15 Mar '19
C’est l’histoire d’un essai à transformer. Un magnifique essai. Cela se passe en Conflent, tout autour de Prades (sous-préfecture des Pyrénées-orientales). Dans le paysage somptueux des flancs du Canigou, un collectif militant apparaissait en 2015. Il s’agissait de sauver les Brulls (prononcer Brouills). Soit trente hectares d’excellentes terres agricoles, en zone plane et irriguée, tout en bordure de ville. Mais trente hectares reversés en zone constructible dans les documents préparatoires du Plan local d’urbanisme de la Communauté de communes du Conflent.
Symboliquement, les Brulls étaient les trente hectares de trop, après que mille autres aient été urbanisés en Conflent depuis soixante ans. Ce secteur pré-montagnard connaît une forte activité néo-rurale, avec quelques beaux succès. Tandis que le modèle dominant de l’arboriculture intensive est en perte de vitesse. Le maraîchage en déclin. Plus haut, les surfaces d’élevage, grassement bonifiées par la Politique agricole commune de l’Union européenne, avec ses logiques quantitatives et productivistes, finissent par éveiller des cas de vocations purement spéculatrices. De grands pans de paysage s’abandonnent aux friches rébarbatives, lotissements déprimants, zones commerciales à giratoires.
Le 16 février 2019 à Prades, une cinquantaine de personnes se retrouvent, à l’appel du comité qui, à force de réunions et pétitions, est parvenu à arracher les Brulls à leur avenir béton. Thème de la réunion : Produire et manger local en Conflent. Car sauver les Brulls, c’est bien. C’est une victoire chaleureusement applaudie dans la salle. L’essai est magnifique. Encore faut-il le transformer. Sur place, ces terres elles aussi pourraient très vite décliner sur la pente de la déshérence et de la déprise agricole.
Cet après-midi s’annonce comme d’ « auto-formation ». Il est affublé de la mention “Acte 1”. Car le chemin risque d’être long vers l’objectif que Cyril, l’un des participants, désigne en ces termes : « réinventer un circuit économique entre, d’un côté, des paysans sous-payés, certains au RSA, laissant à l’abandon les terres disponibles, et de l’autre côté une population où beaucoup ont du mal à se nourrir au tarif Super U ». Prades, petite capitale du Conflent avec ses six mille habitants, est cernées par trois moyennes et grandes surfaces, à chaque entrée de ville. Une étude a établi que ces trois enseignes trustent quatre-vingt pour cent de la fourniture alimentaire de la zone.
Revenons au Plan local d’urbanisme. Ce n’est pas qu’une machine à bétonner. Tout aussi bien il comporte un Plan alimentaire territorial. Cela n’a d’ailleurs pas échappé aux élus. Comme dans l’exemple des Brulls, ils ont compris que l’heure n’est plus à s’afficher hermétiques à l’écologie. Ils se retournent vers un outil qu’ils maîtrisent : la fourniture des cantines scolaires. Banco pour une transition bio, en circuit peu ou prou raccourci. Mais ce ne sont que deux mille cinq cents repas quotidiens, le midi pour les seules journées ouvrables hors vacances scolaires. On est loin des quarante-mille déjeuners et dîners, sept jours sur sept, douze mois sur douze, qu’ingurgitent les Conflentois. Non compté l’apport de population touristique saisonnière, considérable.
L’objectif d’atteindre toute cette population est-il surdimensionné ? Sophie, qui aide aux installations d’agriculteurs avec l’organisme Terres vivantes, remarque : « Historiquement, l’énorme Sécurité sociale que nous connaissons aujourd’hui est née de modestes caisses de solidarité ouvrières locales. Qui nous dit que les AMAP1d’aujourd’hui ne seront pas au coeur de groupements d’achats à grande échelle pour fournir une population importante, à l’avenir ?».
Avec Terres de liens, Simon promeut le financement participatif, par lequel tout un chacun peut aider des fermes à s’installer : « L’agriculture est l’affaire des citoyens, et pas que des seules professions agricoles. Il faut que la société parle d’agriculture ; et qu’elle parle à l’agriculture ». Retour au ras du terrain avec Michel. Lui est exploitant arboriculteur. Il fournit la Biocoop de Prades. Il vante « un système très simple. Sur un tableau, la Biocoop trace deux colonnes. L’une où elle inscrit ses besoins. L’autre où les agriculteurs indiquent ce qu’ils sont à même de fournir ». Techniquement simple, pour autant que les deux colonnes se complètent : la Biocoop locale écoule neuf tonnes de carottes chaque année ; pas une ne peut être fournie par un producteur local.
Conclusion : « Méfions-nous des usines à gaz, où on paiera cher des études avec de l’argent public, pour ne déboucher sur rien de concret ». Car le plus compliqué est ailleurs. Michel a eu à s’impliquer auprès de la SAFER2, en soutenant trois projets d’implantation d’agriculteurs. Mais dans les faits, aucun des trois n’aura tenu dans la durée. Il avertit : « politiquement, ce serait redoutable qu’un tel scénario se reproduise aux Brulls ! ». Il en profite pour populariser sa nouvelle expérience : « Je suis en train de renouveler tous mes vergers, à raison de dix pour cent de leur superficie par an. Avant replantation, je propose que ces terres libérées soient utilisés en pacage, par qui cela intéresse. Et tant mieux, si c’est l’occasion de réfléchir à des complémentarités d’usage à plus long terme ».
L’après-midi aura débuté par la présentation, assez fastidieuse et institutionnelle, de toute une série d’organismes, syndicats, associations spécifiques. On en sort avec l’étrange impression qu’il y a dans ce monde une foule de compétences et d’outils éprouvés, entre gens qui semblent se connaître assez bien, et passent énormément de temps en réunions sérieuses de toutes sortes. Mais que pourtant quelque chose bloque. C’est intrigant ; et peut-être représentatif d’un versant du monde un peu ancien.
Puis suivent les tables rondes, où tout le monde, et souvent les mêmes que précédemment, se met à parler en nom propre, à partir de son expérience et compétence personnelles. Total renversement, du moins pour l’observateur extérieur. Les idées fusent de toute part. La plupart combinent adroitement une réflexion très globale et une effectivité souvent pragmatique. Quoique très concerné, le public est finalement bien divers, qui va d’une ancienne contrôleuse de la PAC, à un maire de l’intercommunalité lui-même agriculteur, d’une adhérente vraie militante de Nature et progrès à un élu syndicaliste de la Confédération paysanne, d’une ancienne directrice de jardins d’insertion à un gestionnaire de réseau d’irrigation. Etc.
François suggère que des micro-coopératives, pourvoyeuses d’emploi, s’insèrent pour le conditionnement, le stockage et la distribution des produits frais attendus par la restauration collective. Alexandra veut que le Lycée agricole mette ses élèves au contact le plus proche de leur environnement local. Jean-Christophe considère qu’une installation volontariste de jardins familiaux devrait intéresser les familles les plus pauvres, pour qu’elles ne restent pas sur le bord de la route, rebutées par la cherté du bio. Noémie rêve de prix à la vente qui seraient modulés en fonction des moyens des familles ; sinon d’un système public de tickets repas. Devant le scepticisme soulevé, elle évoque un choix politique de subventionner la consommation, et non pas exclusivement la production, tout comme il y a des bourses et des allocations familiales. Jean-Christophe est persuadé que les mairies pourraient salarier des agriculteurs en régie de production agricole. Maxina est élue dans un village et raconte qu’elle a proposé qu’on plante des arbres fruitiers sur un terrain public qu’il fallait réaménager (mais sans convaincre) face aux massifs décoratifs passe-partout. Au contraire, dans le village d’à côté, de tradition solidaire et alternative, on s’est jeté sur la subvention de 40 % que le département verse pour l’acquisition foncière en vue d’un jardin maraîcher collectif. Michel prône l’activation d’une taxe sur l’artificialisation des terres, qui permettrait des micro-aménagements de terrain, notamment sur les canaux d’irrigation, qui sont aujourd’hui dangereusement fragilisés.
Impossible de répertorier ici cette multitude de données, suscitant autant de relances, débats, corrections et précisions. A un moment, Hélène esquisse un enjeu politique plus global : « Dans beaucoup de questions que nous évoquons, par exemple typiquement le réseau d’irrigation, on voit qu’il y a eu des logiques de bien commun. Ce sont des collectivités d’usage qui ont inventé des outils adaptés à des besoins. Or, à tous ces niveaux, aujourd’hui, il y a des fragilisations ». Simon venait de donner un exemple : « Le mauvais fonctionnement des SAFER tient à la déréliction générale des moyens des services publics, qui va de pair avec un défaut de projet politique ».
Qu’espérer de ce côté ? François a une solide expérience d’élu local d’opposition. Or il se montre plutôt pragmatique : « Dans ce domaine, les politiques n’ont pas de politique. On peut être très efficace si on les attire sur des idées à traduire dans des réalisations concrètes, auxquelles ils peuvent s’associer ». A ce stade, l’honnêteté consistera à préciser que plusieurs défenseurs farouches des Brulls ne se sont pas montrés à l’Acte 1 de Produire et manger local en Conflent. De ce fait, nous n’avons pas pu recueillir leur point de vue. Mais nous avons compris qu’ils en dénoncent une logique par trop co-gestionnaire à leur goût, préférant tenir la ligne de rupture entre logiques d’intérêts incompatibles.
Pour encore plus d’acuité, et de concret, rendez-vous à l’Acte 2 ; dans quelques semaines.
Gérard Mayen
1
AMAP : association pour le maintien de l’agriculture paysanne. Les AMAP
se constituent entre d’une part des agriculteurs, d’autre part des
consommateurs, qui entrent en lien direct pour que les premiers
fournissent au second de manière régulière des paniers de produit. Les
AMAP sont un modèle de circuit court, mais œuvrant souvent à une
échelle assez modeste.
2
SAFER : société d’aménagement foncier et d’établissement rural. Cet
organisme officiel est un acteur des transactions foncières agricoles,
visant à réguler celles-ci, tout particulièrement en procédant à l’achat
de terres disponibles, pour les attribuer ensuite à des agriculteurs
dont les dossiers sont débattus en commissions.
Source : https://www.lamarseillaise-encommun.org/2019/03/15/remettre-le-territoire-dans-son-assiette-acte1/
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