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mercredi 1 janvier 2025

Nos vies valent plus que la chimie

Nos vies valent plus 

que la chimie

 


À propos de Vencorex et de la plateforme pétrochimique de Pont-de-Claix

paru dans lundimatin#457, le 30 décembre 2024

 

 En redressement judiciaire depuis septembre, l’entreprise de produits chimiques Vencorex dans la région grenobloise fait couler beaucoup d’encre. Pour les syndicats et le président de Grenoble Alpes Métropole, Christophe Ferrari, aussi maire PS de Pont-de-Claix, c’est l’emploi et le processus de réindustrialisation qui est en jeu ici. Les travailleurs sont nuit et jour sur les piquets de grève, brûlant pneus et palettes, pendant que des manifs de soutien se multiplient dans la région où tous les partis sont pour une fois unis dans ce qu’il faut bien appeler, « l’arc industrialiste ». De l’autre, il y a quelques collectifs écologistes et le journal local Le Postillon pour qui cette usine est symptomatique du vieux modèle de développement grenoblois où la vie des habitants et la pérennité du milieu naturel (eaux, air, sols, faune et flore) sont sacrifiés au nom du progrès et du développement économique.

L’industrie de la guerre « à la grenobloise »

Fabriquant des produits chimiques pour les mousses des sièges, pour les rouges à lèvres, les peintures industrielles, les pesticides, on pourrait penser que la plus grosse usine de la plateforme industrielle de Pont-de-Claix, haut-lieu de la chimie iséroise, ne produit que des marchandises civiles. Mais la chimie a toujours été un secteur industriel « dual », à la fois civil et militaire.

Remontons dans le temps pour comprendre son lien avec la guerre et ainsi mieux cerner les véritables enjeux qui cristallisent les débats dans la cuvette grenobloise.

Pour la chimie made in Grenoble, tout commence pendant la Première Guerre mondiale et l’utilisation des gaz de combat. Les besoins sur le champ de bataille sont immenses et Grenoble, grâce à la « houille blanche » et à son modèle grenoblois naissant, c’est-à-dire le lien « école d’ingénieur-industriels-banquiers », participe amplement à cet effort.

Écoutons Henri Cotte, président de la Chambre de commerce et d’industrie de Grenoble (CCI), évoquant cet « âge d’or » du lien militaro-industriel :

« La Première Guerre mondiale allait modifier la répartition des activités de Grenoble et de sa région proche […] Les usines de chaudronnerie et constructions mécaniques se mirent à travailler pour la défense nationale : ainsi à Grenoble, les établissements Bouchayer et Viallet fabriquèrent des obus de 75 [9000 par jour], des bombes de tranchées, des bateaux métalliques pour le génie. Les établissements Jay et Jallifer devinrent fournisseurs de fourgons et de voitures militaires. Une usine pyrotechniques installée le long de l’Isère, près des abattoirs, fabriqua la cheddite et le chlorate de potasse nécessaires aux obus. Elle occupa 1800 personnes. Ces mêmes besoins de défense nationale entraînèrent le développement des applications de la houille blanche ; des fabrications nouvelles avaient été entreprises ou mises au point pour l’armée : chlore [gaz de combat], produits azotés [explosifs], fonte synthétique, magnésium pour lesquels des usines s’étaient créées et qui durent se réadapter après la guerre.

En 1916, pour les besoins de la guerre, deux usines sortent de terre qui deviendront respectivement les plateforme de Jarrie et Pont-de-Claix à quelques kilomètres de Grenoble. Dans ce dernier site, la « Société du Chlore Liquide » produit du gaz de combat pour alimenter la boucherie. Notamment un dérivé du chlore, le phosgène, qui fut responsable de plus de cent mille gazés pendant la Première Guerre mondiale et de 80 % des décès causés par les armes chimiques [1]. Ce gaz toxique est encore utilisé sur la plateforme de Pont-de-Claix comme intermédiaire de réaction. En 1923, elle est reprise par la société Progil et s’oriente vers la chloration des dérivés pétroliers.

Mais le site n’en a pas fini, loin de là, avec la fabrication de produits chimiques pour les besoins militaires. Rebelote en effet, pour la préparation de la Seconde Guerre mondiale. Dès 1935, « la capacité de l’atelier de chargement de Pont-de-Claix devait atteindre plus de 350 000 projectiles par mois en cas de mobilisation », ceux-ci chargés de gaz mortel [2]. Et en 1939 la commande militaire à Progil était de 1 million de grenades à l’ypérite, 11 500 bombes au phosgènes, 140 000 obus au phosgène et beaucoup d’autres engins de mort de ce type [3]. De Progil à Rhône-Progil en 1972 puis Rhône-Poulenc en 1975 et enfin Vencorex, l’usine continua à produire des agents chlorés pour tuer, défolier et asphyxier.

Pendant les émeutes de mai 1968, alors que les autres usines de grenades lacrymogènes font grève, l’usine de Pont-de-Claix « continue à travailler de manière clandestine. Pont-de-Claix fournira ainsi toutes les grenades à gaz lacrymogènes utilisées alors par les forces de l’ordre. [4]». Ce n’est pas tout : dans les années 1960/1970, Progil-Vencorex produit l’Agent orange (2,4 D et 2,4,5 T) revendu aux Américains pour la guerre du Vietnam. « Pour celui-ci, ils avaient fait carrément un nouvel atelier qui jouxtait l’atelier hormones, sans que cette production soit connue publiquement [5]», se rappelle un ancien travailleur.

Et aujourd’hui ? Un des produits phare de Progil-Vencorex, c’est tout bonnement du sel ultra-purifié, résidu de sa production de substances chlorées. Ce sel est envoyé à la plateforme pétrochimique de Jarrie (Arkema) à quelques kilomètres de là pour produire du perchlorate. Celui-ci est acheminé ensuite dans le sud de la France notamment pour la fusée Ariane mais aussi pour les lanceurs des missiles atomiques français M51 [6]. Le perchlorate étant extrêmement polluant, on le retrouve aux alentours des sites industriels de l’aérospatiale et du militaire, notamment dans le bordelais et la région toulousaine, là où les propulseurs de la bombe et des missiles sont produits par Safran et ArianeGroup. Il ne faut dès lors pas s’étonner si les eaux de boisson et les nappes y sont très polluées [7].

En cela Vencorex-Progil est exemplaire de nos pépites grenobloises qui, à l’instar de Lynred, STMicroelectronics ou Tronics, produisent des marchandises pour les complexes militaro-industriels et participent aux guerres, quelque soit le conflit. Il n’ y a pas de petits profits !

La vallée de la mort : pollutions, cancers et autres conséquences morbides

Outre sa production d’armement et de matériel de guerre, il faut savoir que cette usine, classée Seveso, est responsable d’une bonne part de la pollution de la région grenobloise.

Les premiers concernés ce sont les travailleurs et travailleuses de l’usine. Plusieurs combats ont été menés, notamment en 1971, où le « comité anti-pollueurs » piloté par les maos locaux, menèrent une lutte pour faire reconnaître la dangerosité du site et alerter sur les nuisances : 

« L’OCPA, un herbicide, est cancérigène. Les essais de toxicité sont bâclés, les ouvriers victimes d’accidents et de maladies du travail : brûlures, dermatoses, hypertrophies des testicules. ’ Au lindane, c’est l’enfer.  . On y crève à produire cet herbicide « dont on sait par ailleurs qu’il a de graves répercussions sur la faune des rivières. [8]».

Malgré son existence éphémère (une manif et un meeting) ce collectif écolo avant l’heure a eu le mérite de pointer une des contradiction principale du technocapitalisme : le « Progrès » apporté par la chimie tue les humains et la nature à petit feu. Ce fut un début d’émergence chez les travailleurs et les riverains de la conscience que l’industrialisme n’est pas un progrès humain et social mais une régression et un saccage.

Dans les années 1990, il y a eu un combat au Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) de Vencorex-Progil par rapport à l’amiante présente dans l’usine. Outre le flocage des bâtiments, l’amiante rentrait dans les processus de fabrication par électrolyse [9]

Un retraité de l’usine témoigne au Postillon :

« Une loi a interdit l’utilisation d’amiante à partir de 1997, mais avait prévu une dérogation jusqu’en décembre 2001. Chloralp utilisait de l’amiante encore en 2005 ! Au 27 mars 2021, nous avions recensé 39 morts à cause de l’amiante. Moi, après pas mal de péripéties, le tribunal a fini par reconnaître que mon insuffisance respiratoire est due à l’amiante. Aussi je souffre d’une forme de stérilité et je me suis quelquefois posé la question « est-ce à cause des produits chimiques ? »

Effectivement, outre l’amiante, certains produits chimiques de Vencorex comme les isocyanates sont très toxiques pour la santé. Responsable de l’accident de Bhopal (Inde) en 1984, l’isocyanate provoque des détresses respiratoires et augmente significativement les taux d’avortements spontanés et de mortalité néonatale [10].

Nous avons quand même de la chance en Isère car nous possédons un registre des cancers. Ça ne soigne pas mais ça permet de comprendre l’ampleur du désastre. Une étude publiée en 2022 analyse les taux de cancers proches des plateformes pétrochimiques de Pont-de-Claix et de Jarrie [11]. On y apprend que les cancers liés à l’amiante (mésothéliome) sont effectivement bien présents, surtout chez les personnes ayant travaillé dans les usines. Chez les hommes, les cancers du poumon, non reliés à l’amiante sont aussi plus présents par rapport au reste de l’Isère mais le taux d’incertitude est trop important pour se prononcer. Ce qui est le plus frappant ce sont les augmentations des cancers chez les femmes dans cette zone : le cancer colorectal, le cancer du rein et le cancer de la thyroïde [12]. Ces cancers n’ont pas de lien avec le fait de travailler dans les usines des plateformes. Et l’on comprend donc que ce sont les rejets atmosphériques ou fluviaux qui sont la cause probable de ces taux élevés de cancer.

C’est tout bonnement le sacrifice d’une région sur l’autel du progrès chimique et de la croissance. Vencorex-Progil refile des cancers depuis un siècle et tout le monde semble s’en accommoder.

L’usine Vencorex est pour nous une catastrophe environnementale à elle toute seule !

Voyons de plus près les pollutions quotidiennes :
D’abord il y a les tonnes de chlorate et les centaines de tonnes de perchlorate déversées tous les jours, en plus de toutes les autres saloperies (HAP, PCE, COHV, pesticides, hydrocarbures, etc.) qui font de la nappe phréatique sous Grenoble une des « plus polluées de France » [13]
.

Ensuite, un récent rapport de l’Agence régionale de santé (ARS) nous apprend que Vencorex-Progil est la plus grosse pollueuse en PFAS de toute la région Rhône-Alpes Auvergne [14]! Vous savez, ce sont ces fameux « polluants éternels », les substances « per- et polyfluoroalkylées », que l’on retrouve dans les poêles Tefal, les joints en plastiques et surtout les nappes phréatiques autour des plateformes chimiques ! Dans le sud Lyonnais un scandale éclata l’année dernière autour des rejet de PFAS des usines Arkema et Daikin. Les travailleurs et habitants du coin (Pierre-Bénite) accusent ces industries de provoquer des cancers et des baisses de fertilité très supérieurs à la « normale » française [15].

« Mais les jardins sont pollués. Les légumes sont pollués. Les œufs des poules sont pollués. Plus les résultats arrivent, plus on s’aperçoit que toute notre vie est polluée... On ne sait plus quoi manger, quoi boire, quoi donner à nos petits enfants. » proclame un retraité de l’usine d’Arkema à Lyon [16].

Contrairement à Grenoble, où il n’y a pas eu de levée de bouclier malgré les actions anti-PFAS de STopMicro [17], ni de dépôt de plainte spécifiquement contre Vencorex, à Lyon, des collectifs mènent des actions d’ampleur, en lien avec les syndicats locaux. Celles-ci obligent la Métropole du Grand Lyon à réagir en assignant Daikin et Arkema devant le tribunal judiciaire [18].

Quand à la métropole de Grenoble, aux vues des accointances du maire de Pont-de-Claix, par ailleurs président de Grenoble-Alpes Métropole, et des industriels locaux, cela semble impensable que des dépôts de plaintes soient effectués par les politiciens. C’est une véritable omerta dans la cuvette grenobloise et ni les cancers, ni les odeurs nauséabondes qui se dégagent des usines n’y changeront rien. On dirait qu’il y a un mur infranchissable entre ce que les habitants de la cuvette vivent et la dénonciation des nuisances et des malfaiteurs. Ce mur a un nom : il s’appelle « emploi », vache sacrée justifiant n’importe quelle production.

Vous avez dit emploi ?

« Entre la pollution et l’emploi, terme de l’alternative proposée par Progil, la population a tranché : elle a préféré faire le dos rond et vivre en respirant du chlore plutôt que de s’affronter à Progil dans une lutte dont l’issue n’était pas claire. Depuis 1971, personne n’a réussi à reposer le problème des pollutions dans le complexe chimique de Pont-de-Claix et le faux choix (pollution ou travail) tient toujours lieu d’épouvantail. » [19]


L’extrait de cette thèse datant de 1980 pourrait être appliqué aujourd’hui. Personne ne parle de reconversion des emplois et encore moins ne souhaite publiquement la fermeture de l’usine. Les ouvriers et les syndicats auraient un fort sentiment d’appartenance à leurs industries « On est tous des Vencorex » [20] clame Serge Allègre, le secrétaire général de la fédération nationale des industries chimiques CGT ; « Je suis solidaire avec eux ! Au-delà du travail, c’est comme une famille. Si l’usine devait disparaître, ce serait dramatique pour toute la plateforme car les entreprises sont toutes liées entre elles. [21]» déclare une ouvrière d’une entreprise sous-traitante de Vencorex.

Mais au-delà du sentiment d’appartenance – qui disparaît bien souvent au premier cancer ou quand les ouvriers partent à la retraite, ce qui a été plusieurs fois référencé dans le journal Le Postillon – c’est surtout la précarité des existences attachées « à la vie à la mort » à l’usine qui relient ces ouvriers et ouvrières en colères :

« Nous, on n’a que notre travail, si on nous retire ça, que va-t-on devenir ? [22] »

La pollution et l’exploitation sont les deux faces d’une même pièce et cette pièce c’est le technocapitalisme. Celui-ci est une course effrénée aux profits et à la puissance technologique, quelle soit chimique, électronique, informatique ou aérospatiale. Les humains en sont réduits à des objets mécaniques qui, si ils peuvent être remplacés ou convertis en machines, le seront ; et la pollution est le « sous-produit » de ce travail de la Machinerie (Marx) qui transforme matières premières, nerfs, muscles, intelligences, éléments naturels en argent sonnant et trébuchant. Il n’y a donc rien à garder de ce système. Le précariat et les cancers ne sont pas une aubaine, ils sont notre malheur collectif, et nous devons en sortir le plus vite possible.

L’ONU estime qu’en 2050, les cancers auront augmenté de 70 % [23] ! Cela est la dure réalité de la production industrielle et de son monde. Si nous voulons vivre plutôt que survivre et endurer la maladie, nous devons nous exfiltrer du précariat chimique comme du salariat électronique. L’industrie ne peut et ne sera jamais « propre », non nocive pour la population et la nature alentour, ni émancipatrice en terme de libertés. Les politiciens de tous bords qui affirment quotidiennement le contraire nous mentent (et se mentent à eux-même) tout simplement.

Et nous, petits humains engoncés dans des contradictions à n’en plus finir nous parlons et luttons de là où l’on est, là où l’on vit, c’est-à-dire de l’Isère. Ce bassin industriel est de premier plan pour la chimie et la microélectronique (et aussi les noix), un « pôle de compétitivité de rang mondial » où les recherches militaro-scientifiques sont prolifiques. Alors écoutons encore le registre isérois des cancers pour enfoncer le clou :

« La période 1990-2020 est marquée par une augmentation importante des taux d’incidence chez les femmes avec une augmentation annuelle moyenne de 4,1% pour les femmes âgées de 70-79 ans et de 4,2% pour les femmes de plus de 80 ans. Cette évolution n’est pas spécifique aux femmes âgées de plus de 70 ans puisqu’on observe une évolution similaire dans la classe d’âge 50-69 ans [24] »

Le précariat et les cancers ont les mêmes causes, ils existeront tant qu’existera ce système. Les habitants et les habitantes de Pont-de-Claix, l’une des villes les plus pauvres en Isère [25] savent de quoi nous parlons.

Nous comprenons bien que les employés de Vencorex-Progil et leur famille vont morfler sévèrement si cette entreprise met la clé sous la porte, et on ne se réjouit pas du malheur de ces gens, bien au contraire. La casse sociale, à Pont-de-Claix, ville la plus pauvre de l’agglomération grenobloise, sera une réalité douloureuse et approfondira une misère déjà bien présente. Cela étant dit, cette réalité là ne peut et ne doit occulter la réalité des conséquences que fait peser sur le vivant nos sociétés industrialisées. Le chantage à l’emploi récurrent dans la bouche des politiciens de tous bords n’est qu’une façon de museler toutes critiques en profondeur de ce type de société.

En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas des stratèges de l’emploi qui voulons gérer les nuisances et « répartir » les populations en fonction du « bassin d’emploi ». Nous ne sommes pas non plus des technocrates de l’État ou de la région. Nous sommes de simples habitants choqués et en colère pour ce que l’on nous fait.

Choqués par les rejets continuels dans les rivières, dans l’air que nous respirons. Choqués par l’indifférence générale face à cela. Choqués par les leçons de morale (appels à « responsabiliser les citoyens », à bien trier ses poubelles, à respecter les ZFE, etc.) que déversent les politiciens, et « en même temps » la banalisation, la naturalisation du fait que les activités industrielles font de nos lieux de vies des poubelles géantes.

En face de nous, nous avons tout « l’arc industrialiste » des politiciens, qui va du RN à EELV et qui pour le coup, englobe la LFI et bien au-delà… Sur ces questions, le consensus est total en faveur de l’industrialisation. Lorsque le général Emploi dicte ses questions et son agenda, il n’existe plus de sensibilités politiques, tout le monde est au garde-à-vous dans la classe politique. La question de la finalité de tout ça ne se pose pas.

Ainsi, à Pont-de-Claix, tous les élus passent devant le piquet de grève de Vencorex et saluent, devant un feu de palette, la détermination des ouvriers et ouvrières. Du sénateur EELV Gontard, au maire PS de Pont-de-Claix, tous nos politiciens n’ont que le mot « souveraineté » à la bouche.

Mais de quoi parle-t-on au moment où la multinationale PTT GC International, qui pratique l’évasion fiscale aux Pays-Bas, s’apprête à liquider Vencorex, sûrement bientôt rachetée par une autre multinationale, cette fois chinoise, Wanhua Chemical Group ?

Ce n’est pas les paroles à l’emporte-pièce des politiciens parlant de « nationalisation » qui nous feront croire que la sauvegarde de l’emploi ici avec du capital franco-français, ce sont des nuisances en moins en Chine. Cela ne fonctionne pas ainsi, il n’y a pas de vases communicants, seulement accumulation du capital et de la puissance, partout sur Terre [26]. Ce n’est pas fromage ou dessert, et au final nous aurons bien sûr des nuisances, ici (à Pont-de-Claix) et ailleurs (en Chine), puisque le capitalisme ne peut fonctionner que par une extension continuelle de sa production. Jusqu’à quand ?

La chimie ni ici, ni ailleurs

« Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade »

        Guy Debord, La planète malade, 1971.

Le secteur de la chimie comme celui de la microélectronique est planétaire, complètement intégré au technocapitalisme. La chimie est même l’une des bases matérielles de nos sociétés apportant tous les matériaux plastiques et chimiques, les engrais, les pesticides, le raffinage du pétrole, les batteries, ainsi que tous les composés chimiques pour les procédés de fabrications des micropuces. La chimie est donc la matière secondaire de la marchandisation du monde. Les « externalités négatives » de cette production, c’est-à-dire les nuisances pour produire cette matière sont innombrables et nous tuent à petit feu ici et ailleurs.

La catastrophe n’est pas « l’accident » comme par exemple l’explosion chez AZF ou Lubrizol, – acmé d’un système mortifère – mais bien la résignation répétée face au rouleau compresseur qui nous fait accepter un monde et des corps en sale état. Accepter tous les jours notre poison quotidien [27], sans sourciller ni contrer le mal, dans ce désert du combat, où la maladie et l’épuisement tombent sur nos existences comme la foudre tombe sur le pâtre, c’est faire le jeu du Moloch (la divinité phénicienne au nom de laquelle les prêtres sacrifiaient des enfants).

Ce monstre et sa routine nous abreuvent de « résilience » mesurée en « dose journalière acceptable » et ainsi permet à la chimie qui nous tue, de se vanter de nous soigner une fois que le mal, les douleurs et l’hospitalisation sont là : « tu sais maintenant ton cancer du colon a de grandes chances de guérir avec la chimio ».

Nous ne pouvons accepter benoîtement le « un français sur trois aura un cancer dans sa vie mais la moitié seront guéris » et que désormais « le cancer est la première cause de mortalité prématurée ». Parce que les statistiques faites sur nos vies et nos morts valent acceptation qu’on ne changera pas l’existant et qu’il faudra s’y résoudre. Se contenter d’admettre docilement que grâce au « Progrès », la probabilité d’attraper un cancer augmentera chaque année, mais qu’« en même temps  » on arrivera mieux à les soigner. Wap doo wap super cool, non ?

La chimie, comme l’ensemble de l’industrie est une confiscation de la liberté dans le sens où elle ne nous laisse aucun choix : avec elle on meurt, sans elle on croit que l’on va mourir ou en tout cas que ce sera la déchéance (chômage, retour au Moyen-Age et « à la bougie », plus de médicaments, etc.).

Ce n’est pas pour rien si le collectif grenoblois Pièces et Main D’œuvre (PMO) avait, en 2005, mis en avant cet argumentaire dans un texte sur les nuisances produites par Vencorex-Progil, puis gérées par les « écotechs » :

La première et la pire des nuisances produites par la zone chimique de Pont-de-Claix n’est pas le phosgène, le « risque majeur » , mais l’ordre social nécessaire à sa contention, avec sa technocaste, seule capable d’en gérer les dangers et les complexités, et un appareil sécuritaire dont le risque est le prétexte, et le contrôle, la réalité. La zone chimique comme le Polygone scientifique, est une zone interdite, aux abords surveillés (caméras, vigiles, rondes, cellules photo-électriques), et au voisinage dressé à la « culture du risque » (sirènes, exercices d’alerte, salles de confinement à l’école et au supermarché) [28].

D’autres ont abondé dans ce sens, depuis bien longtemps. De Gunther Anders (« l’Obsolescence de l’homme » en 1956) , jusqu’à Jaime Semprun et René Riesel (« Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable » en 2008), en passant par les œuvres de Jacques Ellul, Ivan Illich et bien d’autres. Tous, faut-il le préciser, ont été entièrement ignorés en leur temps par l’ensemble de la classe médiatique et politique.

Nous avons quand à nous, une haute estime des vies humaines, de toutes les vies humaines, travailleurs ou simples habitants d’une région.

Nous parlons du problème grave de Vencorex-Progil parce qu’il s’agit d’un cas typique du refoulé à l’œuvre dans la Société industrielle où chaque citoyen et citoyenne croit avoir tacitement accepté le « pacte social » : confort contre destruction. On ne crache pas si facilement dans la main tendue par l’Industrie, même quand celle-ci est moite de cynisme. Surtout quand tout est fait par les élites médiatico-politiques pour mettre sous le tapis les conséquences désastreuses de cette Industrie et « en même temps  » en valoriser quotidiennement les quelques retombées positives. On crache d’autant moins dans la soupe quand celle-ci a été imposée, dès le début, sans la moindre once de démocratie, d’information, de débats contradictoires. Qui se souvient avoir été consulté, avoir voté pour ou contre l’installation de l’une des quelques 53 entreprises classées Seveso à travers l’Isère ? Ne cherchez pas, ça n’existe pas. Que ce soit au nom du «  réalisme économique  », de la « grandeur de la France  » ou désormais de la « nécessaire relocalisation  », il y a toujours une bonne raison pour produire n’importe quoi sans en passer par la moindre décision collective.

Aujourd’hui, après 200 ans d’industrialisation forcenée, on peut dresser un bilan indéniable de cette histoire. Et en premier lieu constater que le « Progrès » s’est toujours essuyé les pieds sur la démocratie et l’esprit critique. C’est une constante de l’histoire du technocapitalisme qui ne pourrait fonctionner correctement s’il devait passer par une démocratie réelle impliquant de demander l’avis des habitants avant de saloper les régions où ils vivent.

Nous n’avons pas à courber l’échine devant les infrastructures pétrochimiques et leurs gestionnaires. Le confort prodigué n’est qu’un ersatz de liberté qui se termine inévitablement par la douleur, la mort et la destruction, quelque soit le niveau social, le technocapitalisme étant une guerre aux vivants et vivantes. Alors, si vivre dans une région fortement industrialisée est une question de vie et de mort, même lente, nous n’abdiquerons jamais devant les industriels, les écotechs et les marchands de mort. Nous sommes ouverts au débat, mais la démocratie est un rapport de force pas un dîner de gala. On le sait, la liberté comme la dignité ne se donnent pas mais s’acquièrent au prix de l’exercice quotidien de notre force collective et de notre sens critique.

Et c’est seulement en usant de cette force que l’on pourra effectivement changer les choses. Alors débattons, combattons !

Nos vies valent plus que la chimie.

Groupe Grothendieck
Grenoble 20 décembre 2024
groupe-grothendieck@riseup.net

[3http://www.guerredesgaz.fr/ chapitre13, C, III) « Mobilisation et aspect indutriel de la guerre chimique 1930-1940

[4Jean Domenichio, De la chimie et des hommes, histoire d’une entreprises, Rhône-Poulenc Pont-de-Claix, PUG, 1994, cité dans Le Postillon, n°75, Hiver 2024-2025, p25.

[5« Pour moi à la fin, c’était invivable. », Le Postillon, n° 73, Automne 2024.

[8Pièces et main d’œuvres, « Chimie, des « antipollueurs » aux écotechs », https://www.piecesetmaindoeuvre.com/documents/chimie-des-antipollueurs-aux-ecotechs

[11« Cancers autour du bassin industriel du Sud Grenoblois. Incidence des cancers et mortalité par cancer dans les communes riveraines des plateformes industrielles de Pont-de-Claix et de Jarrie, années 2003-2013 » disponible ici : https://www.santepubliquefrance.fr/regions/auvergne-rhone-alpes/documents/enquetes-etudes/2022/cancers-autour-du-bassin-industriel-du-sud-grenoblois.-incidence-des-cancers-et-mortalite-par-cancer-dans-les-communes-riveraines-des-plateformes-i

[13« Grenoble, je ne boirai plus de ton eau », Le Postillon, printemps 2023.

[19Extrait de « La contre-information : un système d’expression, le cas de Grenoble », thèse de doctorat de 3e cycle de Michel de Bernardy de Sigoyer. Mai 1980 cité par Pièces et main d’œuvres, « Chimie, des « antipollueurs » aux écotechs », https://www.piecesetmaindoeuvre.com/documents/chimie-des-antipollueurs-aux-ecotechs

[26Pour ce rendre compte qu’il n’y a jamais « relocalisation » mais accumulation ici et ailleurs, le cas de l’industrie de la microélectronique a été documenté par STopMicro dans une brochure : « Ce que signifie relocaliser », https://stopmicro38.noblogs.org/post/2024/11/01/ce-que-signifie-relocaliser/

[27Marie-Monique Robin, Notre poison quotidien. La responsabilité de l’industrie chimique dans l’épidémie des maladies chroniques, Editions La Découvrte, 2010.

[28« Chimie, des ’antipollueurs’ aux écotechs », https://www.piecesetmaindoeuvre.com/documents/chimie-des-antipollueurs-aux-ecotechs

 

Source : https://lundi.am/Nos-vies-valent-plus-que-la-chimie

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