Note de lecture :
« Nourrir
l’Europe en temps de crise », de Pablo Servigne
Vers des systèmes
alimentaires résilients.
Editions
Nature & Progrès - Namur - 2014.
Tiré d’un rapport présenté au Parlement Européen en
2013, ce livre donne avant tout une ouverture tonique vers un avenir possible,
ce qui le différencie de ces nombreux ouvrages qui traitent de la détérioration
accélérée de la biosphère, mais buttent sur une vision « continuiste »
de l’évolution de la vie humaine sur Terre.
Certes, dans une première partie, Pablo Servigne nous
demande d’ouvrir les yeux sur la crise systémique déjà commencée, parce que son
dépassement s’appuiera bien davantage sur une évolution culturelle que sur une
innovation technologique tous azimuts. Comme il l’écrit page 123, notre
handicap vient d’abord de notre « tendance à préférer les récits
confortables mais irrationnels à des récits désagréables mais rationnels ». Le virage vers un « développement durable »
était possible dans les années 70, quand fut publié le rapport du Club de Rome,
réactualisé par les Meadows en 2004. Maintenant, nous pouvons seulement
renforcer la résilience de nos Sociétés, ce qui ne consiste pas à les rendre
résistantes au changement, mais, au contraire, à modifier notre système « pour
l’adapter aux conditions changeantes » (page 64).
En effet la crise est systémique. Elle est à la fois
climatique, énergétique, économique, sanitaire, sociale, alimentaire, etc.
Pablo Servigne, qui s’est profondément documenté dans de nombreux domaines,
souligne le danger de notre tendance au cloisonnement de la réflexion et de
l’action. Toutes ces crises sont liées mécaniquement, et n’en traiter qu’une
seule, telle que la crise bancaire en 2008, fait gagner quelques années mais
laisse l’ensemble du système continuer à se détériorer gravement, avec le
risque de dépasser un seuil critique et d’aboutir à des ruptures brutales,
comme l’évoquent déjà certains climatologues. Par ailleurs, ce livre est
destiné aux experts, aux élus, aux citoyens, mais aussi « globalement à
toutes les personnes à qui il arrive de manger au moins une fois par
jour » (page 22). Il peut, il
doit être mis entre toutes les mains, car il s’agit pour chacun de sa vie et de
son avenir.
Le pétrole est irremplaçable et ne sera pas remplacé.
Le climat va devenir brutal et changeant. Le système alimentaire industriel
actuel est donc promis à un effondrement plus ou moins rapide du fait de ses
besoins exacerbés en énergie - depuis 1940, l’efficacité énergétique de
l’agriculture industrielle a été divisée par plus de vingt - et de sa tendance, au nom de la productivité
économique, à éliminer la diversité des cultures, des souches cultivées, et des
races animales élevées, ce qui le rend extrêmement vulnérable sous un climat
erratique. « Penser les catastrophes convoque donc un imaginaire
totalement nouveau qui rend presque instantanément obsolète tout discours ou
toute proposition continuiste. (…) Il est indispensable, voire vital
d’inventer, d’imaginer, d’oser, au risque de proposer des pistes farfelues. Car
c’est un risque bien plus acceptable que ce qui nous attend si nous n’osons
plus » (page 16).
Cette recherche est le fil conducteur de la deuxième
partie du livre, qui nous décrit ce vers quoi il serait possible de nous
diriger.
L’important est d’abord de « maintenir la
cohésion sociale des collectivités. (…) La résilience des communautés est donc
ce qui importe le plus : le monde peut s’écrouler physiquement, tant que
des liens sociaux forts existent, tout demeure possible » (page 71).
Dans le domaine alimentaire, il ne s’agit pas de
fonder une nouvelle agriculture à partir de rien, mais pas non plus de revenir
au passé. C’est d’ailleurs impossible après la détérioration des sols,
l’épuisement en vue de nombreuses ressources non renouvelables, et la pollution
généralisée de toute la biosphère. Il s’agit de marier l’expérience paysanne séculaire
avec les découvertes scientifiques effectuées par des chercheurs encore trop
peu nombreux dans des disciplines fondamentales, comme la biologie des sols ou
les synergies interspécifiques.
De nombreuses innovations locales existent et
certaines sont déjà économiquement viables. « En général, les systèmes
alimentaires doivent être moins complexes, plus petits et plus
transparents » (page 73).
« Il faudra tenter désormais de s’inspirer du fonctionnement du
vivant » (page 74), et l’agriculteur devra « être responsable non
seulement de la production alimentaire, mais aussi de la restauration des
fonctions des écosystèmes »
(page 75). Comme la nature, cette agriculture devra fonctionner à l’énergie
solaire, l’abandon des énergies fossiles gagnant à être anticipé et non subi.
Mais il faudra aussi éduquer le consommateur, qui
n’est ni responsable ni rationnel, comme le prétendent les promoteurs forcenés
du marché. Ce divin marché qui, loin de nous aider à gérer harmonieusement les
trois domaines qui sont notre substrat, l’écologie, la vie sociale, et
l’économie, nous a entrainés vers des choix délirants, comme celui de préférer
faire le plein d’un 4x4 plutôt que de nourrir un homme pendant un an.
Par ailleurs, Pablo Servigne ne croit pas à la
disparition des villes, ce qui est d’ailleurs au fond une idée prométhéenne. Etant
sept milliards, nous ne pouvons plus nous contenter de rêver pour tous à un
passé bucolique. Il faut donc alimenter les villes, et tout un chapitre est
consacré à cette nécessité, bien compromise par l’artificialisation des sols.
L’agriculture urbaine et péri-urbaine n’est pas à négliger. Elle pourrait peut-être
pourvoir environ à 30% des apports nutritionnels (page 88), tout en amorçant la
transition vers des circuits de distribution soutenables et en revivifiant la
vie sociale. L’auteur s’appuie ici sur de nombreux exemples très divers quant
aux pays et aux techniques pratiquées.
C’est pour lui l’occasion de souligner que « les
formes d’agriculture hyper-intensives (en main d’œuvre) mais efficientes en
énergie, comme la permaculture, sont susceptibles de générer 7 emplois à
l’hectare » (page 91)
Et son propos de rebondir sur la revitalisation des
campagnes, qui deviendront notre premier pourvoyeur en énergie (page 101). Si,
comme l’a calculé l’Américain Geffrey Dukes, nous consommons chaque année sous
forme fossile 400 ans de production biologique de la planète, il nous faudra
bien accroître prodigieusement nos processus de captation de l’énergie solaire,
elle qui apporterait à la planète Terre plusieurs milliers de fois notre
consommation énergétique actuelle. L’auteur évoque aux pages 104 et 105 le
scénario « Afterres 2050 », qui est couplé au projet
« Négawatt », et traite de ce problème.
La fin du labour, le travail animal, le travail humain,
seront au programme, soutenus par des innovations accroissant leur efficacité.
En effet, les LOW TECH promues par Philippe Bihouix dans « L’âge des LOW
TECH » ne représentent pas un
simple retour au passé. D’ailleurs, en agriculture, un climat devenu instable
nous l’interdit radicalement. Les céréales vivaces sont peut-être une partie de
la solution, mais la recherche dans ce domaine reste encore exceptionnelle. En
matière de diversité génétique, l’initiative ressort du niveau du terrain. « Chaque
ferme, chaque « biorégion » doit pouvoir adapter ses propres variétés
rustiques adaptées aux conditions locales » (page 113).
Avant de conclure, l’auteur souligne les difficultés
de la transition. « Changer d’énergie, c’est changer de système. (…) La
transition implique la coexistence, pendant au moins quelques années, de deux
systèmes opposés dans leur structure et leurs objectifs » (page 118). Il faut donc sortir du système unique, en
lever les verrouillages institutionnels sans oublier que « les grandes
avancées vers des systèmes alimentaires post-pétrole seront (…) franchies dans
nos maisons et nos cuisines » (page 124).
Cette note de lecture est plus longue que celles que
je commets habituellement, mais ce texte très dense et très lisible le mérite
largement. Pour ceux qui ne lisent qu’un livre par trimestre ou même par an,
c’est le livre de l’année, à lire, à relire, et à offrir.
o o o o o
Le Soler, les 2 et 3 octobre 2014.
Jean Monestier,
Titulaire d’une maîtrise d’économie
auprès de l’Université de Toulouse.
Artiste-Auteur-Indépendant.
Objecteur
de croissance.
Défenseur d’une
biosphère habitable.
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