A la Réunion,
de lourds soupçons pèsent
sur la route à 1,6 milliard
Soupçons de corruption, atteintes à l'environnement, risque de dérive financière : la nouvelle route du littoral (NRL), méga-chantier réunionnais confié aux géants du BTP Vinci et Bouygues et qui revient à 130 millions du kilomètre, est au cœur d’une enquête préliminaire pour « corruption » et « favoritisme » menée par le parquet national financier.
Un chantier trop gros pour être honnête ? L’attribution il y a deux ans aux géants du BTP Bouygues et Vinci du gigantesque marché de construction de la nouvelle route du littoral (NRL), à La Réunion, fait l’objet d’une enquête préliminaire pour « favoritisme » et « corruption ». Signe que l’affaire est sérieuse, le dossier, ouvert en 2014 par le parquet de Saint-Denis de La Réunion, a été transféré en avril dernier au parquet national financier, en charge des affaires politico-financières les plus sensibles.
Ce chantier, prévu pour être livré en 2020, a de quoi aiguiser les appétits. La nouvelle route qui reliera les villes de Saint-Denis et de La Possession, distantes de seulement 12 km, va coûter la somme colossale de 1,6 milliard d’euros ! Selon les tronçons, l'infrastructure étant composée de digues et de viaducs posés sur l’océan, elle revient à 130 millions du kilomètre, contre 2 millions en moyenne pour une autoroute. C’est l’un des plus gros marchés d’infrastructure en Europe, avec les lignes à grande vitesse françaises et les autoroutes grecques.
Le tronçon "viaduc" de la future route du littoral, à 100 mètres du rivage réunionnais © Région Réunion
À deux mois des élections régionales, l’affaire de la nouvelle route embarrasse le président Les Républicains (LR) du conseil régional, Didier Robert, qui a porté le projet à bout de bras depuis son élection en 2010. C’est « le plus grand scandale politico-financier de La Réunion », a lâché le sénateur Paul Vergès, 87 ans, figure historique de l’opposition.
Didier Robert a répliqué en annonçant poursuivre l’élu communiste pour diffamation. Et en menaçant de faire de même avec tous les médias qui se risqueraient à relayer ses accusations. À en croire l’exécutif local, il ne s’agirait que d’une enquête mineure. « Les investigations conduites à ce jour portent uniquement sur un accord-cadre de fourniture de matériaux », nous a assuré un porte-parole du conseil régional.
Le dossier est pourtant bien plus substantiel que ce que prétend l’entourage de Didier Robert. Les premières investigations, menées par la section de recherche de la gendarmerie de Saint-Denis, portent sur l'attribution de tous les marchés publics liés à la route. Les enquêteurs ont perquisitionné au siège du conseil régional. Ils ont également entendu son président, Didier Robert, ainsi que Dominique Fournel, l’élu en charge de la nouvelle route du littoral.
Selon des informations recueillies par Mediapart, le parquet national financier cherche à vérifier l’existence d’éventuelles commissions dans l’entourage des élus impliqués dans la passation des marchés. Les enquêteurs sont sur la piste de flux financiers suspects vers des pays réputés pour leur opacité, notamment les Seychelles. Cet archipel, un des paradis fiscaux les plus importants de la zone Océan indien, est sur la liste noire des trente pays les moins vertueux en matière de transparence financière, établie par l'Union européenne.
Outre les soupçons de corruption, la justice se penche sur la régularité de l’attribution, et en particulier sur la commission d’appel d’offres d’octobre 2013. « Je n’ai jamais vu de commission se tenir dans des conditions semblables », dénonce Yasmina Penchbaya, conseillère régionale d’opposition du parti Alliance, qui a assisté au vote des deux plus gros marchés.
« Je n’ai eu accès aux documents qu’une poignée de minutes, un pavé de plusieurs centaines de pages, ajoute l’élue. Lorsque j’ai demandé pourquoi on ne nous avait pas transmis les éléments plus tôt, il m’a été répondu : "c’est confidentiel". Par la suite, aucun membre de l’opposition n’a pu avoir accès aux documents de l’appel d’offres. » Ni aux rapports d’analyse. Alors que le code des marchés publics impose que ces documents soient rendus publics.
Le conseil régional dément : « Tous les rapports ainsi que l’ensemble des documents de procédure étaient disponibles à la consultation des élus, auprès de la Direction des affaires juridiques et des marchés, et ce bien en amont de la séance. Plus largement, les élus ont été associés aux grandes étapes de l’analyse des offres. »
L’opposition n’est pas la seule à dénoncer des anomalies. Le groupe de BTP Eiffage, candidat malheureux contre le groupement Vinci-Bouygues, a déposé plusieurs recours devant la justice administrative. Après avoir perdu en référé, l’entreprise a attaqué sur le fond. Le recours d’Eiffage, que Mediapart s’est procuré, dénonce la manière dont les lots ont été découpés, le délai très court d’examen des offres et l’absence de motivation des décisions de rejet. Eiffage affirme enfin que des courriers auraient été « rédigés à l’avance ».
Ce recours ne devrait pas être jugé avant au moins un an. Bien après les élections. Didier Robert mise sur la lenteur des procédures administratives et judiciaires. S’il est réélu en décembre, il fera tout pour mener à bien son projet de route, dont le chantier a déjà démarré.
De graves atteintes à l'environnement
L’objectif affiché de la Région est de sécuriser cet axe, aussi vital pour l’économie de l’île que réputé dangereux pour ses usagers. La route actuelle, au pied d’une falaise qui se jette dans l’océan, est régulièrement frappée par des éboulements, qui ont fait plusieurs victimes au cours des dix dernières années. Le nouveau ruban de bitume sera bâti sur l’océan. D’où des travaux pharaoniques, qui nécessitent d’énormes quantités de roches.
Coupe du tronçon "digue" de la future Nouvelle route du littoral © Région Réunion
C’est l’autre gros problème de cette route : son impact sur l’environnement. « Pour des raisons de coût, la Région a écarté la possibilité d’une route entièrement sur viaduc, ce qui aurait eu des conséquences écologiques moindres, explique Jean-Pierre Marchau, conseiller municipal Europe Écologie-Les Verts (EELV) de Saint-Denis. Or, pour construire les deux tronçons de digue, il faut 18 millions de tonnes de roches. L’Autorité environnementale, une instance du ministère de l’écologie, a averti dès le départ le président de la Région que l’approvisionnement en roches poserait problème. »
De fait, ces roches empoisonnent le dossier. Car la Région a validé ce projet sans savoir où elle allait les trouver. Après avoir changé plusieurs fois d’avis, l’exécutif réunionnais vient de décider que ces matériaux seraient importés de l’île voisine de Madagascar. Malgré l’avis défavorable du Conseil national de protection de la nature, qui avait indiqué dans un rapport commandé par le ministère de l’écologie que « cette option aurait été dans tous les cas à prohiber, en particulier pour le risque majeur d’introduction d’espèces exotiques envahissantes ».
La Région tente aussi d’exploiter des carrières dans l’ouest de La Réunion. Mais cela reviendrait à arracher des millions de mètres cubes de roche, dans des endroits proches d’habitations, le tout au sein de zones classées comme sensibles sur le plan de la biodiversité. Les opposants – des associations de riverains pour la plupart – dénoncent« 900 camions jour et nuit, de la poussière et des nuisances »incompatibles avec le maintien d’un cadre de vie acceptable.
Il semble impossible que les roches puissent être extraites à La Réunion en quantité suffisante. « Les demandes d’exploitation de carrière seront examinées au cas par cas », indique-t-on à la préfecture, chargée de délivrer les permis. Le processus va encore être ralenti par les recours contre les modifications du schéma départemental des carrières, en cours d’examen au tribunal administratif de Saint-Denis et au Conseil d’État.
Au-delà de la question des roches, c’est l’ensemble de l’infrastructure qui est considéré comme antiécologique par les opposants. « Ce projet de nouvelle route du littoral est celui du tout-voiture, un mode de gestion catastrophique pour La Réunion, qui a besoin de tout autre chose », s’indigne Pascale David, responsable locale du syndicat d’usagers des transports Atr-Fnaut.
Ironie de l’histoire, la route va être financée avec des fonds publics destinés… à la construction d’un tram-train ! Mais ce mode de transport « doux », défendu aujourd’hui par la plupart des candidats d’opposition, a été enterré en 2010 par Didier Robert, avec la bénédiction du gouvernement. Quelques mois seulement après son élection, un protocole a été signé à Matignon, garantissant le transfert des fonds du tram-train vers la NRL. Soit 515 millions d’euros de l’Union européenne et 532 millions de l’État, le reste étant à la charge de la Région.
En abandonnant le projet ferroviaire, l’exécutif réunionnais a pris un gros risque. Dans un rapport de 2012, la Chambre régionale des comptes pronostiquait une « dérive financière importante » en cas de recours victorieux des entreprises qui avaient gagné le marché du tram-train. C’est exactement ce qu’elles ont fait – le contentieux est en cours d’examen par la cour administrative d’appel de Bordeaux.
Ultime absurdité de ce dossier, le plaignant n’est autre que Bouygues. En clair, l’entreprise, qui a pourtant remporté avec Vinci le colossal marché routier à 1,6 milliard, n’hésite pas à réclamer 169 millions d’euros à la Région pour avoir cassé le contrat ferroviaire. C’est pour réparer le « préjudice lié à la réalisation de nombreuses études et à l’emploi de nombreux architectes », plaide-t-on chez le géant du BTP. Quelle que soit l’issue de l’enquête pénale et des recours en tous genre, la manne de la nouvelle route du littoral n’est décidément pas perdue pour tout le monde.
Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/240915/la-reunion-de-lourds-soupcons-pesent-sur-la-route-16-milliard?page_article=2
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