Sur la ZAD de Roybon, dans la forêt de Chambaran, le 20 décembre 2014. (Photo Pablo Chignard) |
REPORTAGE
De Notre-Dame-des-Landes à Sivens, «Libé» a sillonné les routes des zones à défendre, où contestation se conjugue avec invention de nouvelles formes de vie, en ou hors de la société.
Quand il s’est installé en 2009 dans le bocage nantais, sur le site du (futur ?) aéroport de Notre-Dame-des-Landes, Stéphane n’imaginait pas se retrouver là cinq ans plus tard. «Ça paraissait fou d’empêcher la construction de cet équipement», raconte-t-il. Malgré un impressionnant déploiement policier à l’automne 2012 pour lancer les travaux, les squatteurs ont tenu le terrain. «Lors de l’opération César, on a relevé la tête et on a dit non», se souvient l’homme de 37 ans. C’est à cette époque qu’a été popularisé le néologisme «ZAD», pour «zone à défendre». Depuis, le label a fait florès. De nombreuses ZAD ont essaimé partout en France : dans le Tarn contre un barrage destiné à l’irrigation, dans l’Isère contre un village de vacances, dans le Rhône contre le Grand Stade de l’Olympique lyonnais, pour les plus emblématiques.
Des foyers de résistance de taille plus modeste se montent à travers le territoire, pour des durées variables. A Bure, dans la Meuse, des militants antinucléaires ont ouvert une «maison de résistance» face à un projet de centre d’enfouissement de déchets radioactifs. La méthode a prouvé son efficacité pour paralyser ces «grands projets inutiles et imposés», honnis des zadistes. Si bien qu’une zone à défendre «légale» a vu le jour récemment, du côté d’Agen, sur le terrain d’un paysan retraité qui a appelé le réseau à la rescousse pour combattre un plan de zone d’activité à côté d’une future ligne à grande vitesse.
En quelques années, les zadistes ont acquis de l’expérience, peaufiné leurs méthodes, et remporté plusieurs combats. A Sivens, il a fallu un drame, la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre, pour que les travaux de défrichement soient interrompus. A Roybon, c’est la justice qui a décidé, mardi, de suspendre un arrêté préfectoral autorisant les engins de chantier à intervenir. Cet activisme inquiète les autorités. «Aujourd’hui, quand les préfets apprennent qu’une ZAD est en train de se lancer, ils ont peur», sourit Ben, passé par Sivens et installé à Sainte-Colombe-en-Bruilhois, près d’Agen. Les pouvoirs locaux semblent perdus face à ces militants passés maîtres dans l’occupation physique des sites de travaux, et dont les méthodes désemparent. Rejetant le jeu de la démocratie représentative et les procédures d’enquête publique, qu’ils considèrent faussées, les zadistes fonctionnent de manière horizontale, sans porte-parole. Certains s’installent à long terme, d’autres circulent d’un lieu de lutte à l’autre, en fonction des besoins.
Ce qui ne les empêche pas de travailler avec les associations «classiques». La répartition des rôles est claire : aux organisations du cru - paysannes, environnementales - le travail de contre-expertise et les recours judiciaires, aux zadistes l’occupation des ZAD. Les relations sont parfois mouvementées. Le débat autour de la violence, ou du moins de l’interposition physique, est récurrent.«Les autorités n’ont eu de cesse d’essayer de créer des scissions dans notre mouvement, analyse Stéphane, en opposant les associations légales à un fantasme de mouvement armé. Mais notre envie de débattre et de composer est plus forte.» C’est pour rendre compte de ces nouvelles formes d’activisme que Libérations’est rendu de ZAD en ZAD la semaine passée, de Notre-Dame-des-Landes à Roybon en passant par Agen et Sivens. L’objectif : raconter les motivations de ces militants de tous âges, leurs espoirs, leurs doutes et les passerelles entre ces nombreux foyers de résistance.
Union à Notre-Dame-des-Landes.
Le voyage commence à «Moscou», référence humoristique de certains zadistes au site de Notre-Dame-des-Landes, le plus ancien, le plus développé aussi, d’où tout est parti. Sur les 1 600 hectares de la zone, où Vinci doit bâtir un nouvel aéroport pour remplacer celui de Nantes-Atlantique, que les autorités jugent saturé, le calme est revenu. Depuis dix-huit mois, les fourgonnettes de gendarmerie ont disparu. Les squatteurs, disséminés sur une soixantaine de lieux de vie, ont pris leurs aises. Certains occupent de vieilles fermes retapées, d’autres continuent de dormir dans des cabanes en bois et torchis, dont le standing s’est nettement amélioré. «On veut que ça soit le plus confortable possible», explique un habitant. «L’hiver, pour se chauffer, on compte sur les poêles à bois et une bonne isolation.» A terme, c’est même l’autosuffisance alimentaire qui est visée. Une vingtaine de projets agricoles, allant de l’élevage de vaches laitières à l’apiculture en passant par la plantation de tabac et la fabrication de beurre ou de fromage, ont vu le jour. Il y a peu, un verger a été planté. Les quelque 200 habitants des lieux n’en doutent pas : l’aéroport ne verra jamais le jour. «Cette ZAD est emblématique, explique Stéphane. Si les gendarmes et les pelleteuses reviennent, la mobilisation sera d’ampleur.» Plus de 200 comités anti-aéroport ont été créés, partout en France, une force de mobilisation non négligeable. Récemment, Manuel Valls a pourtant redit «la détermination de l’Etat à voir ce projet réalisé». La semaine dernière, il fixait même le cap pour le «premier semestre 2015» dans une interview à Ouest France. «Après la décision du tribunal administratif, il faudra alors s’engager dans la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes», jugeait-il. Réponse amusée de Ségolène Royal, la ministre de l’Ecologie qui, en privé, ne cache pas son peu de goût pour ces chantiers d’aménagement vieux de plusieurs années : «Bon courage.»
A Notre-Dame-des-Landes, les anti-aéroport pensent d’ores et déjà au futur. Julien Durand est le porte-parole de l’Acipa, la principale association d’opposants. Cet ancien producteur laitier, 68 ans, œuvre depuis de longues années à la bonne entente entre paysans et zadistes. «Il faut que les occupants respectent le travail des exploitants agricoles, qu’ils fassent attention à leurs chiens en divagation. Cela prend du temps, mais ça se gère correctement.»Les deux parties ont appris à travailler ensemble, notamment autour de l’opération «Sème ta ZAD». «On fournit des conseils techniques, on prête du matériel», raconte Julien Durand. En échange, certains occupants donnent un coup de main aux agriculteurs du coin quand ils en ont besoin. Cette cohabitation, l’ancien agriculteur espère la faire perdurer dans un cadre plus légal. «Si l’aéroport ne se fait pas, on a plusieurs sites qui pourraient servir à de jeunes exploitants cherchant à s’installer. Il faudra aussi faire en sorte que les habitants qui veulent rester puissent le faire.» Un désir partagé par certains zadistes, même si les modalités concrètes divergent. Au détour d’un chemin de traverse, on croise «Judas», flanqué de deux boucs des fossés, préposés à l’entretien des haies. L’homme, 35 ans, s’imagine volontiers vivre «un bout de temps» sur la ZAD. Mais il ne se voit pas comme un «militant déterminé», plutôt comme un «travailleur». Il veut expérimenter à Notre-Dame-des-Landes une «agriculture qui ne soit pas destructrice», espère aussi y trouver une autre forme de vie en société, faite d’autogestion et de délibérations collectives. Stéphane réfléchit de son côté à un «endroit où on vit et on lutte de manière différente». «Il ne faut pas en faire une enclave ou un ghetto à ciel ouvert», précise-t-il. Les liens entre militants mènent parfois à des initiatives étonnantes. Une dizaine de migrants de la Corne de l’Afrique, Soudanais pour la plupart, ont atterri dans un bois de la ZAD, via les réseaux «No border», qui les ont exfiltrés de la jungle de Calais. Ils retapent une cabane de fortune et reçoivent une aide juridique pour leurs demandes d’asile. D’autres zadistes se font théoriciens. Jean-Jo, militant anar, rêve d’une «commune libre de la ZAD». Son modèle, ce sont les communaux, vestiges des anciennes communautés paysannes où la copropriété est la règle. «Le vrai processus révolutionnaire commence aujourd’hui. Pour cela, l’enjeu, c’est de contrôler la terre et d’arriver à y bosser de manière pratique, ce qui nous crédibilisera aux yeux des voisins», confie-t-il.
Tensions à Sivens
La réflexion n’est pas toujours aussi avancée. A Sivens comme à Roybon, les occupants vivent sous la menace pressante d’une reprise des travaux. L’ambiance y est plus tendue, et entrer sur les ZAD - qui sont aussi des lieux de vie - prend du temps. Les médias sont accusés de «déformer les propos» et de «caricaturer la lutte». Les relations à fleur de peau avec les riverains favorables aux projets d’aménagement ne facilitent pas les choses. A Sivens, le jour de notre venue, une centaine d’agriculteurs de la région, liés à la FNSEA, mènent l’opération «Manche de pioche» dans les environs. Objectif de la manif : «Passer un coucou franc aux zadistes.» Jérôme, fils d’un paysan à la retraite, veut qu’ils «dégagent». Un autre s’en prend à «ces étrangers venus souiller la vallée» du Tescou. Ce jour-là, il faut l’interposition de plusieurs dizaines de gendarmes mobiles pour éviter que la situation ne dégénère. Les deux camps ne se parlent plus depuis longtemps, et les rumeurs vont bon train. Les zadistes - rebaptisés «pelluts» («chevelus», «hippies», en occitan) - sont accusés de vols, les agriculteurs d’opérations d’intimidation musclées. «On va être de plus en plus dans la démarche de défendre nos droits, et ça pourrait créer du grabuge», prévient Jacques, un retraité du village de Salvagnac, favorable au barrage.
Climat explosif à Roybon
Dans l’Isère, le schéma se répète presque à l’identique. Pour l’instant, partisans et opposants au Center Parcs s’en tiennent à des manifestations dans le petit village de Roybon, 1 200 habitants. Mais les mots ne trompent pas. Pour les défenseurs du projet, les zadistes sont des «extérieurs», des «fainéants» hostiles à la croissance et l’emploi. Le bruit court qu’ils «caillasseraient» toute personne approchant de la ZAD, voire qu’ils auraient «piégé» la maison forestière occupée depuis le 30 novembre. Des craintes fantasmées, mais qui témoignent d’un climat explosif.
A l’intérieur de la ZAD, on espère pourtant «renouer le dialogue» avec les locaux. «L’idée, c’est d’expliquer que le modèle défendu par Center Parcs ne répondra pas à la misère des gens du coin. Il est fondé sur des emplois à temps partiel et largement subventionné», explique un occupant. A ces revendications sociales s’ajoutent des motivations diverses.
A la fois militants anticapitalistes, anarcho-libertaires, décroissants, écologistes, utopistes, féministes, les zadistes constituent un ensemble hétérogène, qui ne déteste rien de plus que d’être «mis dans des cases». «Certains sortent de la fac, d’autres de la rue», illustre Stéphane, à Notre-Dame-des-Landes. Entre eux, les désaccords ne manquent pas. Les vegan refusent toute forme d’exploitation animale quand d’autres veulent se lancer dans l’élevage. Certains sont à l’aise lors des (longues) assemblées générales qui rythment la vie des ZAD, mais beaucoup ne «supportent pas de rester assis quatre heures pour débattre de tous les aspects de la vie en collectivité», sourit un habitant. D’autres moments de rencontres sont alors mis en place pour faciliter la prise de parole, comme des chantiers collectifs.
Les destinées individuelles sont tout aussi variées. Sur les ZAD, on retrouve des jeunes, des vieux, des militants de longue date, d’autres moins politisés. Mil, par exemple, est ouvrier agricole dans la Drôme. Agé de 30 ans, il vient sur la ZAD de Roybon «deux jours par semaine», sur ses «week-ends et congés». Mais il ne se sent«pas forcément assez militant pour tout plaquer» et n’est «pas sûr de revenir ici en mode foulard et barricades» en cas de reprise des travaux. D’autres, souvent marqués par les deux mois d’affrontements avec les forces de l’ordre à Sivens, qui ont abouti à la mort de Rémi Fraisse, revendiquent la nécessité de s’opposer physiquement. Tel «Camille» - le pseudonyme épicène choisi par de nombreux zadistes -, 22 ans : «Je tiens les barricades et je suis prêt à subir de nouveau la violence policière. On ne se laissera pas faire. Par contre, si le projet était suspendu, j’irais ailleurs, là où il y a besoin d’aide.»
Les foyers de contestation ne manquent pas. La fédération France Nature Environnement a récemment recensé une centaine de «projets nuisibles», «aux coûts environnementaux largement sous-estimés, quand ils ne sont pas ignorés, et aux bénéfices sociaux et économiques surévalués». Autant de lieux que les zadistes pourraient investir, en dénonçant des enquêtes publiques bâclées et un modèle de développement daté.
En face, Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, a ainsi résumé la doctrine des pouvoirs publics : «La République, ça signifie aussi que, lorsque le droit voté par le souverain et interprété par le juge permet des projets de développement de se mettre en œuvre, personne ne peut, en raison de l’endroit d’où il parle, parce qu’il s’estime avoir raison, imposer la violence à la République en contravention avec le droit.» Symbole de deux mondes qui ne se comprennent pas, et ne se parlent plus.
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