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mercredi 4 janvier 2023

« La bagnole, ça tue, ça pollue et ça rend con »


« La bagnole, 

ça tue, ça pollue 

et ça rend con »

 

Tous coupables, mais certains le sont plus que d'autres. Il y a 1,2 milliard de bagnoles dans le monde, bientôt deux fois plus. L'engin pose des problèmes sans solutions : le dérèglement climatique, l'extinction des animaux sauvages, les villes irrespirables, les mégalopoles changées en un merdier inextricable. On a oublié en route une merveille : le train.

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On aura tout perdu en route. Le 22 avril 1972, des milliers de jeunes cons défilent à Paris et le long de ses quais, à vélo. Mouna Aguigui, clodo céleste, est là, comme une partie de l’équipe de Charlie. La gueulante est unanime : «  La ­bagnole, ça tue, ça pollue et ça rend con. » Le président d’alors, Georges Pompidou, se laisse photographier au volant de sa Porsche, clope au bec. Quelques années plus tôt, il a inauguré sa chère voie express rive droite. Grâce à ses amis du BTP, on peut traverser tout Paris en treize minutes. La critique de la bagnole finira aux oubliettes.

Bien entendu, la forteresse semble imprenable. La France comptait 1 672 bagnoles en 1900 et 52 millions sont immatriculées en 2019, dont plus de 39 millions en circulation. Au plan mondial, la situation est la même. Quelques milliers d’automobiles en 1900, et 1,2 milliard aujourd’hui. Soit l’émersion du volcan sous-marin Hunga Tonga, suivie d’un tsunami. Pour en rester à nos arpions français, toute l’économie a fini par tourner autour d’elle.

Combien d’emplois au juste ? Ça dépend comment on calcule. En 2009, le roitelet Sarko parlait de « 10 % de l’emploi ­total, en comptant les emplois induits », tandis que les constructeurs plaçaient la barre à 9 % et d’autres encore plus bas. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut tout compter. D’abord les usines, mais aussi la part de pétrole nécessaire et son raffinage, la construction des routes et leurs continuelles réparations, les sociétés d’autoroute, les garages, les flics de la route et des parcmètres, les auto-écoles, etc.

 

Dès le début du XXe siècle, la bagnole est dénoncée comme un fléau. Ainsi, dans ce numéro de L’Assiette au beurre de 1902 consacré aux premiers chauffards et intitulé « Les tueurs de route ».


Qui se rappelle du train ?

 Dans les années 1960, un ministre gaulliste oublié, ­Michel Maurice-Bokanowski, avait eu ce mot resté longtemps en ­mémoire après déformation : « Lorsque Renault éternue, toute la France tressaille. » Et du côté gauche de l’échiquier, on se souvient du cri attribué à Sartre, en défense de l’Union sovié­tique stalinienne : « Il ne faut pas désespérer Billancourt. » Billan­court, siège central de Renault. Le cauchemar ne serait jamais devenu réalité sans l’union de toutes les tendances politiques françaises.

Quand a-t-on discuté ? Jamais. L’idéologie conjointe du progrès automatique et de la liberté aliénée ne pouvait que tout emporter. Et pourtant, il suffit de retrouver quelques documents pour comprendre ce que nous avons sacrifié. La ­magnifique carte du grand Chaix montre l’admirable chevelu du réseau ferré de 1921. La France est couverte d’une multitude de lignes qui relient la totalité du territoire, à l’exception de la montagne. Qui se souvient du Youtar, ce train nonchalant reliant Audierne à Douarnenez, via Pont-Croix et le somptueux Goyen ? De cet autre escaladant le Larzac depuis Le Vigan et Alzon, entre tunnels et viaducs ?

Une autre carte de 1915 précise le propos. Elle concerne le Midi, de Bordeaux à Montpellier, et paraît être le tracé de fleuves et de tous leurs affluents, rives droite et gauche. Aucune partie de l’espace n’est oubliée. Et l’on y a ajouté le tracé dans et autour de Toulouse, Bordeaux, Narbonne, Albi, Béziers, Bayonne, Montauban. Génial.

L’association de Perpignan Vélo en Têt note que « si au lieu de la détruire, on avait conservé et entretenu l’étoile ferroviaire de 1940, centrée sur Perpignan, elle répondrait aujourd’hui à une grande partie des besoins de mobilité actuels, qui sont – hélas – satisfaits par des routes et des automobiles. Les anciennes lignes de tramways (ou de train) du Barcarès, de Canet, ou de Thuir, offriraient ainsi un service de mobilité plus écologique et plus efficace que le réseau routier actuel ».

On pourrait continuer le long d’une encyclopédie. Il exista pendant quelques décennies les bases d’une autre manière de circuler, sous la forme d’un système qui eût pu être amélioré mille fois. Ne surtout pas croire que tous furent aveugles. En face d’une réalité, il y a toujours des esprits ­fertiles, ­lucides, capables de voir en temps réel ce qui se déroule. Alfred Sauvy, par exemple. Mort en 1990, oublié il est vrai, l’économiste et démo­graphe Sauvy aura été pendant cinquante ans une autorité.

Jugeant qu’ils sont poussés par l’Histoire, tous les politiciens, un à un, favorisent la bagnole au détriment du rail.

Quand, en 1968, il publie Les Quatre Roues de la fortune. ­Essai sur l’automobile, il est lu, et commenté. Que dit-il ? Qu’une campagne publicitaire sans précédent, avant-guerre, a été menée par Michelin, entreprise reine de son époque. Créé dès 1898, le Bonhomme Michelin, appelé Bibendum, devient un héros national. Il est sur le Tour de France, au carnaval de Nice, dans les guides – Michelin, bien sûr –, dans tous les journaux, chez les garagistes, se change en chocolat, en jouet.

Jugeant qu’ils sont poussés par l’Histoire, tous les politiciens, un à un, favorisent la bagnole au détriment du rail. Le mouvement reprend après la guerre avec le plan Monnet, qui prévoit la construction en France de 1 650 000 bagnoles entre 1946 et 1950. À savoir 330 000 par an, soit trois autos pour un seul logement, au temps pourtant de la reconstruction. ­Sauvy : c’est « feu vert pour la voiture et feu rouge pour le logement  ».

 Pourtant fier progressiste lui-même, il fait ses comptes. ­Selon lui, le train est plus rapide, « plus sûr et moins cher et le choix des investissements ne suit pas de tels principes. La pression de l’opinion, des groupes automobiles et la mystique individuelle ne le permettent pas ». L’un de ses exemples est sans appel : pour transporter 1 000 tonnes d’oranges entre Marseille et Paris, le train ­demande 50 wagons et 2 conducteurs, le tout dans une sécurité ­totale. La route réclame 65 camions et entre 65 et 130 conducteurs dans le cas d’un relais au volant. Sans compter l’occupation de l’espace routier commun à tous et les risques d’accident.

 

Dans ce numéro de février 1914, l’Excelsior imaginait en couverture ce que voyait le capot d’une voiture dans Paris. Les piétons sont perçus comme des intrus qui gênent l’auto, devant laquelle tout le monde doit s’écarter. Des décennies avant Pompidou, la ville était sommée de s’adapter à la tyrannie de la bagnole.

 

Parmi les autres clairvoyants, il faut citer le grand Bernard Charbonneau, ami et double de Jacques Ellul. Dans L’Hommauto, paru en 1967, il se livre à une lente déambulation dans la si grande arrière-cour de la bagnole individuelle. Extrait : « Nous avons une auto parce que nous la désirons, et parce que nous ne pouvons pas faire autrement : il faut bien que les travailleurs l’achètent pour avoir du travail. »

Le triomphe de la bagnole

Toute pensée, toute interrogation sur la révolution spatiale et mentale ainsi provoquée doit être bannie. En particulier dans cette presse aveugle car vénale qui regorge de pages de pub Renault, Ford, Volkswagen. Ne prenons qu’un exemple : la pollution de l’air. Ce n’est un secret pour personne : la bagnole, via les particules fines, tue massivement. À ce stade, bien plus que le coronavirus. Les chiffres officiels de 2016 – une étude de Santé publique France – établissent le bilan annuel à 48 000 morts.

Cela n’aura pas empêché un Jacques Calvet, ancien patron de Peugeot, de mobiliser tous ses réseaux politiques, fort étendus, pour favoriser jusqu’au délire le moteur Diesel, joyau technique de Peugeot. Dès juillet 1983, l’impeccable rapport du Pr André Roussel met en garde contre l’augmentation des automobiles Diesel. Pour d’impérieuses raisons de santé ­publique. Le parc français n’en compte alors que 6 %. Dès 1990, grâce aux Calvet’s boys, il est à 16 %. Puis 40, 50 et plus de 60 %. Un triomphe.

Dans le même temps, la France devient un autre monde. On « admire » paysages et monuments derrière les vitres d’un engin lâché à toute allure. Les entrées des villes deviennent des égouts publicitaires, leur centre un embouteillage permanent. Nul ne s’intéresse aux lourdes inflexions de la psyché que l’engin produit. Un objet de cette puissance ne pouvait en effet qu’ajouter à l’individualisme débridé du capitalisme. ­André Gorz, dans Écologie et politique (1975) : « L’auto­mobilisme de masse fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. » Cet « égoïsme agressif et cruel du conducteur » mène à l’assassinat symbolique de tous les autres, « qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse ».

Ce serait déjà monstrueux, mais c’est aussi ridicule. Ivan ­Illich, dans Énergie et équité (1973) : « L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture […] il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. »

Et grâce à ces mille six cents heures, il parcourt « dix mille kilomètres ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social ». On aura reconnu au passage le tableau français.


 

Et ailleurs ? Bah, c’est pas mieux

Au plan mondial, c’est pire. La bagnole était faite au départ pour les riches, et dans les pays du Sud, la frénésie s’est changée en chaos. Un pays comme la Chine a décidé en conscience d’investir dans la bagnole plutôt que dans le bonheur des villes et un air respirable. Pékin s’enorgueillit de six périphs successifs, bientôt sept. Les vélos se planquent.

Dans l’agglomération de Lagos, la plus grande ville du Nigeria, 21, 22 ou 25 millions d’humains s’entassent. Ils pourraient être 35 millions d’ici à quinze ans. Et des prévisions parlent de 88 millions à la fin du siècle. Il n’y a plus de solution : la bagnole a disloqué la société. Ceux qui travaillent passent souvent trente-cinq heures par semaine à rejoindre leur poste et à en revenir. Et pour une fois, les riches sont aussi à la peine. Le journaliste de CNN Shakir Akorede racontait en 2019 un voyage presque ordinaire en taxi depuis l’aéroport. Malgré les autoroutes, huit heures pour 45 km. Pour faire croire qu’il agit encore, le gouvernement local vient d’interdire en ville les motos-taxis et les tricycles…

Qui connaît un peu le Sud sait que c’est (presque) pareil ailleurs. À Mexico – la divine Tenochtitlán des Aztèques, emplie de canaux et de ponts –, à Mumbai – l’ancienne « Bombay the Beautiful » –, à Jakarta, Sao Paulo, et même à Hô Chi Minh-Ville, dans un pays qui aura mené deux guerres en trente ans pour en arriver là. Partout on a lancé la bagnole de masse sans savoir où cela conduirait, et voilà qu’on connaît le résultat.

On s’en doute, il faut ajouter au bilan la si belle contribution de la bagnole au dérèglement climatique. En France, les transports émettent 30 % des gaz à effet de serre, et la bagnole individuelle, à elle seule, presque 16 %. Encore faut-il considérer cette évidence : cette dernière a préparé le terrain psychologique à toutes ces aventures que sont les poids lourds, les porte-conteneurs, les avions, demain les fusées de M. Musk. Dans le monde, la voiture est responsable de près de 10 % des émissions. Comme nos marchands de mort prévoient encore un doublement des ventes, dans le temps même où l’on palabre dans les si nombreux raouts sur le climat, l’avenir est écrit.

La voiture, coupable d’un écocide

Mais cessons de parler de notre connerie, qui est abyssale. La bagnole est aussi, et d’un certain point de vue surtout, coupable d’un écocide en expansion. Car la bagnole, c’est la route. Combien d’entre nous vivent à plus de 1 km d’une route ? À plus de 500 m ? À plus de 100 m ? Des chercheurs, ­menés par l’Australien William Laurance, ont produit une cartographie bouleversante des routes du monde. En dehors des ­déserts chauds et froids, en dehors de l’Amazonie, la planète est noire d’axes routiers. La longueur totale des routes se chiffre en dizaines de millions de kilomètres et, nous dit Laurance, 25 millions de kilomètres supplémentaires sont attendus d’ici à 2050, soit 600 fois le tour de la terre. Cette fois, plus rien ne sera épargné, à commencer par les forêts tropicales. Le sort des animaux sauvages et de la biodiversité se joue là, pas dans les colloques, car la fragmentation sans fin des habitats menace de mort des centaines de milliers d’espèces.

Une dernière pour la route, si l’on ose écrire. En 1991, l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jacques Bourdillon remet à son ministre de l’Équipement – il est haut fonctionnaire – un rapport appelé « Les réseaux de transport français face à ­l’Europe ». Il faut faire vite, car l’Europe avance sans nous. Un axe Londres-Francfort se renforce chaque année, qui évite largement la France. Nous serions en train de perdre pied. Il faut donc investir 1 560 milliards de francs sur quinze ans pour des ports, mais surtout des routes, des autoroutes, des ponts, des rocades. L’auteur de ces lignes, cherchant à rencontrer Bourdillon quelques semaines après parution de son rapport, finit par le dénicher après avoir fait chou blanc au ministère, qu’il venait de quitter. Où ? Dans un vaste bureau de la rue du Général-Camou, proche de la tour Eiffel. Au siège de la société privée d’autoroutes ­Scetauroute, dont il était désormais l’employé.

Que nous proposent les chefaillons provisoires d’aujourd’hui, les Macron, Philippe et Le Maire ? De repartir comme en 14. De relancer cette machinerie sans espoir. Avec une gigan­tesque arnaque à la clé, qui emplit de bonheur des armées d’écologistes officiels : la voiture électrique. Dans son livre La Guerre des métaux rares, Guillaume Pitron rapporte que la voiture électrique est en réalité la même merde énergétique que la bonne vieille bagnole thermique. Il faut et il suffit de considérer l’ensemble du cycle de vie de cette charmante nouveauté.

Ce serait le moment d’un vrai grand débat national sur l’avenir de la bagnole.

En janvier 2018, prédisant un «  electricgate  » comme il y a eu un «  dieselgate  », il insiste : « Si vous faites le calcul sur l’ensemble du cycle de vie des voitures électriques et de leurs batteries, depuis les mines dans lesquelles sont extraits les métaux jusqu’aux décharges, elles consomment autant d’énergie primaire (fossile, nucléaire, etc.) qu’un véhicule diesel. »

Et ne parlons pas de l’électricité nécessaire, qui vient du nucléaire ici, du charbon et du pétrole ailleurs. Au passage, nos beaux esprits écolos et humanistes oublient que les métaux utilisés – par exemple le lithium, le cobalt, le graphite – viennent de mines lointaines, en Afrique, en Chine, en Amérique du Sud, où triment et meurent des esclaves, dont certains sont des enfants. Pour notre douillet bonheur d’indifférents au monde.

On refile donc en ce moment 8 milliards d’euros à Renault pour lui permettre, raconte Bruno Le Maire, « de rester dans la course mondiale de l’industrie automobile, qui est féroce ». Ce serait le moment d’un vrai grand débat national sur l’avenir de la bagnole, au temps du dérèglement climatique et de la sixième crise d’extinction des espèces. Sans démagogie, car chacun sait que cette saloperie de bagnole est désormais indispensable en certains points, notamment à la campagne. Mais on ne discutera pas. On ne discutera jamais. Ces gens ne sont pas seulement des petits imbéciles, ce sont aussi des sales cons.

 

Source : https://charliehebdo.fr/2020/06/ecologie/la-bagnole-ca-tue-ca-pollue-et-ca-rend-con/

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