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jeudi 2 avril 2015

Une boulangerie anarchiste et révolutionnaire à Montreuil


Une boulangerie anarchiste et révolutionnaire

 à Montreuil



Par Noé Michalon — 31 mars 2015

La poignée de porte indique la couleur : sa forme représente 
le fameux « A » cerclé de l’anarchisme. 
Mais une fois à l’intérieur de la boulangerie montreuilloise 
La conquête du pain*, on se sent comme dans n’importe quelle boulangerie. Bienvenue dans la première boulangerie autogérée.

Jules, le jeune vendeur, accueille les habitués qui se ruent sur 
le dernier sandwich qui n’a pas été encore vendu. 
L’œil qui traîne finit alors par déceler une autre originalité : 
ces sandwichs ont des noms révolutionnaires, du simple Marx 
jambon-gruyère au Bakounine bacon-laitue-mayo en passant par 
le Louise Michel et ses poivrons.


Voilà bientôt cinq ans que l’établissement a ouvert. 
Lorsque cinq militants, d’âges et de milieux différents, se sont lancés 
dans une boulangerie bio autogérée pour mettre en pratique leur idéal 
politique communiste libertaire, rien ne présageait encore le succès 
qu’ils rencontrent aujourd’hui. Parmi le quintette de fondateurs issus de fédérations communistes et anarchistes, Pierre, le principal initiateur du projet, est le seul à avoir une formation de boulanger. 
Les autres sont informaticiens, graphistes, doctorants ou étudiants. 
Mais tous sont d’accord sur la direction à choisir : ni Dieu, ni maître, 
ce sera une boulangerie sans patron. 
Résultat : pas de hiérarchie dans la gestion, des salaires égaux, 
une rotation des tâches pour égaliser les compétences et des prix cassés 
pour les clients les plus modestes.

Les débuts sont alors difficiles. 
Lorsqu’ils rachètent le commerce – déjà une boulangerie – de l’angle 
de la rue de la Beaune, ils doivent se lancer dans des travaux 
de réaménagement, racheter des machines et contractent 
un prêt familial de 250 000€. 
Pas question de quémander des subventions, il faut être autonome dès le début. Les néo-boulangers de la toute nouvelle société coopérative travaillent 
jour et nuit, et la première année s’achève sur un déficit de 60 000€.

Thomas aux fourneaux au sous-sol.
Mais leur concept reste unique, et rapidement, les médias s’emparent
de la nouveauté. M6 lui consacre lui un sujet, et un vent de notoriété 
commence à souffler sur les briques rouges du petit bâtiment, 
semant avec lui des clients toujours plus nombreux. 
Bravant leur aversion militante contre la presse, les aventuriers 
conviennent de parler à tous les médias intéressés par leur projet. 
Les horaires d’ouverture passent rapidement de 16h-20h quelques jours par semaine à 8h – 20h six jours sur sept. 
Pour suivre le rythme, l’équipe doit s’élargir peu à peu au fil des ans. 
Certains partent vite, désillusionnés, après s’être fait à l’idée 
qu’ils gagneraient beaucoup en travaillant peu. 
Mais beaucoup d’autres arrivent, séduits par le projet, 
portant à dix personnes l’effectif actuel des travailleurs, dont neuf 
en équivalent temps-plein.

« Vendre du pain en apprenant à en faire, c’est un peu comme 
tenir un journal en apprenant à écrire ! », résume Thomas, 40 ans, qui raconte ses premiers mois à La conquête du pain
« Mais maintenant, reprend-il, on commence à connaître le métier, 
le travail est moins intense et nous sommes plus compétents ».


Ancien informaticien dans une école de commerce, il s’est lancé dans l’aventure avec les autres fondateurs à la rentrée 2010. Même sans avoir lu Marx, « parce que c’est chiant à mourir ». À le voir manipuler les bacs de pétrin dans la cuisine un poil bordélique du sous-sol, le passage du clavier au levain s’est fait avec succès. Il virevolte, ferme des robinets, jure quand certains d’entre eux s’ouvrent pour des raisons obscures, fait une bise à une amie de lycée de passage, balance un bon mot, pétrit quelques miches en préparation tout en décrivant dans un nuage de farine la satisfaction qu’il tire du métier malgré son mal de dos : « Je ne parle pas de bonheur, vu que je travaille quand même. Mais on se marre bien quand même ! »

Graffitis en sous-sol



Une marrade qui tourne bien. L’argent dégagé par les ventes permet de rembourser rapidement le prêt et de rémunérer 1350€ (« net, si c’était brut ce serait du vol ! ») chacun des boulangers. Si la question des bénéfices n’est pas encore d’actualité, les débats qui animent les Assemblées Générales qui réunissent les dix libertaires tous les quinze jours pour décider ensemble de la gestion sont déjà l’occasion d’en parler.


« On réfléchit à deux alternatives : soit augmenter nos salaires, prévoit Thomas, soit aider d’autres coopératives à se monter. Réunir le capital de départ pour commencer le projet n’est vraiment pas évident. »

Avec une baguette à 1€, d’autres variétés de pains qui coûtent quelques euros de plus et des prix qui suivent parfois la hausse de ceux des matières premières, la boulangerie pourrait encore une fois passer pour banale. Mais des « tarifs de crise » sont mis en place à destination des plus petites bourses. Thomas : « On a préféré ce mot plutôt que tarif social, qui inhibe les gens. Là, il suffit de demander le tarif de crise pour l’avoir. On n’est pas à la CAF, on ne demande aucun justificatif, on fait confiance aux gens, et en général ils jouent le jeu. » La baguette à 1€ passe alors à 75 centimes et les autres produits baissent de la même manière. Un café zapatiste – en soutien à un mouvement révolutionnaire d’extrême-gauche au Mexique – est aussi offert à tous ceux qui viennent s’installer à la table murale pour travailler ou discuter.



Si les produits ne sont pas tous bio, Thomas se défend, affirmant que ce n’est pas par manque d’ambition ni d’argent :

« On pourrait faire nos croissants avec des aliments bio. On les vendrait plus cher, mais on n’aurait aucun mal à les vendre quand même. Mais on n’aurait pas la même clientèle. »


Selon lui, un tiers environ des clients vient des cités voisines quand le reste est issu d’un milieu plus aisé. Et les militants, « anarchistes organisés », comme dit Jules, ne comptent pas abandonner leur rôle social.

Le groupe, qui réunit toutes les tranches d’âge entre 22 et 61 ans, fait tous les soirs des « récups » : hors de question de gaspiller ces baguettes bio invendues. Les produits restants de fin de journée sont redistribués aux personnes du quartier dans le besoin. Si personne n’ose vraiment y toucher au début, le rapport à ce pain frais distribué change vite, et les stocks sont désormais systématiquement écoulés. Les repas de quartiers qu’ils organisent sont aussi d’autres occasions de faire profiter les Montreuillois de leurs productions.

Exemple de tract sur le panneau d’affichage.


Pour tous ces fondus de politique – qui vont parfois « se disputer sur une virgule d’un texte marxiste mais dont les opinions sont proches » – la boulangerie ne doit pas être la fin de leur engagement. Sur le panneau de liège qui fait face au comptoir, les tracts se disputent le peu de place qu’il reste. Soutien aux Kurdes de Kobané combattant l’Etat Islamique – et au passage d’extrême-gauche -, mobilisation pour Rémi Fraisse, défense des sans-papiers, ventes caritatives pour les réfugiés Syriens : les causes pour lesquelles les boulangers se mobilisent et mobilisent sont légion. En outre, ils se déplacent à la Foire de l’autogestion de leur ville pour y organiser les premières rencontres boulangères alternatives, espérant voir leur projet faire des petits. Pas sectaires pour un sou – « on n’est ni une bande de potes, ni une communauté. » prévient Thomas – ils ont un objectif premier : vendre du bon pain.

C’est d’ailleurs le premier atout que citent les clients, qui arrivent en flux continu malgré la torpeur d’une après-midi de printemps : acheter du bon pain. « Leurs produits bio me plaisent beaucoup », s’enthousiasme un quinquagénaire pressé. 
« On vient pour la qualité des sandwichs. Et puis leur projet alternatif nous plaît. », décrit un couple de trentenaires sur le pas de la porte avec leur baguette sous le bras.

Le pain de la boulangerie est fait de farine et de céréales bio.


Ce contact avec les clients, Sophie** y tient. Livreuse de l’établissement, elle s’explique d’une voix posée :


« On a de bons rapports avec eux. Si je suis ici, c’est aussi parce que j’ai été séduite par l’idée, et après un an, tout va bien. On verra comment la boulangerie va évoluer. »

Les prochaines étapes du projet, c’est un sujet qui anime les discussions des conquérants du pain. Thomas parle sans complexe de la fin de l’aventure qui devra un jour arriver, « parce que tout a une fin ». Lui-même perçoit d’ailleurs les limites de leur autogestion, déjà mises en avant par Rue89 :

« Il y a toujours des tâches où certains seront meilleurs que d’autres qui nécessitent des années d’apprentissage. Ce n’est pas pour autant que les élites sont nécessaires, l’histoire a montré suffisamment de drames pour qu’on le comprenne. Mais avec le temps, on perd quelques illusions. Certains militants qui avaient mené des projets similaires et donc essuyé quelques plâtres nous ont beaucoup aidés dans nos moments de doute. Ils nous ont dit comment ils avaient surmonté tel ou tel problème ».

Vers quoi se diriger pour La conquête du pain ? Ouvrir d’autres franchises ? Aider les autres coopératives à se monter ? « Mon départ n’est pas encore au programme. On ne peut pas partir d’ici comme ça, sans se poser des questions sur notre lien affectif, politique, social avec cet endroit ! s’exclame-t-il. Mais la question de la transmission sera une loooongue discussion ! »


* La conquête du pain est aussi le titre d’un livre de Pierre Kropotkine, théoricien du socialisme libertaire du XIXème siècle.
** Le prénom a été changé.

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