Erri De Luca :
"Les persécutions
contre les migrants
ne les empêcheront pas
de migrer"
De passage à Paris, l'écrivain italien, ardent défenseur des migrants, revient sur les fondements de son engagement. Entretien.
Poète et écrivain italien dont l'oœuvre a été saluée par plusieurs prix (le prix Femina étranger en 2002 pour son roman « Montedidio »), Erri De Luca est aussi un homme engagé.
Ses prises de positions lui ont valu un procès de la société Lyon Turin Ferroviaire pour avoir appelé au « sabotage » de la ligne en construction.
Aujourd’hui farouche opposant à la politique anti-immigration défendue par Matteo Salvini, il prend régulièrement la parole pour défendre les migrants réfugiés en Europe. Il a publiquement soutenu Cédric Herrou et les « sept de Briançon », poursuivis en France pour avoir porté assistance à des migrants. A l’occasion d’un passage à Paris, il revient pour « L’Obs » sur les fondements de son engagement politique.
Erri de Luca. C’est un acte de reconnaissance du sentiment de fraternité, sur lequel se fonde la société civile. Il y a cette trinité laïque, produite par la révolution française : liberté, égalité, fraternité. Pour l’égalité et la liberté, on peut se battre, défendre et acquérir des droits. On ne se bat pas pour la fraternité, c’est un sentiment individuel. Mais lorsqu’il est partagé, il devient comme un fil qui tisse une communauté. Reconnaître la fraternité est un acte de bonne santé civile.
La condamnation des sept de Briançon montre que la nôtre est encore malade. Je les ai soutenus car je pense qu’il y a un décalage entre la justice et la loi. Ce ne sont pas des synonymes : les lois peuvent être injustes. Quand la loi préconise par exemple de ne pas porter secours aux personnes qui ont besoin d’être secourues, la loi n’est pas juste. Il faut donner la priorité au sentiment de justice, même si cela implique de contourner, de saboter, ou de mal appliquer la règle.
Fin novembre, Matteo Salvini a annoncé que l’Italie ne signerait pas le pacte mondial sur les migrations, qui doit être ratifié ce mercredi 19 décembre, par 150 pays de l’ONU. Quelle portée accordez-vous à ce boycott ?
Les positions de Matteo Salvini n’ont aucun effet sur le déplacement des êtres humains sur la planète. Les migrations sont impossibles à bloquer. Les persécutions contre les migrants empoisonnent évidemment la vie de ceux qui cherchent un refuge, mais n’empêchent en aucun cas leur déplacement. Les raisons des migrations sont plus fortes que la résistance d’un pays à leur égard. Quant au vocabulaire utilisé par Salvini, il est tout simplement faux. Prenez le mot « invasion ». Envahir, c’est le fait d’une armée, qui traverse la frontière d’un pays pour le conquérir, ou pour le soumettre. Pas le fait de personnes complètement désarmées.
"J’ai honte que la mer Méditerranée soit devenu cet espace mortifère"
Avez-vous voté aux dernières élections italiennes, en mars 2018 ?
Non. Moi et un tiers des italiens n’avons pas voté. Pour ma part, ce n’est pas par rejet de l’institution électorale, je la respecte. Mais aucun candidat ne me représentait, je les trouvais tous assez semblables. Un peu comme des marchands qui vendent la même marchandise, mais emballée différemment. Le résultat me conforte dans cette idée. La coalition formée par le Mouvement 5 Etoiles et la Ligue est un choix politique, tactique, pas une décision du peuple.
Aujourd’hui, la Ligue et Matteo Salvini ont pris l’ascendant sur la politique italienne. Si des élections ont lieu demain, les sondages donnent Salvini en tête. Cela étant dit, il faut prendre les sondages avec précautions. Contrairement à ce que leur nom indique, ils n’explorent rien en profondeur, ils se contentent d’observer la surface. Mon engagement politique émane plutôt d’une réaction sentimentale aux événements. Ce sont mes sentiments qui me font réagir, prendre des positions. Des sentiments de compassion, de colère, de honte.
La honte est un sentiment profondément politique. C’est plus fort que l’indignation. Après un temps, vous cessez d’être indigné, vous allez au restaurant, vous mangez, vous oubliez. La honte reste, comme une tache sur la peau. Il faut réagir pour la soigner. On ne tolère pas la honte, mais le temps ne suffit pas seul à l’effacer : on s’endort avec, et quand on se réveille le matin, la honte est toujours là, tenace. J’ai honte, par exemple, que la mer Méditerranée soit devenu cet espace mortifère. J’ai honte d’être contemporain de naufrages en mer calme. C’est ce qui me pousse à agir.
Votre dernier roman, « le Tour de l’oie », sera publié en français début février. Par le biais d’un dialogue imaginé, vous y revenez sur votre parcours, votre enfance à Naples, votre départ, votre engagement politique justement…
Tous mes livres contiennent une part d’autobiographie, mais celui-ci est particulièrement intime. Et donc particulièrement effronté. Car l’intimité est quelque chose que l’on garde habituellement pour soi même, n’est-ce-pas ? L’écrire, et la rendre publique, n’est pas tout à fait naturel. Dans cette histoire, un homme, moi, a une conversation avec un fils imaginaire, adulte, qui un soir s’est assis à sa table. J’y reviens sur ma vie, sur mon « tour de l’oie » : les cases par lesquelles je suis passé, Naples par exemple. Celles où parfois je suis resté bloqué, avant de pouvoir les dépasser. Dans le jeu de l’oie, chaque case où vous atterrissez dépend de celle où vous vous trouviez au tour d’avant.
J’ai déjà écrit une autre histoire, mais je la garde encore un peu pour moi: il faut donner un peu de souffle aux éditeurs…
Propos recueillis par Laetitia Drevet
Le Tour de l’oie, par Erri de Luca,
traduit l'italien par Danièle Valin
Gallimard, à paraître le 7 février 2019
traduit l'italien par Danièle Valin
Gallimard, à paraître le 7 février 2019
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