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mardi 30 décembre 2014

"La résistance questionne la croyance dominante"

«La résistance questionne la croyance dominante»

CHRISTIAN LOSSON ET SYLVAIN MOUILLARD 25 DÉCEMBRE 2014 À 20:06




Philosophe et économiste, Patrick Viveret est membre du collectif Roosevelt 2012. Désireux de «reconsidérer la richesse», avocat de la «sobriété heureuse», ce théoricien d’un «nouvel imaginaire» politique et citoyen a notamment publié la Cause humaine : du bon usage de la fin d’un monde (1).
Que raconte la multiplication des ZAD sur la narration de notre société aujourd’hui ?
Les ZAD agissent tel un miroir inversé. Elles contestent les modèles de croissance, de production, de consommation. Et de déjection : notre époque produit énormément de gaspillage et de déchets. Elles participent d’un mouvement beaucoup plus large qui pose la question du discernement entre utilité et inutilité. Aujourd’hui, l’économie dominante est en effet plus que jamais caractérisée par son découplage avec le politique et l’éthique. Découplage que le théoricien du marginalisme, Léon Walras, résumait ainsi dans son traité d’économie politique pure : «Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour soigner ou par un assassin pour empoisonner c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile pour nous dans les deux cas.»
C’est-à-dire ?
Ce partisan de l’économie sociale dénonçait une théorie qui permettait de s’affranchir de tout discernement sur la nature bénéfique ou nuisible des activités économiques pour ne s’intéresser qu’aux flux monétaires qu’elle génère. La résistance des ZAD contribue à questionner le triptyque de la croyance dominante : croissance, compétitivité, emploi. Un mantra qui ne s’interroge ni sur la nature de la croissance (qui comporte nombre d’éléments destructeurs), ni sur les vaincus de la compétitivité (par exemple le Mali, la Centrafrique, voire l’Ukraine), ni sur la nature de l’emploi (le Bureau international du travail parle désormais de «travail décent» pour mieux souligner l’essor des jobs indécents).
Les ZAD opposent coopération à compétition, mais interrogent-elles aussi le capitalisme, le rôle de l’Etat, les failles de la démocratie représentative ?
Il n’a pas fallu attendre leur arrivée pour que des résistances, des actions, des expériences voient le jour. Les forums sociaux mondiaux (FSM), depuis la première édition à Porto Alegre en 2001, en passant par le FSM de Belém, également au Brésil, en 2009, qui posaient la question du buen vivir, ou du convivere, du «convivialisme», ou le prochain à Tunis en mars 2015, font état, de façon globale, des mêmes critiques. Il existe, pour reprendre la formule de Bénédicte Manier, «un million de révolutions tranquilles» ; des milliers d’alternatives comme le cristallise le mouvement Alternatiba ; des collectifs comme celui pour une transition citoyenne où est expérimenté de façon créative, un monde en transition. On en parle trop peu.
On est dans le «glocal», l’interpénétration et le maillage de luttes globales et locales ?
Oui. Avec, en France, une surreprésentation médiatique des ZAD par rapport aux autres formes de luttes et d’alternatives. Y compris dans les manifestations, qui sont parfois violentes, surexploitées par les télévisions. On peut bien sûr opposer le fait que la société elle-même est violente, comme l’Etat ou les forces de l’ordre. Mais il est important de distinguer le conflit de la violence. Les formes de conflits non violents ont toujours été historiquement les plus efficaces et ont permis d’éviter de se retourner contre leurs propres auteurs, comme on a pu le voir dans les printemps arabes. La violence pose l’éradication de l’ennemi. Le conflit met en cause les rôles sociaux de l’adversaire, sans s’attaquer aux personnes. La démocratie est l’art de transformer des ennemis en adversaires. La réponse à la violence économique, sociale, sociétale, ne peut être une autre forme de violence. Les postures du patron du Medef, Pierre Gattaz, embarqué dans une lutte de classes des riches, sont brutales et violentes et peuvent conduire à des réponses aussi dures.
On assiste toutefois à des jonctions inédites autour des ZAD, comme dans les mouvements pour la justice climatique, qui agrègent des associations légalistes constituées, des paysans écologistes ou des militants radicaux autour d’actions différentes qui défendent des intérêts communs…
C’est vrai. Mais l’occupation physique des lieux contre les grands projets inutiles, c’est du conflit positif, pas de la violence. Il ne faut pas donner prise au développement de ce que Wilhelm Reich, dans la Psychologie de masse du fascisme, évoquait en parlant de «peste émotionnelle». Quand les logiques de peur et la tendance au repli identitaire l’emportent sur tout autre raisonnement. L’économiste et Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz parle ainsi de double fondamentalisme. Le premier, marchand, qui reprend ce que Karl Polanyi, dans la Grande Transformation, appelait la société de marché, sape les liens sociaux, éprouve les solidarités, et vient nourrir le second : le fondamentalisme identitaire. Qui n’est pas que religieux, comme le Front national le montre.
Les ZAD comme les autres expérimentations illustrent-elles aussi la carence de réponses politiques à la hauteur des enjeux ?
Il faut une autre approche de la richesse, mais aussi de la démocratie et du pouvoir, face au risque d’un système oligarchique. Une démocratie ne peut se définir seulement par sa part quantitative (la loi du nombre) qui oublie la part qualitative : la citoyenneté. Les lanceurs d’alertes, par exemple, peuvent être très minoritaires, et, pour autant, oxygéner la mutation de la démocratie. Il n’y a de représentation légitime que s’il y a une participation forte des citoyens. Chaque groupe d’acteurs, y compris dans les ZAD, devra aussi accepter qu’il puisse y avoir des procédures démocratiques plus larges, de réelles consultations citoyennes, et qui peuvent se conclure par des référendums sur des territoires. La tentation du passage en force est très présente chez les dominants, mais elle peut aussi l’être chez les dominés.
En 2001, l’altermondialisme parlait d’un «autre monde possible». Mais malgré la crise, depuis 2007, les logiques du capitalisme n’ont jamais été aussi féroces. Qu’est-ce qui a changé en quinze ans ?
Comme dans toutes les grandes périodes de mutation historiques, on assiste à une double polarisation. La polarisation régressive : l’hypercapitalisme, qui n’a jamais été aussi inhumain, aussi brutal, traduit une fin de cycle ; il se raidit car il se sait menacé. C’est la caractéristique des fins de cycle historique. Les dernières années de la colonisation française en Algérie ont ainsi été les plus violentes.
Depuis 2008, le système se caricature lui-même. Tous les indicateurs d’avant-crise se sont aggravés : il n’y a jamais eu autant de produits dérivés dans le monde, de l’ordre de 800 000 milliards de dollars, selon la Banque des règlements internationaux. Jamais le temps moyen de possession d’une action n’a été aussi court : 12  secondes ! L’hypercapitalisme est incapable de penser les grands enjeux du XXIe siècle : il ignore la «mondialité», comme disait Edouard Glissant, pour ne se concentrer que sur «sa» mondialisation, la globalisation financière. Que raconte ce monde où 67 personnes, selon Oxfam, possèdent autant que 3 milliards d’autres ? Si ce n’est que la fracture est béante et qu’un monde se meurt. L’humanité est confrontée au chantier de sa propre humanisation.
Et ce que vous appeliez la polarisation créative ?
Elle est précisément là, comme le nouveau monde, le nouveau mode de vivre ensemble. On est passé d’un «autre monde est possible» à un «autre monde possible est là». On est sur le trépied du rêve. Le «R» de la résistance, le «V» de la vision transformatrice qui développe l’imaginaire, et sans attendre le «E» de l’expérimentation anticipatoire, le tout éclairé par le «E» de l’évaluation comme discernement. Nous devons nous préparer à une nouvelle crise majeure et donc à organiser la résilience dans les territoires. Le changement de regard est essentiel : une autre approche de l’économie, de la démocratie, de la civilisation, comme le préconise Edgar Morin.
(1) Aux éditions des Liens qui libèrent, 195 pp, 16 €, mai 2012.
Recueilli par Christian Losson et Sylvain Mouillard

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