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vendredi 21 novembre 2025

« Ne meurent que ceux qu’on oublie » : ces bénévoles veillent sur les morts de la rue

 

« Ne meurent que ceux qu’on oublie » : 

ces bénévoles veillent 

sur les morts de la rue

 

1er novembre 2025


À Bruxelles, le collectif Morts de la rue se bat pour que chaque personne ayant vécu dehors ait droit à un adieu digne. Face à l’indifférence, ils rappellent que la mort aussi dit la justice sociale.

Le ciel est bas, couleur d’étain. Un babil d’oiseaux s’élève, happé à intervalles réguliers par le grondement d’un avion. Le vent soulève quelques feuilles mortes — celles encore entières, pas encore dissoutes sur le sol boueux — entre les croix de bois alignées.

Dans ce coin reculé du cimetière de Bruxelles, les morts n’ont ni marbre ni épitaphe. Juste une plaque vissée, parfois un nom, parfois rien. Depuis l’été 2025, la Ville n’a même plus payé son fournisseur : plus de croix, plus de bois. Le temps passe, et les morts se pointent sans signe distinctif. Plus simple, tu meurs.

Yves, 55 ans, ancien sans-chez-soi, marche d’un pas claudiquant entre les allées, les bras croisés dans le dos, béret enfoncé jusqu’aux oreilles. À ses côtés, Florence Servais, 41 ans, travailleuse sociale, s’arrête sur des plaques familières : Valentino, Jolanda… Son ruban rouge dans les cheveux, son blazer rouge et ses chaussures roses tranchent avec le gris ambiant. Plus loin, Cléo, 36 ans, entrepreneure de pompes funèbres, redresse une petite statue d’ange couchée dans l’herbe. Autour d’eux, la terre fraîche raconte les enterrements récents — ceux qu’on ne peut s’offrir en grande pompe.

Recueillir des fragments de vie

Tous trois appartiennent au collectif Morts de la rue, une poignée de citoyens, d’anciens sans-chez-soi et de travailleurs sociaux décidés à ce qu’aucune personne ayant vécu dehors ne parte seule. Depuis vingt ans, ils veillent sur ces tombes modestes, recueillent des fragments de vie, affrontent les humeurs du ciel et l’indifférence. « "Ne meurent que ceux qu’on oublie", c’est notre philosophie », résume Florence.

 Tout commence en 2005. Deux corps sont retrouvés à la gare du Midi : deux hommes morts depuis plusieurs jours, que personne n’avait réclamés. Le silence qui entoure leur disparition révolte un petit groupe d’habitants et de travailleurs sociaux. De cette indignation naît une promesse : plus personne ne partira sans que l’on se soucie de lui.

Yves, Cléo et Florence remettent sur une tombe des éléments de décoration qui ont été déplacés. © Jeanne Fourneau / Reporterre

Sous la coordination de l’association sans but lucratif (ASBL) Diogènes, le collectif s’organise. Autour de la table : des habitants de la rue, des bénévoles, des proches, des associations sociales. Leur mission est simple et immense : offrir un adieu digne à ceux que la société a laissés de côté. Depuis, ils ont recensé plus de 760 décès et organisé plus de 500 cérémonies. L’âge moyen des défunts : 48 ans. La moitié vivaient encore dehors.

« Un mort de la rue, explique Florence Servais, coordinatrice de l’association, ce n’est pas forcément quelqu’un qui est mort dehors. C’est souvent quelqu’un dont la vie a connu la rue, des ruptures, des retours. »

« On demande juste un minimum de respect »

Souvent, tout commence par un coup de fil. Un hôpital, un centre d’accueil, la police. Alors le collectif s’active : retrouver le corps avant qu’il ne soit déplacé, chercher un nom, des proches. Parfois il faut insister. « Nous, on n’a pas accès au registre national, rappelle Florence. Les hôpitaux, si. Alors on pousse, on relance. »

Quand une famille est retrouvée, le collectif l’accompagne. Sinon, c’est lui qui s’en charge : même sans proches, il faut quelqu’un pour dire au revoir. Ce quelqu’un, le plus souvent, c’est eux : Florence, Cléo, Yves et les autres.

Ils demandent trente minutes de recueillement. Il arrive qu’on leur en accorde à peine quinze. « Les fossoyeurs sont pressés », regrette Florence. « On demande juste un minimum de respect : qu’on ne les enterre pas à la chaîne, qu’on puisse personnaliser ce moment », ajoute Cléo. 

Florence montre une photo d’un enterrement organisé par le collectif. © Jeanne Fourneau / Reporterre

Des galets peints, un mot au feutre sur le couvercle. Une chanson s’élève d’un téléphone portable — souvent le « GSM » d’Yves, comme il dit. L’autre jour, c’était « Dirty Old Town » de The Pogues pour un Irlandais, « Le Moribond » de Jacques Brel pour d’autres. Yves, lui, préfère la cornemuse. Ça lui secoue les tripes et ça remue ce qu’il garde au fond. « C’est magique, ça ouvre quelque chose. »

Pour Yves, ces rituels ont une saveur particulière. Il a connu la rue en 2012, après une succession d’effondrements : une rupture, un logement perdu, des promesses non tenues. « J’étais cassé par la vie », dit-il, le sourire creusant de fines pattes d’oie au coin de ses yeux. Son histoire coule à haut débit, sinueuse et impétueuse, comme une rivière ayant franchi mille torrents.

« On meurt de solitude »

Sous le grand auvent du Brico, place de Brouckère, il vivait côte à côte avec Papayan, un Polonais qui lui a appris à survivre. « On savait où manger, où se laver. On se serrait les coudes, on rigolait. » Puis il ajoute, plus grave : « La rue, attention, c’est aussi la guerre des territoires. »

La peur, les vols, la fatigue de dormir sur ses gardes. « Le plus précieux, c’est les chaussures. Tant que t’as tes pieds, t’as une chance de trouver à manger, de te réchauffer, d’aller faire tes papiers. T’existes. »

Trois ans plus tard, Papayan lui shoote le derrière : « “Ça suffit Yvo, tu sors de cette rue. Reviens nous sauver.” » Yves obéit. Grâce aux liens tissés avec le collectif, il se relève, retrouve un logement, une stabilité fragile. « C’est eux qui m’ont sorti de là. C’est ma famille. »

Aujourd’hui, il vit en logement social, suit des formations, parle dans les écoles. Il se dit « entrepreneur social » : « Je raconte mon histoire pour que d’autres sachent que c’est possible de s’en tirer, même si je sens bien que mon équilibre est encore précaire, entre les dettes et le coût de la vie. »

Il a enterré, ces dernières années, une quinzaine de connaissances. « Chaque fois, c’est dur, je me vois à leur place. Mais au moins, avec nous, c’est plus juste : ils ne partent pas comme des chiens errants. » Parfois, quand la vie tangue, il écoute « Un homme debout », la chanson de Claudio Capéo. L’émotion le traverse, puis il se remet debout.

Yves, membre du Collectif des morts de la rue, ancien sans-chez-soi, se recueille sur l’une des tombes du carré des concessions de cinq ans au cimetiere de Bruxelles à Evere. © Jeanne Fourneau / Reporterre

Derrière la douceur des gestes, une colère gronde. Précarité, expulsions, refus de soins, papiers manquants : derrière chaque disparition, une même trame. « L’idée qu’on meurt de froid dans la rue est répandue, remarque Florence, mais elle est en partie fausse. On meurt de solitude, de ne plus compter pour personne, d’avoir été abandonné. »

Florence se remémore l’histoire de Joël, un jeune footballeur venu du Cameroun dans l’espoir de décrocher un contrat. Il est mort seul sur un terrain vague : « La commune m’appelle : “On a un problème avec notre frigo, on ne peut pas le garder, il fait trop chaud.” On a gagné quelques jours, trouvé un funérarium, payé de notre poche. Le temps que des amis puissent lui dire au revoir. Il avait la vingtaine. C’était un gâchis immense. »

Après vingt ans d’existence, malgré quelques avancées — les tombes identifiées en sont une — les obstacles restent innombrables. Communes indifférentes [il y en a dix-neuf dans la région de Bruxelles], procédures absurdes. « Parfois, on nous prévient après l’enterrement », soupire Florence. Des cercueils sans témoin, des croix qui disparaissent. « On demande juste des choses simples. Mais on voit bien que dès qu’on arrête de se battre, ils cessent de prendre soin. »

Pour une sécurité sociale de la mort

Cléo, elle, se reconnaît dans la proposition d’une “sécurité sociale de la mort”, portée par le collectif français du même nom : « Les pompes funèbres devraient être un service public — et je dis ça en gagnant ma vie grâce à ce métier. Le minimum doit être garanti. On cotise toute notre vie, on paie la TVA sur tout ce qu’on achète, et au moment où on meurt, on n’existe plus. Ce n’est pas normal. »

Pour elle, qui est aussi présidente de l’ASBL Compostez-moi ! — qui a pour but d’obtenir l’introduction dans le droit belge du compostage funéraire — leur engagement s’inscrit pleinement dans une écologie du lien. « L’écologie, rappelle-t-elle, c’est d’abord être en logique avec son environnement. »

Or, rien n’est plus incohérent, selon Cléo, que d’abandonner les plus fragiles au bord du chemin. Et puis, « le plus grand ennemi de l’écologie, c’est le capitalisme », dit-elle sans détour. « Tant qu’on n’existe que si on a de l’argent, on reste dans une logique mortifère. » À ses yeux, chaque déplacement du collectif, chaque cérémonie, est un acte de résistance — une façon de réaffirmer que la dignité dans la mort, elle aussi, fait partie du soin au vivant.

Cette « écologie du lien » se déploie chaque année, début novembre, quand le collectif organise une cérémonie sur la place de l’Albertine, au cœur de Bruxelles. Un arbre y a été planté pour les morts de la rue. Quand le vent s’y engouffre, il semble porter les murmures de ceux qui sont partis, rappelant qu’ils ont un jour existé. 

Sur le sac à dos de Cléo, un pins indique «  Compostez-moi quand je meurs  ». © Jeanne Fourneau / Reporterre

Dans les couloirs des structures d’accueil, la mort laisse toujours une trace. « Elle fait partie de notre travail, mais on ne s’y habitue jamais vraiment », confie Alexandra Trips, psychologue au sein du programme « Housing First », qui propose un accès direct au logement pour des personnes sans chez-soi, souvent confrontées à des troubles psychiques lourds ou à des addictions.

Elle raconte combien la présence du Collectif des morts de la rue agit comme un appui essentiel, parce qu’il sait trouver la juste place : soutenir sans s’imposer, alléger les démarches administratives, faciliter le lien avec les services, et, quand il le faut, être là au moment des funérailles. « Sans chercher la lumière, le collectif apporte un réconfort discret aux travailleurs sociaux, souvent démunis face à la mort de personnes qu’ils ont accompagnées. Leur présence amène de la douceur quand c’est le moment de dire au revoir. »

Yves remet sa casquette, Cléo ramasse un bouquet fané, et Florence fronce les sourcils devant des croix jetées dans la poubelle. Une autre cérémonie se déroule à quelques enjambées, dans un autre monde, où la terre n’est pas nue.

Avant de partir, Yves s’arrête devant une tombe. Il ajuste un galet bleu. Une manière de dire : On pense à vous. Dans la boue du carré des indigents, un peu de chaleur demeure.

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Source : https://reporterre.net/Ne-meurent-que-ceux-qu-on-oublie-ces-benevoles-veillent-sur-les-morts-de-la-rue

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