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mercredi 25 août 2021

Madeleine Riffaud, franc-tireuse de tous les combats

Madeleine Riffaud, 

franc-tireuse 

de tous les combats

 

Juliette Bénabent

Publié le 20/08/21

 

Dans une forêt du Vietnam, en 1965 : Madeleine Riffaud (avec des nattes) soutient le Vietcong.

©Collection Madeleine Riffaud

 


 RÉCIT – Résistante à 18 ans, poétesse, reporter de guerre, amie d’Éluard et de Hô Chi Minh, Madeleine Riffaud a vécu mille vies, et survécu à toutes. Mais l’intrépide combattante a longtemps tu son passé, avant de livrer son témoignage. Nous l’avons rencontrée chez elle, à Paris. Chaleureuse, bavarde, gouailleuse…

 

Elle n’a jamais pensé vivre vieille, pourtant son existence entière semble un défi à la mort. Enfant, dans la Somme meurtrie par la Première Guerre mondiale, elle s’en sort par miracle quand une vieille bombe explose et tue deux de ses camarades, qui « récupéraient le cuivre pour acheter des bonbons ». Résistante, à l’été 1944, elle réchappe des geôles de la Gestapo, « par hasard, par chance et parce que des anges devaient veiller sur moi ». En 1945, elle survit à la violente dépression de la combattante sans combat. En 1962, à la folie meurtrière de l’OAS (Organisation de l’armée secrète), dans l’Algérie en feu. La fièvre typhoïde et la tuberculose n’auront pas non plus sa peau, ni, plus tard encore, les bombes américaines au Vietnam…

Survivre à tout, et raconter. C’est la double mission qui a traversé la vie de Madeleine Riffaud. Résistante, poète, reporter de guerre, elle eut pour amis Paul Éluard, Louis Aragon et Vercors, Lucie et Raymond Aubrac, Henri Alleg ou Maurice Audin. De Gaulle lui décerna la croix de guerre avec palme, Pablo Picasso dessina son portrait, Hô Chi Minh l’appelait « ma petite fille ».

La petite fille aura bientôt 97 ans, mais « ne me parlez pas de vieillesse, hein ! ? C’est l’excuse des médecins quand ils ne savent pas me soigner ». Sourcils perpétuellement froncés sur regard noir, immuable natte posée sur l’épaule gauche, elle est chaleureuse et bavarde, un peu autoritaire aussi, et surtout dotée d’une mémoire fascinante et d’un exceptionnel talent de conteuse.

“L’esprit de résistance.”

À peine une question esquissée, la voix démarre, grave et éraillée – « la tuberculose a foutu en l’air mes cordes vocales » , et la mémoire cavale d’un lieu et d’une décennie à l’autre, dans un récit ardent, aux virages spatio-temporels plutôt serrés. De la campagne picarde où elle a grandi aux villages algériens, du cachot des SS aux souterrains vietcongs. De la table de Picasso (« chez lui, je mangeais du caviar ») à l’hôpital parisien où elle s’infiltra, en 1974, pour raconter le système de santé dans un ouvrage d’une troublante actualité 1.


Madeleine Riffaud et Picasso en 1958, à Vallauris. « Chez lui, je mangeais du caviar. »
 

©Collection Madeleine Riffaud

 

Pris de vertige, on se croit perdu, mais il suffit de se laisser porter : chaque digression, parfaitement maîtrisée, façonne un récit foisonnant de détails, stupéfiant de précision. Mimant les scènes depuis son canapé parisien, rapportant les dialogues au style direct, Madeleine Riffaud virevolte dans son passé. L’écouter, c’est plonger dans une vie qui en contient cent, et épouse le XXe siècle avec pour fil rouge ce qu’elle appelle « l’esprit de résistance ». « On l’a ou on ne l’a pas. Moi je l’ai, mais ça ne fait pas de moi une héroïne. »

Dans la Résistance, elle s’appelait Rainer. Elle y est entrée à 18 ans, grâce à son « amoureux » Marcel Gagliardi, étudiant communiste rencontré en 1941 au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, en Isère. « Nous étions tubards [tuberculeux, ndlr] tous les deux, et lui il en est mort, en 1945. Il a attendu d’être sûr que je survivrais… » Elle choisit comme pseudo Rainer, comme Rilke : « Un prénom d’homme et de poète, et allemand. Je n’ai jamais détesté les Allemands. Seulement les nazis. »

“J’aimais bien faire de faux ordres de réquisition d’armes en vue de l’insurrection, signés Charles de Gaulle.”

À Paris, jeune fille aux longs cheveux noirs, toujours un bouquin sous le bras, elle suit des études de sage-femme – une couverture qui s’avérera utile. Agent de liaison, elle dépose colis et messages dans toute la ville, à pied ou à vélo, harangue les étudiants pour critiquer l’Occupation, vole des tickets de rationnement dans les mairies d’arrondissement. « J’étais une voleuse-née ! J’aimais bien aussi faire de faux ordres de réquisition d’armes en vue de l’insurrection, signés Charles de Gaulle. On les fabriquait, comme nos tracts, avec un jeu d’enfant aux lettres de plomb, Le Petit Imprimeur, qu’on trouvait chez les marchands de jouets. »



Le portrait qu’a fait Picasso de Madeleine Riffaud, en 1945, le jour de ses 21 ans.

©Collection Madeleine Riffaud


Très jeune, Rainer a appris de son père, vétéran de 14-18, à conduire une voiture et tirer au fusil. La guerre avance, et elle veut prendre les armes. C’est ainsi qu’elle va devenir la jeune femme dessinée par Picasso, fin 1944. Elle a vendu le portrait, abîmé, mais garde une copie au mur, près de la fenêtre. « Le visage est doux, sauf le regard. Ces yeux-là, ils reviennent de l’enfer. » Quand Madeleine s’appelait Rainer, l’enfer logeait au 11, rue des Saussaies, à Paris : un des sièges parisiens de la Gestapo. En juillet 1944, la lutte s’intensifie et les FTP (francs-tireurs et partisans) sont encouragés à agir au grand jour, pour mobiliser la population alors que le débarquement vient d’avoir lieu. Rainer perd un camarade, Martini, abattu par un Allemand qu’il avait épargné la veille. Un mois plus tôt, c’était le supplice d’Oradour-sur-Glane – dont les instituteurs, assassinés avec leurs élèves, étaient des amis des parents de Madeleine, instituteurs eux aussi.

“J’ai pensé : maintenant, il faut mourir dignement.” (lors de son arrestation par la Gestapo)

Rainer décide, seule, de suivre le mot d’ordre « chacun son Boche ». Le dimanche 23 juillet, elle part à bicyclette, munie d’un revolver dérobé à un garde du fort de Vincennes. Sur le pont de Solférino, elle met pied à terre et abat calmement de deux balles dans la tête un gradé allemand. Aussitôt arrêtée par un milicien, elle est livrée à la Gestapo. « J’ai pensé : maintenant, il faut mourir dignement. » Mais c’est un autre sort qui l’attend, durant près d’un mois, au gré d’allers et retours entre les geôles SS et celles de la police française. « Ils m’ont bien tabassée – il ne faut pas dire “torturée”, puisque j’ai gardé mes yeux, mes seins et mes doigts. » Nez cassé, colonne vertébrale en miettes, mâchoire brisée. Elle est privée de sommeil pendant des jours. « Aujourd’hui encore, je ne sais plus dormir sans pilules, mon cerveau a perdu le réflexe. Mais le pire, c’était la torture mentale. Les Français m’ont fait croire que c’était mon père qui hurlait à côté. Un agent m’a dit tout bas que c’était faux, je n’ai jamais pu le remercier. Je les ai vus s’acharner sur une femme enceinte à coups de pied dans le ventre. Après, j’ai fait naître son bébé mort. Pour me faire parler, les Allemands, eux, me faisaient assister à leur “jardin des supplices”. Je n’oublierai jamais cet adolescent, ils lui ont brisé les membres mais il me faisait “non” de la tête pour que je ne dise rien. Ni ce couple, atrocement mutilé l’un devant l’autre. Les SS criaient : “Regarde, regarde !” J’ai pensé : “Vous voulez que je regarde ? Je regarde. Et après, je raconterai.” C’est ce que j’ai fait toute ma vie. »

“Je ne sais pas comment, mais j’ai tenu.”

Le 5 août au matin, quelques minutes avant d’être fusillée, elle est extraite du groupe des condamnés : le propriétaire du revolver volé l’a reconnue. De nouveau dix jours de supplices, à Fresnes cette fois, puis elle est mise le 15 août dans le dernier train pour Ravensbrück. Sans avoir parlé. « Je me suis souvent demandé, plus tard, si j’avais craqué puis oublié… Mais non. Personne n’a été arrêté, aucune planque grillée après ma détention. Je ne sais pas comment, mais j’ai tenu. » Gare de Pantin, des codétenues la forcent presque à s’évader du train. « Une femme a décousu son ourlet pour me donner une image de sainte Thérèse de Lisieux. J’ai longtemps cherché cette femme, en vain. Mais l’image, je l’ai toujours, je la veux dans mon cercueil. »

La compagnie Saint-Just des FTP parisiens, avec laquelle Madeleine Riffaud a attaqué un train allemand.

©Collection Madeleine Riffaud


Rainer est enfin libérée lors d’un échange de prisonniers, dans la nuit du 18 au 19 août 1944 : « Ça tirait de partout, l’insurrection de Paris commençait ». Après une nuit de repos et une assiette de nouilles à la tomate (c’est toujours le plat qui la réconforte), elle rejoint la compagnie Saint-Just des FTP parisiens. Le 23, elle conduit l’arrestation d’un train allemand sous le pont de Belleville-Villette. « À quatre, on a fait 80 prisonniers. Le soir, on a mangé et bu les provisions du train, du chocolat, du whisky… D’un coup, je me suis souvenue que c’était mon anniversaire. J’avais vingt ans. »

“Paul Éluard m’a sauvé la vie.”

Après la Libération de Paris, le 25 août, à laquelle son groupe participe depuis les toits de la place de la République, c’est la chute. « Mes copains sont partis continuer le combat sur le front de l’est. J’étais une fille, j’étais mineure : on n’a pas voulu de moi. J’étais perdue et suicidaire. C’est Paul Éluard qui m’a sauvé la vie. » Elle le rencontre le 11 novembre 1944 après le défilé sur les Champs-Élysées, présentée par l’écrivain Claude Roy – qu’elle avait connu lors d’une conférence au sanatorium où elle se soignait en 1941, une vie plus tôt. « Éluard et sa femme, Nusch, m’ont adoptée. » Le poète, dont les vers Liberté étaient parachutés au-dessus des maquis, restera son ami jusqu’à sa mort, en 1952. Au début de 1945, il publie les poèmes de Madeleine Riffaud dans son Éternelle Revue, puis préface en 1945 son recueil Le Poing fermé. Pour dessiner son portrait, il lui présente Pablo Picasso.

“Les yeux bandés, le mouchoir bleu, le poing levé, le grand adieu.”

Car la jeune femme écrit, depuis ses 15 ans. Sur les paysages de son enfance – la Somme et ses cimetières militaires. Sur son grand-père adoré : « Il inventait des chansons, et créait des variétés de roses dans le jardin de notre école. » En prison, la veille de son exécution programmée, dans la marge d’un livre religieux donné par une geôlière : « Ceux-là, demain, qui me tueront/Ne les tuez pas à leur tour./Ce soir, mon cœur n’est plus qu’amour/Ce sera comme la chanson :/Les yeux bandés, le mouchoir bleu/Le poing levé, le grand adieu. »


Hô Chi Minh, président de la république démocratique du Vietnam, l’appelait « ma petite fille ».

©Collection Madeleine Riffaud


Pour continuer d’écrire en restant fidèle à « l’esprit de résistance » et à la promesse qu’elle s’est faite rue des Saussaies – « regarder et raconter » –, Madeleine Riffaud trouve sa voie : reporter de guerre. Son mariage avec le résistant Pierre Daix, en 1945, ne dure pas : « J’ai essayé la vie normale, le couple, la famille. Mais je ne pouvais pas. J’avais besoin de situations extrêmes, au milieu des combattants je me sentais guérie. » Elle entre à Ce soir, le journal d’Aragon, où elle se lie avec la journaliste Andrée Viollis, qui lui présente Hô Chi Minh. Puis ce sera La Vie ouvrière, L’Humanité. Elle tombe amoureuse du Vietnam, et y vit quelques mois en 1955 avec le poète Nguyen Dinh Thi, qui restera le grand amour de sa vie jusqu’à sa mort en 2003, et dont elle garde la photo près de sa cheminée. Elle écrit des articles fiévreux sur la jeune nation vietnamienne qui peine à sortir de sa guerre d’indépendance contre la France. « Mais Hô Chi Minh m’a dit que je devais partir, parce qu’on ne fait pas la révolution dans le pays des autres. » Elle reviendra au Vietnam, en 1964, pour s’infiltrer plusieurs mois parmi les rebelles vietcongs qui ferraillent contre les Américains : ses reportages écrits et audiovisuels seront diffusés dans le monde entier.


Avec le poète Nguyen Dinh Thi, au Vietnam. L’amour de sa vie, jusqu’à sa mort en 2003.

 

©Collection Madeleine Riffaud


“L’Algérie, la guerre la plus sale que j’aie vue.”

Entre-temps, elle aura découvert l’Algérie – « la guerre la plus sale que j’aie vue » – et dénoncé dès 1958 les tortures subies par les étudiants pro-FLN dans les caves du ministère de l’Intérieur, rue des Saussaies, là même où elle est passée. « J’étais une journaliste anticolonialiste. Je ne voulais pas que mon pays se conduise avec d’autres comme les nazis avec nous. Je n’avais pas combattu pour cela », dira-t-elle à France Culture en 1993.

À Bizerte, début des années 1960, auprès de jeunes Algériens réfugiés en Tunisie pendant la guerre.

©Collection Madeleine Riffaud


Condamnée à mort, encore, par l’OAS (« quel honneur ! »), qui résiste toujours à Oran en juin 1962, elle y part pourtant en reprenant son pseudo Rainer. Un camion se jette contre la voiture qu’elle occupe avec deux confrères. « Là aussi, j’ai pensé : il faut mourir correctement. » Elle s’en tire après quatre jours sans soins, traquée par l’OAS. Main écrasée, os disloqués, nerf optique endommagé : elle subira des mois d’hôpital et d’opérations, et porte encore les stigmates de cet attentat.

“Bon allez, il faut que je continue, sinon on n’en finit pas !”

« Mais je n’ai pas du tout envie de raconter mes bobos, tant qu’on a des forces il faut les donner. » Comme antidouleur, elle préfère la nicotine de ses petits havanes et la chaleur du whisky japonais. Elle ne voit plus, mais son appartement est toujours fleuri : hortensias séchés dans la cheminée, roses fraîches lui rappelant son grand-père et Paul Éluard. « Il me demandait toujours de lui en apporter une seule, pour la regarder vivre et faner. Bon allez, il faut que je continue, sinon on n’en finit pas ! »

Pendant cinquante ans, Madeleine Riffaud, comme tant d’autres, n’a rien dit de sa guerre. « On n’avait pas envie de propager toute cette boue, cette souffrance. » Et puis un jour de 1994 : « Mon ami [Raymond] Aubrac m’a dit : “Madeleine, veux-tu ouvrir ta gueule ? Pour qu’on n’oublie pas nos camarades tombés à 18 ans.” Je ne l’ai plus jamais refermée. » Des milliers d’élèves ont reçu sa visite, des documentaristes l’ont filmée, elle a pris la parole aux obsèques de Lucie Aubrac en 2007, comme elle le fera aux Buttes-Chaumont le 25 août prochain, pour commémorer l’arrestation du train allemand. Depuis trois ans, elle travaille avec Jean-David Morvan, scénariste de bande dessinée, pour un album en trois tomes 2 : « Il faut s’adresser aux jeunes, il paraît qu’ils aiment bien ça. » Au téléphone, des anonymes lui demandent de l’aide, une écoute bienveillante, des conseils. « Moi, ça m’aide d’aider les autres, sinon rester en vie n’aurait servi à rien. » À tous, elle dit que chacun doit inventer sa résistance. Que la seule cause perdue, c’est celle qu’on abandonne. Et brandit la devise du professeur Paul Langevin, physicien communiste incarcéré par la Gestapo (devise empruntée au romancier Marcel Prévost) : « “Il faut mourir jeune, le plus tard possible.” Je suis bien partie, non ? »


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1 Les Linges de la nuit. Réédition Michel Lafon à paraître en août 2021, 288 p., 17,95 €.

2 Madeleine, résistante, tome 1, « La Rose dégoupillée », de D. Bertail, J.-D. Morvan et M. Riffaud, éd. Dupuis, à paraître le 20 août 2021, 136 p., 23,50 €.


Source : https://www.telerama.fr/debats-reportages/madeleine-riffaud-franc-tireuse-de-tous-les-combats-6945985.php?xtor=EPR-166


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