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vendredi 14 avril 2023

Leurs vies aux enchères

 


Leurs vies aux enchères
 
Par Aurore Cros
 
Viviez (Aveyron), 6 décembre 2022.
 
Quelques coups de marteau : ça va vite, de liquider une usine, et les vies qui l’habitaient depuis quarante ans...
 
« Ça va, petite ? » Assis dans la salle, Yvon m’adresse un sourire triste. Je me fraie un chemin jusqu’à lui, entre les chaises et les genoux. Yvon, ancien fondeur, quarante ans d’usine, m’avait accueillie comme un vieux sage, un grand‑père généreux et bienveillant. J’avais passé trois semaines avec lui et les autres ouvriers de la SAM début 2022, puis plusieurs mois, ensuite, à suivre le procès des anciens représentants du personnel, leaders de la lutte, assignés par les mandataires judiciaires pour « occupation illégale » parce qu’ils ne voulaient pas qu’on démantèle leur usine. 154 jours, il y avait campé, avec ses camarades de lutte, alors qu’ils étaient déjà officiellement licenciés.
Et c’est cette même usine, ses machines, leur outil de travail, qu’on vend, aujourd’hui. Aux enchères. Qu’on va brader, plutôt… « Pour le démantèlement ? Non, non, j’aurai pas de travail. » Yvon se penche et chuchote avec son voisin de droite. « Ils ont déjà leur filière.
 
Ils vont s’arranger entre eux, ils se connaissent tous. » Il est le seul des anciens salariés à être venu assister à tout ça. Les autres n’ont pas eu le goût. J’espérais en retrouver d’autres, de ces visages que j’avais croisés pendant des semaines, pour mon documentaire. Alors, avant les premiers coups de marteau, je sors prendre l’air dehors, quelques minutes.
 
L’usine de pièces automobiles en aluminium est désaffectée depuis quelques mois, le site moins vivant qu’à l’époque de la lutte. Avec une différence notable : aujourd’hui, une volée de voitures de sport sont garées devant l'entrée. Des hommes vêtus de longues vestes en cuir noir qui descendent jusqu'aux genoux, gants de cuir noir, aussi, sont là. Des représentants de multinationales qui ont fait le déplacement du Nord de la France, de Belgique, de Marseille, de la Drôme. Autre style, autre ambiance : certains sont en jogging‑baskets.
 
À cet instant précis, pour l’avenir de la SAM, le monde se divise en deux catégories : des financiers ou PDG d’un côté, des ferrailleurs de l’autre. Mais tous ont un même but : mettre la main sur ce qu’il reste d’acier, d’aluminium de toutes sortes, de machines. 
Certains ne savent même pas ce qu'il s'est passé ici.
 
« Vous êtes journaliste ? m’interpelle l’un d’eux. — Oui…
— Y avait beaucoup de salariés ici ?
— Trois‑cent‑quarante.
— Ah oui. Ça doit être un coup dur pour le territoire. — Ben oui... »
 
Il baisse les yeux, tourne légèrement la tête avant de filer à l’intérieur. La veille, lors de la visite de l'usine, un autre acheteur m'avait avoué, un peu gêné : « Il y a un côté croque‑morts, dans une vente aux enchères… » Je reviens à l'intérieur, pressée de retrouver Yvon.
 
« Toc ! Toc ! Toc ! » Les coups de marteau résonnent. Ils me semblent stridents, comme un couperet.
 
Que le silence se fasse pour la commissaire‑priseur :
« Nous allons mettre un point final à une histoire finalement un peu longue… Nous allons procéder aujourd'hui à la vente aux enchères de la SAM. » Yvon s’enfonce dans sa chaise, soupire : « Trois coups de marteau, quarante ans de vie qui s’envolent. » Le marteau, justement :
 
« Ah, on me l’a offert quand j’étais jeune, pour mon examen… », lâche la commissaire, sur le ton de la confidence réjouie. Comme quoi, c’est humain, finalement, de s’attacher aux objets.
 
« La vente commence par 36 piles de lingots en aluminium AS12U, d’un poids d'environ 24 tonnes… Les enchères démarrent à 25 000 euros…
— 30 000.
— 35 000.
— 38 !
— 44 000… » Un acheteur ‑ certains négocient par téléphone, anonymes ‑ rafle cette mise‑là pour 47 500 euros. Où ira l’argent ? Renault est parti en laissant derrière lui une belle ardoise de dettes, qu’il faudra venir combler.
 
« C'est écœurant, glisse Yvon entre deux ventes. Tout est resté comme le dernier jour où l'on est parti. Je l'ai visitée à la fin, l’usine. J'ai dit à l'agent de surveillance "Je vais visiter l'usine.
 
— Pourquoi ?
— C'est ma maison, j’y travaillais de nuit, j’y passais plus de temps que chez moi. J'y ai passé ma vie…
— Allez‑y’’, il m'a dit. Le mec, il a bien compris… J'aurai vu les choses jusqu'au bout, en venant ici aujourd’hui. Je me fais ma propre idée, et maintenant je sais : on n'est rien du tout. On n'est pas considérés. »
 
 
🗞️ Retrouvez la suite du carnet de bord « Leurs vies aux enchères » par Aurore Cros dans le dernier Fakir, numéro 106.
 
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