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mardi 19 janvier 2021

« S’il y a un interdit, ce n’est pas de violer les enfants de la famille, mais plutôt de parler des incesteurs »

« S’il y a un interdit, 

ce n’est pas de violer 

les enfants de la famille, 

mais plutôt de parler 

des incesteurs »

 

par

 

Pour l’anthropologue Dorothée Dussy, l’inceste, paroxysme de domination, est un « faux tabou », en réalité largement admis par nos sociétés. À l’aune de l’affaire Olivier Duhamel, elle rappelle que l’incesteur est le plus souvent un homme banal, loin du sociopathe.

Basta ! : Dans votre ouvrage, Le berceau des dominations, vous rappelez que le nombre de personnes ayant l’expérience de l’inceste « est à la limite de l’épouvante » et estimez que c’est un phénomène « banal », qui structure nos sociétés. Pourquoi ?

Dorothée Dussy [1] : Ce que disent les chiffres, avec une stabilité consternante depuis que l’on a commencé à enquêter sur le sujet dans les pays occidentaux (au début des années 1950), c’est que 5 à 10 % des enfants sont incestés. Si l’on prend au sérieux cette prévalence, qui est stable et transversale à tous les milieux sociaux, on est obligé de se dire que c’est structurel. On ne peut pas faire comme s’il s’agissait de faits divers conjoncturels sans liens les uns avec les autres.

Et ces chiffres ne bougent pas, en dépit des divers bouleversements qui agitent nos sociétés. Un événement tel que Mai 68, qui a entraîné des changements de mentalité majeurs, n’a eu aucun impact sur la prévalence de l’inceste. La société fonctionne, malgré tous ces enfants massacrés. Elle ne semble pas gênée par le fait que beaucoup d’hommes aient des rapports sexuels avec qui bon leur semble, y compris des enfants. Pour le moment, ce qui fait dysfonctionner la société, c’est quand la violence est dévoilée.

Quelle est la particularité de l’inceste par rapport aux autres violences sexuelles ?

L’inceste représente un paroxysme de domination, puisque la relation entre un adulte et un enfant est totalement asymétrique, dans l’inceste plus encore que dans les autres formes de viols. Ce qui distingue aussi l’inceste, c’est qu’il y a de l’attachement entre le bourreau et sa victime ; et que les violences sont reconduites à maintes reprises. Un père qui viole sa fille, ou un grand cousin sa petite cousine, ne le font pas qu’une seule fois. Souvent, il y a une érotisation de la situation, c’est-à-dire qu’il n’est pas rare que l’incesté éprouve une forme de plaisir sexuel. C’est d’ailleurs cela qui fracasse les victimes et qui les rend dingues.

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On est un objet sexuel, mais il se trouve que l’on est aussi une personne humaine et que la stimulation des organes sexuels, malgré la douleur, le dégoût et la terreur, peut entraîner du plaisir. Ajoutons la contradiction dans laquelle les victimes sont obligées de vivre, avec d’un côté le discours social et familial qui dit que la famille protège les enfants – et c’est en partie vrai puisqu’on apprend aux enfants à ne pas se faire écraser quand ils traversent la route par exemple – et de l’autre une tolérance face à quelqu’un qui t’agresse pendant des années.

Vous expliquez que les viols incestueux sont des « viols d’aubaine ». Que voulez-vous dire ?

Je parle de viol d’aubaine pour « dépathologiser » le viol incestueux, que l’on aimerait tant pouvoir associer à la figure de monstres. Il faut arrêter avec ça. L’incesteur est le plus souvent un homme banal. De ce point de vue, Olivier Duhamel est un cas d’école. C’est un homme intelligent, bien inséré socialement, à l’aise dans son corps. On ne peut pas faire de lui un sociopathe. Camille Kouchner le dit d’ailleurs : elle l’adorait, c’était un mec sympa, qui lui avait appris le droit. Dans leur maison de vacances il y avait beaucoup de liberté, les gens étaient chouettes, on pouvait compter sur eux. Mais il se trouve que ce mec très chouette est un violeur, qui s’autorise, quand il en a envie, à prendre comme jouet sexuel son beau-fils, et ce pendant des années. Si l’on dit que ce sont des dingues, on dépolitise la question, on les déresponsabilise, on s’interdit de réfléchir.

Vous insistez sur le fait que l’interdit de l’inceste est purement théorique. C’est un « faux tabou », en fait largement admis. Pouvez-vous préciser ?

Comme le montre très bien le « cas » d’Olivier Duhamel, l’inceste est toujours un secret de polichinelle. Une large partie de l’entourage savait ! L’ancienne ministre de la Culture Aurélie Filipetti avait averti le directeur de Sciences Po en 2019 que des faits d’inceste étaient reprochés à Olivier Duhamel. Cela n’a pas empêcher le directeur de lui confier, en septembre 2020, la leçon inaugurale de rentrée de l’institut, qui s’adresse à un très large public. La révélation n’altère pas les relations avec le violeur. Cela ne modifie pas grand-chose. Tout cela révèle notre indulgence, voire notre complaisance, vis-à-vis du bon plaisir des hommes ; nous vivons réellement dans un monde de patriarches et de domination masculine. C’est particulièrement vrai en France où les victimes ont réellement d’immenses difficultés à être soutenues et entendues.

S’il y a un interdit, ce n’est pas de violer les enfants de la famille, mais plutôt de parler des incesteurs. On stigmatise l’acte, mais on banalise l’acteur. Les campagnes de sensibilisation à l’inceste, par exemple, s’adressent toujours aux victimes, et jamais aux auteurs. Comme si ce n’était pas eux le problème. Or, pour incester des millions d’enfants, il faut du monde. Précisons qu’ils savent, bien évidemment, que ce qu’ils font n’est pas autorisé, mais ils s’en accommodent. Et il n’y a aucune pulsion sexuelle. La preuve : ils s’organisent pour se cacher, et intiment toujours à leur victimes de se taire.

Vu le nombre d’incestés, et donc d’incesteurs, il y a forcément des violeurs sur les bancs de l’Assemblée nationale, ou encore au sein du Conseil constitutionnel, lequel a retoqué plusieurs fois les lois sur l’allongement du délai de prescription des crimes d’inceste. C’est logique, car personne ne renonce facilement à ses privilèges. Mais c’est un vrai problème, qui participe à la reconduction de l’inceste.

Pour vous, « il n’y a pas besoin que tout le monde soit incesté pour que l’ensemble de la société soit éclaboussée par l’inceste ». C’est-à-dire ?

L’inceste ne se réduit pas aux faits sexuels mais les déborde largement pour maculer et organiser les relations entre les gens de la famille au quotidien. Il faut donc ajouter au comptage des victimes de l’inceste les frères, sœurs, conjointes et bien d’autres. Il y a pour tout le monde une incorporation de la peur et de la grammaire du silence. On va s’habituer à se taire dans sa vie professionnelle, amicale, sportive parce que c’est ce avec quoi on a été construit. On va considérer normal de se taire et être aveugle quand une agression a lieu devant nous. Combien d’entre nous ont fait cette expérience d’une agression dans les transports en commun, avec personne qui bouge, même si c’est bondé ? On a intériorisé qu’il faut se taire si un rapport de domination se manifeste devant nous.

Pensez-vous qu’il y aura un « MeToo » de l’inceste ? Qu’est-ce que cela pourrait apporter aux victimes ? Et à la société ?

« MeToo » a généré des dévoilements en cascade, en grande partie grâce à l’outil Internet, qui a permis à des millions de femmes de témoigner sans avoir à chercher un éditeur, pour écrire un livre. C’est important que les victimes parlent, à condition qu’on les écoute évidemment (ce qui n’est pas toujours le cas). Mais ce n’est pas parce qu’il y a un dévoilement qu’il y a un changement du système. Cela fait des décennies qu’il y a des faits divers médiatisés, et les mécanismes de l’inceste n’ont pas été enrayés pour autant.

Par ailleurs, si on décidait, là, tout de suite, de prendre en charge l’ensemble des victimes d’inceste, qu’est ce qu’on en ferait ? Il y en a tellement. Combien de structures faudrait-il ouvrir ? Personne n’est suffisamment outillé pour penser l’étendue de la violence, et prendre en charge les victimes, y compris parmi les professionnels du soin et de la justice. L’immensité de la tâche contribue au fait que l’on ne s’attaque pas vraiment à ce système. Qui sait ce qu’il faut faire quand on reçoit le dévoilement de violences ? Si on soupçonne quoi que ce soit, on est bien embêté. Moi y compris.

En attendant de trouver des dispositifs adéquats dans une société idéale, que peut-on faire ?

Deux choses pourraient, peut-être, changer en profondeur la société. D’abord, un changement de mentalité dans la socialisation des petits garçons, car si tous les hommes ne sont pas des violeurs, l’immense majorité des violeurs sont des hommes. Il faudrait leur apprendre à ne pas être concentrés uniquement sur leurs bons plaisirs ; et à ne pas prendre toute la place dans la cour de récré pour jouer au foot parce qu’ils le valent bien (entre autres). Avoir de plus en plus de femmes journalistes, éditrices, ou députées pourrait aussi changer la donne. Car ce sont des postes qui leur offrent la possibilité d’avoir une parole publique et de définir le fonctionnement de notre société. Cela pourrait aider à ébrécher le silence autour de l’inceste.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

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 Dans ce dossier :
- Pour en finir avec des cours de récréation sexistes, où les filles n’existent qu’à la marge
- À la « Maison des femmes » de Saint-Denis, les victimes de violences reprennent le contrôle de leur vie
- « Si la liberté des femmes n’a cessé d’être contestée, c’est qu’elle entraîne toutes les autres »

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 Le berceau des dominations, anthropologie de l’inceste, Dorothée Dussy. Le livre sera réédité chez Pocket en avril 2021.

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Cet entretien a été réalisé en collaboration avec Politis, qui le publie dans son numéro en kiosque ce jeudi 14 janvier.

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Notes

[1Dorothée Dussy est anthropologue. Elle travaille au CNRS et est membre de l’Iris, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux.

 

Source : https://www.bastamag.net/Entretien-Dorothee-Dussy-anthropologue-inceste-violences-sexuelles-Camille-Kouchner-affaire-Olivier-Duhamel

 

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