La guerre de l’eau,
un conflit explosif
dans les Pyrénées-Orientales
15 décembre 2025
Luc, maraîcher bio à Estagel (Pyrénées-Orientales), est très critique à l'égard du projet d'irrigation. - © David Richard / Reporterre
Face à la sécheresse dans les Pyrénées-Orientales, les pouvoirs publics misent sur l’irrigation. Au risque de provoquer une guerre de l’eau. Omerta, pressions politiques, maraîchers inquiets... Le sujet est explosif.
Espira-de-l’Agly, Estagel, Latour-de-France (Pyrénées-Orientales), reportage
« Vous voulez nous piquer notre eau ! » Ce mercredi de novembre, l’élégante salle des fêtes de Latour-de-France bruisse d’indignation. Jardiniers ou paysans, ils sont venus en nombre exprimer leurs craintes. En face, représentants de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire et productiviste, et services de l’État peinent à cacher leur impatience. « C’est une des premières guerres de l’eau du département », commente un des participants.
Au cœur de la discorde hydraulique : un tuyau de 10 km qui permettrait d’amener davantage d’or bleu aux vignes et abricotiers de la plaine de Rivesaltes. « Un projet qui va bénéficier à toute la vallée », selon Jean Bertrand, salarié de la chambre d’agriculture catalane, dirigée par la FNSEA. Mais pour les habitants de l’amont, chez qui la précieuse ressource va être puisée, l’inquiétude est palpable : « Avec le peu d’eau que vous allez nous laisser, c’est la mort pour nous. »
« C’est la mort pour nous »
Tous les ingrédients sont réunis pour rendre le sujet explosif. Une ressource en chute libre et une demande en eau qui explose, des agriculteurs exsangues et des petits jardiniers inquiets... Le tout saupoudré d’omerta et enrobé de pressions politiques.
La rivière disparaît sous terre
Pour bien comprendre le problème, il faut remonter deux ans en arrière. Les Pyrénées-Orientales traversaient alors une sécheresse historique. Entre avril 2023 et mars 2024, le déficit de pluie a atteint jusqu’à 70 % dans l’est du département. Avec des conséquences catastrophiques pour l’agriculture : des abricotiers morts sur pied, des vignes desséchées… En pleine mobilisation agricole, l’État a redouté une crise potentiellement explosive. Il fallait répondre, vite et fort.
Le 22 mai 2024, le ministre de la Transition écologique de l’époque,
Christophe Béchu, lançait en grande pompe un plan de résilience pour
l’eau, assorti d’un chèque de 10 millions d’euros. Dans la foulée, il
annonçait soutenir « sept projets concrets faisant consensus » dans le département, dont plusieurs portés par la chambre d’agriculture. Parmi eux, la « priorité des priorités », selon la directrice du plan eau, Christine Portero-Espert : « La sécurisation de l’alimentation des réseaux d’irrigation de l’Agly aval. » Notre fameux tuyau.
S’il y a urgence, c’est que la vallée de l’Agly est la zone la plus affectée par la sécheresse. À Rivesaltes, les habitants n’ont pas vu couler le fleuve de décembre 2022 à octobre 2024. Une situation exceptionnelle, mais pas surprenante : en un demi-siècle, « le débit des fleuves côtiers méditerranéens a diminué de 30 à 40 %, dont au moins 20 % directement lié au changement climatique », explique l’hydrologue Wolfgang Ludwig, qui prévoit la quasi-disparition de ces cours d’eau d’ici la fin du siècle, dans les pires scénarios climatiques.
Un séisme hydrologique au pays catalan. « Historiquement, il y a de l’eau dans les Pyrénées-Orientales, grâce à la fonte des neiges, rappelle le chercheur. Il y a donc ici une culture de l’irrigation très développée, qui a été une chance, mais qui est aujourd’hui une grande vulnérabilité. » Car l’abondance hydrique a retardé l’adaptation au changement climatique — et poussé une partie des agriculteurs du Rivesaltais à miser sur l’abricot, une culture très gourmande en eau.
Dans la vallée de l’Agly, le fleuve alimente tout un réseau d’irrigation, dont une partie héritée du Moyen-Âge. Autour de Latour-de-France et d’Estagel, quelque 280 hectares — de petits potagers comme des exploitations viticoles — sont ainsi arrosés. À Rivesaltes, près de 400 hectares en bénéficient.
L’Agly, ici au niveau de Cases-de-Pène, alimente tout un réseau d’irrigation. © David Richard / Reporterre
Cerise sur le gâteau aride, le cours d’eau traverse — entre Latour-de-France et Rivesaltes — une zone rocheuse comparable à un gruyère : le karst des Corbières. En clair, une grande partie de la rivière disparaît sous terre. En période de sécheresse, le karst pourrait absorber jusqu’à 3 000 litres par seconde, selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Résultat, en aval, les canaux d’irrigation alimentés par l’Agly sont régulièrement vides.
Jusqu’ici, la parade consistait à lâcher d’importantes quantités d’eau depuis le barrage de Caramany, à 30 km en amont, pour « passer le karst ». Sauf que la réserve se vidait à vue d’œil. D’où l’idée — apparemment simple — des élus de la chambre d’agriculture : court-circuiter la zone poreuse grâce à un tuyau. « On aura besoin de lâcher moins d’eau en période sèche pour assurer les besoins agricoles », se réjouit Jean Bertrand.
« On joue aux apprentis sorciers »
Selon les calculs de la compagnie BRL — mandatée pour étudier le projet —, entre 1 et 4 millions de m3 seraient ainsi « économisés » les années sèches, sauvegardés dans le barrage. Et le tour est joué ! Pas si simple, mettent en garde plusieurs experts — qui souhaitent tous rester anonymes, signe que le sujet est tendu. Car le karst alimente les nappes du Roussillon — précieuses réserves d’eau douce pour le littoral catalan, menacées par l’intrusion saline —, mais également l’étang de Salses-Leucate. Pour « sécuriser » son accès à l’eau, la métropole de Perpignan projette aussi de multiplier par quatre ses prélèvements dans cette zone calcaire décidément très convoitée.
« Qui pourra se payer l’eau ? »
Interrogés par Reporterre quant aux incidences de ce projet sur l’alimentation en eau douce du territoire, les acteurs locaux bottent en touche. La métropole ne nous a pas répondu. Le syndicat de l’étang de Leucate indique qu’« à ce stade, la commission locale de l’eau [qui réunit élus et usagers] n’a pas été consultée sur ce dossier ». Pour le syndicat du bassin de l’Agly, « de nombreux points techniques et opérationnels doivent encore être étudiés et précisés » avant qu’il puisse « s’exprimer publiquement ». Rien d’officiel donc, mais en coulisses, plusieurs acteurs publics de l’eau nous ont fait part de leur « vive inquiétude ».
« Il s’agit d’un système complexe et fragile, qui n’a pas du tout été pris en compte dans sa globalité », nous indique un connaisseur du dossier. Les interactions du karst avec les nappes et des cours d’eau catalans sont encore mal connues. « On joue aux apprentis sorciers. »
Côté préfecture et chambre d’agriculture, on se veut rassurant : si le besoin s’en fait sentir, on lâchera davantage d’eau du barrage pour renflouer les réseaux souterrains. Circulez, il n’y a rien à voir.
Des kilomètres de canaux parcourent ce coin des Pyrénées-Orientales, ici à Latour-de-France. © David Richard / ReporterreMais le problème ne s’arrête pas là. Car construire un adducteur — et toutes les infrastructures autour — coûte cher, très cher. Entre 12 et 18 millions d’euros selon la compagnie BRL. Sans oublier quelque 200 000 euros annuels pour faire fonctionner l’ouvrage. Un prix potentiellement insoutenable pour les quelque 1 400 propriétaires reliés aux différents canaux et organisés en Association syndicale autorisée (ASA).
D’où la volonté des porteurs du projet d’étendre le réseau d’irrigation. 250 hectares supplémentaires — de la vigne principalement, selon la chambre d’agriculture — pourraient ainsi être reliés et abreuvés. Ainsi qu’une centaine d’hectares, notamment des abricotiers, aujourd’hui arrosés grâce à des forages. « Pour atteindre la soutenabilité économique, il est en effet nécessaire d’ouvrir le réseau à de nouveaux enjeux et à un plus grand nombre d’agriculteurs pour augmenter le nombre de cotisants », indique Jean Bertrand.
Mais même dans ce scénario, il est probable que le prix de l’eau s’envole de plusieurs centaines d’euros : qui pourra encore se la payer ? « Le risque, c’est que seuls les plus grands arboriculteurs ou viticulteurs puissent avoir accès à l’irrigation », craint Jacques de Chancel, vigneron et membre de la Confédération paysanne.
Et c’est là que le bât blesse. « Tant
qu’il s’agissait de soutenir les réseaux existants, pourquoi pas, mais
là, on a l’impression d’un projet qui va profiter surtout à
l’agriculture industrielle »,
soulève-t-il. D’autant que pour pouvoir satisfaire tous les besoins, les
porteurs du projet envisagent également de réduire le robinet des
petits agriculteurs et des jardiniers en amont du tuyau.
C’est le cas de Luc, maraîcher installé depuis cinq ans à Estagel. Il cultive aujourd’hui 3 hectares de légumes, vendus ensuite localement, via une Amap. Pour arroser ses parcelles, il utilise notamment l’eau du canal voisin — qui pourrait donc diminuer voire disparaître en période sèche. « Avec ce projet, je risque de fermer boutique », alerte-t-il.
Côté chambre d’agriculture et services de l’État, on fait valoir un projet « global », qui consiste également à moderniser les réseaux, colmater les fuites, automatiser la distribution d’eau… Autant d’économies qui « bénéficieront à tout le monde », assure Christine Portero-Espert. Pour elle, 250 hectares irrigués en plus — comparés aux 1 100 ha déjà reliés aux canaux — ce n’est pas « déraisonnable », surtout si ça permet de « sécuriser des filières », et donc de préserver des emplois.
Luc, lors de la réunion publique, fait une prise de parole critique à l’égard du projet. © David Richard / ReporterreOmerta
Face au flou, les relations se tendent entre habitants de l’amont et de l’aval. Rares sont les personnes qui acceptent de prendre publiquement position pour ou contre le projet. Nous avons pu contacter un des viticulteurs qui pourrait être raccordé au tuyau — aujourd’hui, il n’irrigue pas. « On touche aux limites de ce qu’on peut faire sans arroser, raconte-t-il de manière anonyme. Alors je me dis qu’avec un peu d’eau, on pourrait retrouver un équilibre économique. » S’il accueille le projet avec un œil plutôt bienveillant — « il a le mérite d’exister » —, il met aussi en garde : « Au-delà de 500 euros par hectare et par an, le prix de l’irrigation sera trop cher. »
Interrogée sur le prix final pour les usagers, la chambre
d’agriculture élude — les calculs sont toujours en cours. Mais une chose
paraît certaine : « Ce sera de l’eau chère, reconnaît Jean Bertrand. La part du coût de l’eau dans les budgets des exploitations augmente et va augmenter, il ne faut pas ignorer cette réalité. » Façon d’admettre que certains seront laissés sur le bas-côté de l’adducteur ? « C’est le risque des solutions techniques, souvent coûteuses, souligne Wolfgang Ludwig. Elles
peuvent favoriser une agriculture intensive, très spécialisée, seule
capable de produire les ressources financières pour payer cette eau. »
Les questions s’accumulent, mais le projet progresse, coûte que coûte. Une des chevilles ouvrières du projet nous a fait part de « grosses pressions pour que le dossier avance vite ». « Il faut bien que les services de l’État et la chambre parviennent à sortir quelque chose pour montrer qu’ils agissent », remarque Joseph Genebrier, de la Frene 66, une association environnementale. Quitte à prendre des décisions avant que toutes les études ne soient réalisées. Quitte à établir un « rapport de force » avec les plus réfractaires, selon les participants de la réunion publique.
Des arguments qui ne convainquent pas les opposants, dont certains pointent une « mal adaptation ». Comme l’expliquait l’économiste Marielle Montginoul à propos d’un autre mégaprojet de tuyau occitan, « on assiste à une sécurisation de l’accès à la ressource plus qu’à une réflexion sur un nouveau modèle plus économe en eau ». Une « course en avant, sans se poser les bonnes questions, comme le choix du type de cultures qu’on irrigue ». On se retrouve ainsi à arroser des vignes, en pleine crise de surproduction du vin. Ou à faire perdurer la culture d’abricots, très exigeante en eau.
« Si les solutions techniques permettent de se protéger contre les aléas, un peu comme le camion de pompiers qu’on ne sort qu’en cas d’urgence, pourquoi pas, indique Wolfgang Ludwig. Mais si on les utilise pour développer des pratiques agricoles, alors on augmente notre dépendance et notre vulnérabilité. » Le risque, pour le chercheur, est de louper le coche essentiel de l’adaptation : « Tant qu’on se repose sur des outils techniques, on ne s’adapte pas à la ressource qui baisse. »
Penser la transition agricole vers des cultures de climat semi-aride, diversifier les fermes pour les rendre plus résilientes, encourager le travail des sols… Autant de pistes « explorées aussi par la chambre d’agriculture », assure Jean Bertrand. Mais qui ne font pas partie des sept projets « prioritaires » du plan de résilience pour l’eau.
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Source : https://reporterre.net/La-guerre-de-l-eau-un-conflit-explosif-dans-les-Pyrenees-Orientales




















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