“La plus grande organisation mondiale
de protection de la nature est
complice de violations des droits
de l’homme et d’un vol de terres”
Fiore Longo
« La forêt a besoin de nous et nous avons besoin de la forêt. Mais maintenant nous y allons comme des voleurs et, quand nous le faisons, ils nous frappent avec leurs machettes. » Les Baka vivent dans la peur des gardes forestiers soutenus par le WWF
« Au milieu du chemin de
notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt
obscure. » Comme pour tous les Italiens, ces lignes de l’Enfer de Dante
ont été martelées dans mon cerveau d’enfant sans que je les comprenne
vraiment. Mais ici, en plein milieu de la forêt tropicale congolaise,
soudain tout s’éclaircit : une forêt peut véritablement devenir un lieu
infernal.
Le ciel m’est caché par
d’immenses arbres au feuillage psychédélique. Une humidité suffocante
rend la respiration difficile. Et tandis que je concentre mon attention
sur les mystérieux bruissements d’insectes et d’autres créatures
étranges tapies dans les fourrés, les moustiques s’attaquent à chaque
centimètre carré de peau que je n’ai pas réussi à couvrir.
Les Baka, l’un des peuples du bassin du Congo connus auparavant sous le nom de « Pygmées »,
n’abandonnent jamais leur rythme de croisière tandis que je traîne à
l’arrière, trébuchant toutes les cinq secondes dans mes efforts
désespérés pour les suivre. Occasionnellement, un regard de
commisération lancé dans ma direction me fait comprendre qu’ils
n’iraient jamais si lentement si je n’étais pas là. Ils s’arrêtent au
milieu de la jungle pour montrer du doigt quelque chose que je ne
parviens pas à identifier : un gorille vient de passer. Je m’immobilise,
paralysée par la peur, tandis qu’ils sourient.
Je me trouve dans la forêt
tropicale de Messok Dja, dans le nord-ouest du Congo, une région bien
connue pour ses gorilles, ses éléphants et ses chimpanzés. En tant que
haut lieu de la biodiversité, elle a attiré l’attention du WWF. La plus
grande organisation de protection de la nature au monde a encouragé la
création de ce parc national. Le WWF n’a cependant aucun mandat pour
agir ainsi, car cette terre appartient aux peuples autochtones.
Selon un rapport du WWF,
le projet affectera 48 communautés baka et leurs voisins bakwele. Tous
dépendent de la forêt de Messok Dja pour leur survie. Mais ce n’est pas
qu’une question de moyens de subsistance. La forêt tropicale fournit aux
Baka également leur médecine traditionnelle et abrite les sites sacrés
où vivaient leurs ancêtres.
La forêt recèle tout ce
dont les Baka peuvent avoir besoin. « Notre forêt contient tout, tout ce
que recherche un Baka : du gibier, des fruits, du miel, des rivières ;
voilà pourquoi les Baka aiment la forêt. »
En dépit de la relation
intime qu’ils entretiennent avec leur environnement, les Baka avec
lesquels je me suis entretenue ont le sentiment que la forêt leur est à
présent interdite d’accès. Il en est ainsi depuis 2008, l’année où le
WWF a décidé d’établir le quartier général de sa base de terrain à
Sembe, une ville toute proche du parc en projet.
Depuis lors, et bien que
Messok Dja ne soit pas encore officiellement un parc national, les
gardes forestiers sèment la terreur parmi les Baka de la région. Les
gardes volent les biens des Baka, mettent le feu à leurs campements et à
leurs vêtements et n’hésitent pas à les frapper ou à les torturer. Si
un Baka est surpris à chasser du petit gibier pour nourrir sa famille,
il est arrêté et passé à tabac.
La peur devant les
violences perpétrées par les gardes forestiers a conduit de nombreux
Baka à renoncer à leurs expéditions de chasse traditionnelles (appelées
molongo) au cours desquelles ils passaient des mois au cœur de la forêt
de Messok Dja. Pour les Baka, ces expéditions en forêt représentent bien
plus que ce que nous pourrions imaginer : elles sont fondamentales pour
leur identité collective. Les jeunes Baka y apprennent les valeurs et
les techniques de leur communauté, ainsi que l’histoire de leur peuple à
travers chants et récits.
Alors qu’en tant que
chasseurs-cueilleurs les Baka auraient besoin d’un espace bien plus
vaste pour assurer leur subsistance, ils passent maintenant le plus
clair de leur temps dans des campements forestiers permanents en bord de
route. Leurs villages sont devenus, disent-ils, des prisons. « Le WWF a
ruiné la forêt. Elle recelait tant de choses importantes pour nous. La
forêt a besoin de nous et nous avons besoin de la forêt. Mais maintenant
nous y allons comme des voleurs et, quand nous le faisons, ils nous
frappent avec leurs machettes. » N’est-il pas paradoxal que les
habitants légitimes de cette forêt soient contraints de se sentir comme
des voleurs alors que leurs terres leur sont arrachées au nom de la
protection de la nature ?
Et ils appellent ça consentement ?
Le vol de terres
autochtones est illégal. Le droit national et international, sans parler
de la politique du WWF elle-même, stipulent que les peuples autochtones
doivent être consultés et leur consentement libre, préalable et informé
obtenu avant qu’un projet puisse voir le jour sur leurs terres. Quoi
qu’ait pu déclarer le WWF à ce propos, tous les Baka que j’ai rencontrés
partagent la même opinion : « Ils ne nous ont jamais demandé notre
avis, ils n’ont fait que donner un ordre : « ceci est un parc national
et vous n’aurez plus le droit d’y entrer. » »
Il semble que certaines ONG
congolaises actives dans le domaine des droits humains aient refusé de
participer au projet car elles ne sont pas persuadées qu’un consentement
ait été obtenu. Une source qui préfère rester anonyme nous a dit : « Le
WWF a demandé mon aide pour informer la population locale sur le projet
de Messok Dja, mais le processus de mise en place avait déjà commencé.
C’est pourquoi j’ai refusé de les aider. Ce n’est pas à nous de décider
comment les communautés devraient préserver leur territoire ni quel
genre d’aire protégée (parc, réserve…) leur conviendrait le mieux :
c’est aux communautés elles-mêmes de le faire. Toute cette procédure est illégale. »
Quoi qu’il en soit, il
m’est clairement apparu pendant mon séjour chez les Baka qu’ils
n’étaient pas en mesure de consentir à quoi que ce soit. Ils vivent dans
la crainte des gardes forestiers et plus encore du WWF : le mot baka
pour désigner les gardes forestiers est dobidobi (les deux W de
WWF). Tant qu’il en sera ainsi, il est impensable que les Baka puissent
donner leur consentement « libre » à un projet impliquant le WWF.
Le WWF est conscient du
problème. Comme indique un rapport : « Les communautés villageoises
associent ETIC et WWF aux écogardes donc à la répression contre le
(grand) braconnage (qui hélas est un problème énorme auquel le secteur
est confronté). Ce qui fait que plusieurs membres des communautés, et en
particulier les autochtones, ont beaucoup hésité avant de participer
aux réunions. Plusieurs communautés se sont aussi abstenues de divulguer
leurs zones d’activités réelles par méfiance. »
Malgré cette prise de
conscience, le projet du WWF va de l’avant, notamment grâce aux fonds et
au soutien de la Commission européenne, du WWF Pays-Bas, du Fonds pour
l’environnement mondial et du PNUD.
Colonialisme vert
Dans un village à
proximité du parc, je suis réveillée par le vacarme de camions
transportant du bois. Pour les Baka, ces allées et venues
assourdissantes sont une nouvelle humiliation. Alors que les Baka, qui
prennent soin de la forêt et la protègent depuis des générations, sont
expulsés pour faire place à un parc national, les compagnies
d’exploitation forestière continuent de détruire leurs terres sans se
laisser ralentir, souvent en partenariat avec les grandes organisations
de protection de la nature.
« Les Baka protègent la
nature. Nous allons dans la forêt pour y trouver du gibier, des patates
douces et des légumes à manger, et non pas pour la vendre. Nous ne
possédons pas de machines pour abattre les arbres. Les arbres, nous y
grimpons pour récolter le miel mais nous ne leur faisons pas de mal. Les
compagnies d’exploitation forestière emportent tous les arbres, elles
détruisent tout. »
En prenant pour cible des
peuples autochtones tels que les Baka, on détourne l’attention des
véritables causes de la destruction de l’environnement : l’exploitation
forestière, la collusion entre criminels et fonctionnaires corrompus
(qui gèrent les réseaux de braconnage) et le consumérisme occidental.
Pour la population locale, le lien entre corruption et braconnage est
tout à fait clair.
Voici ce qu’a raconté un
Bakwele à Survival : « Un soldat a demandé à mon frère d’emmener une
partie d’une carcasse d’éléphant à Brazzaville. Quand nous sommes
arrivés à la barrière où se tenaient les écogardes, ceux-ci ont laissé
passer le soldat et ont voulu arrêter mon frère, qui n’était que le
chauffeur. Il s’est enfui mais a été rattrapé par les écogardes qui
l’ont puni de dix coups de fouet. »
Ce type de comportement ne
peut qu’éloigner la population locale des projets de protection de la
nature, transformant un allié naturel en ennemi et ruinant les efforts
entrepris dans ce domaine. Comment imaginer que ce parc puisse
fonctionner sans leur soutien ?
Donner trop de pouvoir
et trop d’armes à un groupe de gardes forestiers mal entraînés et mal
payés n’est pas la solution ; cela ne peut qu’engendrer un cercle
vicieux d’impunité. Les gardes forestiers se trouvent immanquablement
attirés par la criminalité liée aux espèces sauvages — une activité
infiniment mieux rémunérée —, tandis que leur pouvoir et leurs armes les
protègent de tout châtiment.
Au Congo, je me suis
posée la question : comment diable la lutte pour la protection de la
nature s’est-elle retrouvée dans ce guêpier ? Comment a-t-on pu adopter
un modèle de protection de la nature qui mène à des violations des
droits humains, qui transforme un peuple dont la vie dépend de la forêt
en ennemi de la conservation et qui a lamentablement échoué à cibler les
vrais coupables des destructions environnementales ? Je me suis mise à
penser aux inquiétantes similitudes entre ce type de protection de la
nature et les pratiques coloniales.
Comme le firent les
colonisateurs avant eux, les protecteurs de la nature croient savoir
mieux que la population locale. Ils semblent être convaincus que la
profonde compréhension qu’ont les peuples autochtones des meilleurs
moyens de protéger l’environnement est inférieure à la leur, et ne
voient dans leurs pratiques séculaires que des pratiques arriérées,
primitives voire nuisibles.
Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Quand ils sont passés à tabac par des gardiens de parc, les Baka utilisent le verbe « chicotter » : ce mot vient du portugais « chicote
», un gros fouet en cuir qu’utilisaient les colons français et
portugais en Afrique pour mater les populations locales. Il semble bien
que, dans cette partie du monde au moins, la violence coloniale soit
encore de mise aujourd’hui, même si elle ne porte plus ce nom. Et il ne
s’agit pas que de violence physique.
La violence
psychologique subie par les Baka rappelle, elle aussi, le passé colonial
de l’Afrique. « Ils voient les Baka comme des animaux, pas comme des
êtres humains. Quand ils nous regardent, ils ne voient que des Pygmées
et pensent que nous ne savons rien et qu’ils peuvent nous tabasser tant
qu’ils veulent », me dit un Baka. De telles comparaisons entre peuples
autochtones et animaux sont choquantes et dérangeantes en 2018. C’est un
rappel criant de la rhétorique coloniale que nous pensions avoir
dépassée depuis longtemps.
Mais la triste et
embarrassante vérité est qu’il n’en est rien. Malgré les bonnes
intentions du mouvement de protection de la nature, la mentalité
coloniale s’y porte bien. Le colonialisme a toujours eu de nombreuses
facettes, mais l’une d’entre elles est particulièrement symptomatique :
la certitude qu’un groupe humain est supérieur à un autre et que, de ce
fait, tout est permis – que ce soit la violence physique, les
humiliations ou la mort. Peu importe ce qu’on veut imposer (parc
national, religion, nationalité), l’idéologie de base et ses
implications restent les mêmes.
Les meilleurs défenseurs de l’environnement
Alors que nous marchons à
travers la forêt, les Baka, pas même en sueur, font halte de temps en
temps pour attirer mon attention sur ceci ou cela dans la forêt. Pas un
arbre, pas une plante, pas une fleur ne passent inaperçus. Tous
contiennent des messages cachés que seuls les Baka savent lire et que
mes sens occidentaux se révèlent misérablement incapables de déchiffrer.
Les meilleurs défenseurs de
l’environnement et gardiens du monde naturel sont les peuples
autochtones. Leur connaissance de la forêt est si vaste qu’une équipe
soutenue par le WWF a même dû avoir recours à leur aide pour établir les
coordonnées GPS des principaux sites de Messok Dja afin de délimiter
les frontières du parc. Les Baka les ont accompagnés dans la forêt tout
comme ils le font à présent pour moi, sans se douter que ces coordonnées
seraient un jour celles de leur prison.
Un Baka de haute stature
aux yeux brillants me montre une substance grise et collante qu’il
vient de prélever sur un arbre : « Ça, c’est le briquet de la forêt »,
me dit-il. Il s’agit de la résine de l’arbre paka, qui s’embrase
facilement au contact d’une étincelle. Je le regarde avec étonnement,
embarrassée par mon ignorance et mon incapacité à survivre ne serait-ce
cinq minutes sans électricité ou instructions trouvées sur Google.
Je réalise combien nous
avons besoin des connaissances des Baka pour préserver la planète et
l’avenir de l’humanité, et à quel point il est important de se battre
pour un modèle de protection de la nature qui respecte les droits des
peuples autochtones, ce que Survival International préconise depuis des années.
Les Baka sont prêts à se battre — pour eux-mêmes et pour le bien commun.
« Nous ne pouvons pas accepter ce parc. Il est inutile. Nous avons tout
ici : nourriture, vie, santé. Tout ça se trouve dans la forêt. Si nous
la cédions, nous la sacrifierions ; nous sacrifierions la vie de nos
enfants, celle de nos parents et la nôtre —Ce serait aussi un sacrifice pour nous : nous perdrions les peuples autochtones, l’environnement et peut-être aussi l’humanité.
Par Fiore Longo
Survival International est
le mouvement mondial pour les peuples autochtones. Depuis 1969, nous
les aidons à défendre leurs vies, protéger leurs terres et déterminer
leur propre avenir.
Fiore Longo est
chercheuse, chargée de plaidoyer et coordinatrice de Survival
International en France. Elle a mené des travaux sur le terrain auprès
de peuples autochtones en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Vous
pouvez la trouver sur Twitter, @LongoFiore
Source : https://sept.club/si-cest-un-parc/?fbclid=IwAR1haPi4Ky3QTQbMbE0foMJa8R68qioCgRa7PdT-R3qJ8ebiS6nE0hHjCxc
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