiques, la radioactivité, les perturbateurs endocriniens (pesticides, additifs, dioxines, bisphénol, tabac, etc.) et d’autres produits issus de la chimie (benzène, PVC, solvants, etc.).

Les épidémiologistes sous-estiment les conséquences de la pollution dans l’incidence du cancer

Vous avez trois minutes devant vous ? Le cancer vous préoccupe ? Alors rendez-vous sur le site internet de l’Institut national du cancer (Inca) pour faire le quiz Prévention cancers : 3 minutes pour faire le point. Bilan personnel : en cliquant sur les pastilles rouges assorties d’un point d’exclamation, j’apprends que ma consommation d’alcool, associée à une faible activité physique, m’expose à un sur-risque de cancer du sein. Pour ne pas me décourager, l’Inca annonce en gros titre que « 41 % des cancers peuvent être prévenus en changeant son mode de vie » : « En 2015, en France, 142.000 nouveaux cas de cancer seraient attribuables à des facteurs de risque modifiables. » L’importance respective de ces « facteurs de risque modifiables » est illustrée par un joli diagramme échelonnant divers facteurs de risque au premier rang desquels figurent le tabac (19,8 %), l’alcool (8 %) et la qualité de l’alimentation (consommation ou non de viande rouge, fruits, fibres, etc. – 5,4 %). Tout en bas du diagramme figurent les « substances chimiques de l’environnement », qui ne seraient responsables que de 0,1 % des cancers. Pour parachever ce qui a tout l’air d’une démonstration, suit un autre gros titre : « Croyance : plus de cancers attribués à la pollution qu’à l’alcool ». Cette dénonciation de l’ignorance populaire est assortie d’un sondage : « En 2015, plus des deux tiers des Français pensaient que "la pollution provoque plus de cancers que l’alcool", alors que […] la pollution de l’air extérieur est responsable de moins de 1 % des nouveaux cas de cancers dus à des facteurs de risque modifiables. »

 

Cas de cancers attribuables aux facteurs liés au mode de vie et à l’environnement.

 

Tout d’abord, arrêtons-nous sur cette formule : n’est-il pas étonnant que la « pollution » soit ici résumée à « la pollution de l’air extérieur » ? Qu’en est-il des pesticides, des nanoparticules, des perturbateurs endocriniens, des phtalates, des métaux lourds que nous ingurgitons à travers les aliments, l’eau, les cosmétiques et les textiles ? Des expositions professionnelles à toutes sortes de produits cancérigènes probables, possibles ou avérés dont aucun n’est interdit, sauf l’amiante ? Il suffit de se reporter au diagramme pour voir que diverses sources de pollutions y sont séparées en autant de facteurs de risque induisant, chacune, de très faibles pourcentages de cas de cancers. Un découpage pour le moins arbitraire. En effet, la catégorie « substances chimiques de l’environnement » pourrait très facilement recouvrir un grand nombre de cancers attribués à l’obésité et au surpoids, eux-mêmes en partie causés par les additifs alimentaires, les pesticides, les perturbateurs endocriniens [4]… Elle pourrait aussi absorber en partie les cases « expositions professionnelles », « radiations ionisantes ». En s’amusant à redécouper ces catégories, on obtiendrait un taux à deux chiffres, et la pollution deviendrait l’une des principales causes de l’épidémie de cancers actuelle – de quoi démontrer que la croyance du bas peuple n’est pas tout à fait dénuée de fondement…

D’autres biais importants conduisent les épidémiologistes à sous-estimer les conséquences de la pollution dans l’incidence du cancer. Ainsi le diagramme mentionné, est-il précisé, ne prend en compte que des facteurs de risque et des localisations de cancer associés pour lesquels le lien de causalité est déjà scientifiquement bien établi, comme le benzène pour les leucémies, l’amiante pour les cancers du poumon. Mais s’il serait déjà impossible d’évaluer expérimentalement la nocivité des 248.055 substances chimiques dûment enregistrées et réglementées à ce jour, et encore moins leurs effets combinés, que dire des… 35 millions de substances chimiques différentes qui sont aujourd’hui commercialisées ? [5]

Par ailleurs, que signifie « substance cancérogène » ? « Traditionnellement, on ne considère une substance comme cancérogène que si elle provoque par elle-même des cellules cancéreuses, explique André Cicolella. Or la biologie du cancer a progressé : on sait maintenant que de nombreuses substances interviennent dans les très nombreux mécanismes du micro-environnement de la tumeur. Par exemple, le bisphénol A et certains fongicides favorisent la vascularisation des cellules cancéreuses. » Cela n’est pas pris en compte dans les estimations présentées au public.

Présenter les mauvaises habitudes de vie, comme l’alcool, comme responsables du cancer présente l’inconvénient de dédouaner les industriels et les pouvoirs publics.

 

Qu’est-ce qu’un « cancer évitable » ?

Au-delà d’un problème de déontologie, qui tient au fait de marteler comme des faits scientifiques des affirmations biaisées, cette approche traduit surtout une stratégie de santé publique : lutter contre le cancer en appelant chacun à modifier son comportement. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée, comme le montre la baisse d’incidence de certains cancers liés au tabagisme chez l’homme. Il est bien légitime que les politiques de santé publique incitent les gens à ne pas fumer, boire modérément, faire du sport et manger des légumes. Le problème vient de cette manière de s’adresser à tout un chacun en tant qu’Homo hygienicus en négligeant de penser la question sanitaire en termes de justice sociale. Nous sommes loin d’être égaux et égales face à ces facteurs de risque. Manger bio coûte plus cher. Une équipe de l’Inserm est même parvenue à mesurer que la fréquentation des supermarchés discount faisait grossir, compte tenu de la faible qualité de produits bourrés d’additifs, de sucre, etc. La possibilité de pratiquer un sport reste un privilège pour les familles surmenées par la précarisation galopante de l’emploi. Bref, la notion de « comportement » recouvre un faisceau de déterminismes sociaux, ce qui aboutit à culpabiliser les classes populaires avec leurs prétendues « mauvaises habitudes » qui leur sont largement imposées – ne serait-ce que par un cadre de vie dans lequel on tombe plus facilement sur un Burger King que sur un petit marché de producteurs bio. Ensuite, la stratégie présentant les mauvaises habitudes de vie comme responsables du cancer présente l’inconvénient – ou l’avantage, c’est selon – de dédouaner les industriels des expositions aux substances cancérigènes qu’ils déversent massivement dans l’environnement depuis plusieurs décennies. Dans le même temps, elle dédouane les pouvoirs publics de leur inaction face à cette pollution.

Le concept de « cancer évitable » est emblématique de cette approche de santé publique d’inspiration néolibérale. Pourquoi un cancer évitable ne serait-il pas un cancer que les pouvoirs publics pourraient éviter en prenant les mesures les plus directes ? On pourrait par exemple considérer qu’il est plus facile et plus direct d’agir sur l’exposition massive aux pesticides, qui n’a pas plus de cinquante ans, que sur la consommation d’alcool, une tradition pas fantastique sur le plan sanitaire, mais plurimillénaire et profondément ancrée dans les usages. Plus généralement, n’est-il pas plus efficace d’agir sur la pratique de quelques dizaines d’industriels – par exemple en interdisant la commercialisation d’un produit mis en cause par un nombre d’études suffisant – que sur celle de 67 millions d’individus aux marges de manœuvre très inégales ?

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C’est maintenant que tout se joue…

Les scientifiques alertent sur le désastre environnemental qui s’accélère et s’aggrave, la population est de plus en plus préoccupée, et pourtant, le sujet reste secondaire dans le paysage médiatique. Ce bouleversement étant le problème fondamental de ce siècle, nous estimons qu’il doit occuper une place centrale dans le traitement de l’actualité.
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[1Comme le dénonce, sur Youtube, le collectif https://www.youtube.com/channel/UC1_nQDl_qCxb44qilMg_MgA], exemples d’épidémiologie populaire qui met en cause l’industrie nucléaire.

[2Selon la Haute autorité de santé, Helicobacter pylori est une bactérie fréquente qui infecte la paroi interne de l’estomac. Acquise principalement dans l’enfance, l’infection persiste toute la vie si elle n’est pas traitée. Cette infection entraîne une inflammation de l’estomac (gastrite) qui passe généralement inaperçue. Cependant, elle peut provoquer des troubles digestifs (gêne, douleurs). Parfois, avec le temps, elle peut évoluer vers un ulcère, plaie plus ou moins profonde de la paroi de l’estomac ou du duodénum, ou plus rarement vers un cancer de l’estomac.

[3Les cancers de l’estomac sont liés à une alimentation fumée et salée, des moyens de conservation moins utilisés aujourd’hui.

[4Sur le lien entre pollution chimique et obésité, voir l’excellente synthèse de Fabrice Nicolino, Un empoisonnement universel, éd. Les liens qui libèrent, 2014, p. 275-280.

[5Selon Un empoisonnement universel, éd. Les liens qui libèrent, 2014.


Lire aussi : Malbouffe et sédentarité… notre mode de vie a aggravé la pandémie

Source : Celia Izoard pour Revue Z

Dessin : © Étienne Gendrin/Reporterre

Photos :
. Bière. Adrien Leguay / Flickr
. Industrie. Bodiou Arnaud / Flickr

 

 Source : https://reporterre.net/Cancers-l-incroyable-aveuglement-sur-une-hausse-vertigineuse

mercredi 24 février 2021

1 - L’hydrogène, trop gourmand en énergie pour être écologique

L’hydrogène, 

trop gourmand en énergie 

pour être écologique


1er février 2021 / Celia Izoard (Reporterre)

 


 ENQUÊTE 1/3 — Les plans de relance gouvernemental et européen font la part belle à l’hydrogène, qui serait l’énergie « verte » de l’avenir. Pourtant, la production de ce gaz pose de nombreux défis écologiques et l’enjeu de cette conversion paraît davantage économique que climatique.

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Cet article est le premier d’une enquête en trois volets consacrée à l’hydrogène. Le deuxième volet : « Le plan hydrogène français entérine discrètement la relance du nucléaire » ; le troisième : « L’hydrogène, un rêve industriel mais pas écologique ».

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En décembre dernier, une nouvelle publicité est apparue dans nos journaux. Entreprise en pointe du stockage de carburant, Plastic Omnium y montrait un verre d’eau, avec ce message : « Voilà tout ce qu’on rejette en roulant à l’hydrogène. » Un carburant fantastique qui ne rejette que de l’eau, voici la promesse qui accompagne le lancement de plans hydrogène dans le monde entier. Demain, selon ce discours, les camions, les avions et les trains rouleront à l’hydrogène, les usines tourneront à l’hydrogène, la pollution et les émissions de dioxyde de carbone (CO2) chuteront et la catastrophe climatique sera évitée. En France, le gouvernement a promis de dépenser plus de sept milliards d’euros sur dix ans pour développer ce nouveau vecteur d’énergie. Et pour piloter cette grande transformation, il vient de créer un Conseil national de l’hydrogène, rassemblant une palette de patrons d’entreprises aujourd’hui peu connues pour leur engagement contre le réchauffement climatique : Total, Air Liquide, Engie, Airbus, KemOne, ArcelorMittal, Faureci [1].

Revenons à notre verre d’eau. Il est question d’un véhicule dont le réservoir stocke de l’hydrogène [2], gaz qui est soit utilisé comme carburant d’un moteur à combustion interne, soit pour alimenter une pile à combustible faisant fonctionner un moteur électrique. Le pot d’échappement rejette de la vapeur d’eau et non des particules nocives et du CO2 issus de la combustion des dérivés pétroliers. En revanche, que les véhicules soient thermiques ou électriques, à hydrogène ou pas, près de la moitié (environ 46%) des particules fines qu’ils émettent résulte de l’abrasion des freins, des pneus et des revêtements routiers, car aucun véhicule ne rejette « que de l’eau » [3].

L’hydrogène est dit « vert » quand cette électricité est issue de sources renouvelables 

Mais la question essentielle est : d’où vient l’hydrogène qui fait rouler ce véhicule ? L’hydrogène (H2) pur est très peu présent à l’état naturel. Cette rareté fait que la totalité de l’hydrogène utilisé est produite industriellement selon divers procédés. Aujourd’hui, plus de 95 % de l’hydrogène produit dans le monde est issu du méthane, du pétrole ou du charbon [4], par des procédés très polluants [5], notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Le message de la publicité de Plastic Omnium est donc mensonger : même en oubliant les particules émises par le véhicule hors pot d’échappement, la production de l’hydrogène qui le fait rouler rejette beaucoup de CO2. Enfin, pour l’instant, espèrent les partisans de ce vecteur d’énergie, car tout l’enjeu des plans hydrogène est de « décarboner » cette production à l’horizon 2030 ou 2050.

Comment faire ? C’est là qu’intervient un autre procédé de production de l’hydrogène, connu depuis plus d’un siècle : l’électrolyse de l’eau, qui, grâce à un courant électrique, permet de décomposer l’eau (H2O) en oxygène (d’un point de vue chimique, du dioxygène, O2) et en hydrogène (d’un point de vue chimique, du dihydrogène H2). Mais, si le principe est simple, il demande 1. une production en série de gigantesques électrolyseurs, eux-mêmes grands consommateurs de métaux ou de produits toxiques [6] ; 2. des quantités d’électricité considérables pour l’électrolyse elle-même.

L’hydrogène est dit « vert » quand cette électricité est issue de sources renouvelables, et « jaune » quand elle provient des réacteurs nucléaires, peu émetteurs de CO2 [7]. Il existe aussi un hydrogène « bleu » qui, lui, n’est pas produit par électrolyse, mais reformage de gaz fossile dont on tente ensuite de capturer les émissions de carbone. Pour achever de brouiller les pistes dans ce labyrinthe énergétique, il est aussi question d’hydrogène « propre », « zéro émission » ou « décarboné ». C’est clair comme un verre d’eau… polluée.

Faire rouler d’ici 2030 cent mille camions à l’hydrogène décarboné 

Dans le cadre de sa « stratégie de l’hydrogène pour une Europe climatiquement neutre », présentée en juillet 2020, l’Union européenne a validé l’objectif des industriels du secteur, qui est de faire rouler d’ici 2030 cent mille camions à l’hydrogène décarboné. Car le système du véhicule électrique avec batteries ne convient pas aux mobilités lourdes, sauf à embarquer des batteries excessivement pesantes. Le plan est donc de faire rouler à l’hydrogène les transports longue distance : frets routier, maritime, aérien. Notons que cet objectif de cent mille camions est très modeste au regard des trois millions de camions qui parcourent l’Europe.

À la demande de Reporterre, une équipe de chercheurs de l’Atelier d’écologie politique a calculé combien d’électricité serait nécessaire pour faire rouler les camions grâce à de l’hydrogène produit par électrolyse avec de l’électricité non fossile [8]. Résultat : pour alimenter cent mille camions de plus de seize tonnes parcourant une moyenne de 160.000 km/an, il faudrait 92,4 TWh/an (térawattheures par an), soit quinze réacteurs nucléaires ou 910 km² de panneaux solaires. Et si on cherchait à remplacer la totalité du parc de poids lourds en faisant rouler trois millions de camions à l’hydrogène, il faudrait alors 2.772 TWh/an, soit 427 réacteurs nucléaires ou 27.200 km² de panneaux solaires, c’est-à-dire plus de deux fois la taille de l’Île-de-France !

 

Mais le plan hydrogène du gouvernement, présenté le 8 septembre 2020, comme celui de l’Union européenne, vise en premier lieu, pour réduire les émissions de CO2, à décarboner la production d’hydrogène déjà utilisée par l’industrie lourde.

Il faudrait 33 km² de panneaux photovoltaïques, soit 4.622 terrains de football — pour une seule usine

La France consomme aujourd’hui chaque année près de 900.000 tonnes d’hydrogène, en grande partie de l’hydrogène carboné, qui engendre de l’ordre de 9 millions de tonnes de CO2 par an. Le gaz est quasi exclusivement utilisé pour le raffinage des produits pétroliers, la production d’ammoniac (engrais azotés) ou encore celle du méthanol destiné à la production de plastiques. Il s’agit donc d’avoir recours à un hydrogène « décarboné » destiné à l’industrie lourde. Prenons, par exemple, l’usine d’engrais azotés Boréalis Grand-Quevilly, en banlieue de Rouen (Seine-Maritime), à deux pas de l’usine Lubrizol : elle produit 400.000 tonnes d’ammoniac (NH3) par an à partir d’hydrogène. Selon l’Atelier d’écologie politique, pour alimenter cette production en hydrogène produit par électrolyse à partir d’électricité renouvelable, il faudrait 33 km² de panneaux photovoltaïques, soit 4.622 terrains de football — pour une seule usine ! Comment trouver de telles surfaces sans engloutir des terres arables et des forêts ?

Justement, en Gironde, Engie et Neoen s’apprêtent à raser 1.000 hectares de pins maritimes pour implanter un complexe photovoltaïque et un site de production d’hydrogène. S’il voit le jour, ce complexe sera l’un des plus grands sites photovoltaïques d’Europe ; il représente pourtant moins d’un tiers de ce qu’il faudrait pour décarboner l’usine Boréalis Grand-Quevilly.

Dernier exercice de mathématique : combien d’électricité faudrait-il pour remplir un seul des objectifs de la stratégie européenne à l’horizon 2030, celui consistant à remplacer l’hydrogène fossile actuellement consommé par l’industrie européenne (pétrochimie et engrais) par de l’hydrogène issu de l’électrolyse à partir d’électricité renouvelable ? Là encore, les chercheurs de l’Atelier d’écologie politique ont fourni quelques ordres de grandeur. En tenant compte des pertes liées à la compression et au transport, il faudrait 558 TWh d’électricité : l’équivalent de 86 réacteurs nucléaires ou 5.470 km² de panneaux photovoltaïques, soit la superficie du département de l’Ardèche. Quant à l’ambition pour 2050, qui est de produire 2.250 TWh/an d’hydrogène par électrolyse, elle nécessite simplement de multiplier par sept ce qu’on vient d’énoncer.

« Créer un marché de 130 milliards d’euros à l’horizon 2030, et de 820 milliards à l’horizon 2050 » 

Thierry Lepercq, auteur de Hydrogène, le nouveau pétrole (Cherche Midi, 2019) et conseiller des grands groupes gaziers, envisage cette croissance fulgurante de la consommation d’électricité avec une certaine désinvolture : « Pour remplacer les combustibles fossiles en Europe, il nous faudrait 15.000 TWh/an [soit cinq fois la consommation actuelle de l’UE, autour de 3.331 TWh/an en 2017-2018]. On peut le faire, à condition que ce soit “bankable”. » En clair, à condition que les pouvoirs publics subventionnent l’hydrogène « vert », dont le coût de production est aujourd’hui trois fois supérieur à l’hydrogène « gris » ou « noir », celui issu du gaz, du pétrole ou du charbon. Philippe Boucly, président de France Hydrogène [9] et ex-directeur de GRT Gaz, admet lui aussi le problème auprès de Reporterre, sans pour autant l’endosser : « Les politiques n’ont pas conscience des quantités d’électricité à produire pour remplacer les énergies fossiles. Je vous l’accorde, c’est monstrueux. » France Hydrogène, l’association de promotion de l’hydrogène qui regroupe notamment Total, Areva, Air Liquide, Engie, Arkema et les leaders du stockage de carburant Faurecia et Plastic Omnium, est pourtant largement à l’origine du plan gouvernemental. À l’image de l’ensemble des plans hydrogène actuellement déclinés sur la planète, dont l’impulsion découle du sommet Hydrogen Council, qui a réuni à Davos, en janvier 2017, treize PDG d’entreprises telles que Air Liquide, Alstom, Anglo American, BMW Group, Daimler, Engie, Honda, Hyundai, Kawasaki, Royal Dutch Shell, The Linde Group, Total et Toyota.

Certains membres de France Hydrogène, sur le site de l’Association française pour l’hydrogène et les piles à combustibles (ancêtre de France Hydrogène jusqu’à fin 2020).

 

C’est probablement la raison pour laquelle, dans aucun des plans hydrogène actuellement lancés par les pouvoirs publics ne figure l’idée de réduire la production pétrochimique ou le volume des transports pour faire décroître les émissions de CO2. L’enjeu semble plutôt, comme l’écrit le FCH-JU, un partenariat public privé missionné par la Commission européenne pour son plan hydrogène, de « créer pour les compagnies pétrolières, gazières et pour les équipementiers un marché de 130 milliards d’euros à l’horizon 2030, et de 820 milliards à l’horizon 2050 » [10]. Des préoccupations davantage économiques qu’écologiques.


Lire le deuxième volet « Le plan hydrogène français entérine discrètement la relance du nucléaire ».

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C’est maintenant que tout se joue…

Les scientifiques alertent sur le désastre environnemental qui s’accélère et s’aggrave, la population est de plus en plus préoccupée, et pourtant, le sujet reste secondaire dans le paysage médiatique. Ce bouleversement étant le problème fondamental de ce siècle, nous estimons qu’il doit occuper une place centrale dans le traitement de l’actualité.
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En résumé, Reporterre est un exemple rare dans le paysage médiatique : totalement indépendant, à but non lucratif, en accès libre, et sans publicité.
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[2Le gaz hydrogène, ou hydrogène dans le langage courant, est chimiquement du dihydrogène, de formule H2. Dans cet article, « hydrogène » signifie « dihydrogène » (H2).

[3Selon la Programmation pluriannuelle de l’énergie 2019-2023 2024-2028, Ministère de la transition écologique, p. 323. Qui cite « Évaluation prospective de la qualité de l’air à l’horizon 2020 en Île-de-France », Airparif, septembre 2017.

[4Les hydrocarbures sont issus de la combinaison d’atomes de carbone et d’hydrogène. Ainsi, le méthane (CH4), constituant principal du gaz naturel.

[6Par exemple de la potasse caustique pour la technologie alcaline, la plus courante ; du platine et de l’iridium pour la technologie PEM à membrane polymère.

[7Selon Wikipedia, « le terme “hydrogène vert” ou “hydrogène propre” désigne le dihydrogène produit à partir d’énergie renouvelable par le processus d’électrolyse. On le distingue de “l’hydrogène gris”, produit à partir par vaporeformage du méthane, de “l’hydrogène noir”, produit à partir de source fossile ou d’électricité en découlant ou encore de “l’hydrogène jaune”, produit à partir d’énergie nucléaire ».

[8Tous les calculs réalisés par l’Atécopol pour Reporterre sont détaillés dans ce document. L’Atécopol a par ailleurs réalisé une étude sur l’avion à hydrogène, parue dans la revue Terrestres : « Avion à hydrogène : quelques éléments de désenfumage », septembre 2020.

[10Fuel Cells and Hydrogen Joint Undertaking, Hydrogen Roadmap Europe, 2019, p. 9.


Lire aussi : La voiture à hydrogène est un miroir aux alouettes de la transition énergétique

Source : Celia Izoard pour Reporterre

Dessin : © Red !/Reporterre

Graphique : © Nicolas Boeuf/Reporterre



Documents disponibles

  Calculs réalisés par l’Atécopol pour Reporterre.
  Hydrogen Roadmap Europe


Source : https://reporterre.net/L-hydrogene-trop-gourmand-en-energie-pour-etre-ecologique