« Une écologie populaire,
décoloniale, féministe…
peut renverser la table »
27 juin 2025Mélissa Camara le 23 juin 2025 au Parlement européen à Bruxelles. - © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre
Difficile d’être une eurodéputée féministe et antiraciste dans un Parlement européen qui se droitise inexorablement. Depuis un an, Mélissa Camara y défend sans relâche une écologie ancrée dans les luttes.
Un an après son arrivée au Parlement européen, Mélissa Camara, eurodéputée écologiste, revient sur un mandat marqué par la montée de l’extrême droite. Conseillère municipale à Lille, cette élue féministe, antiraciste, lesbienne et issue des quartiers populaires nous raconte comment lutter et garder espoir.
Reporterre — Voilà un an que vous avez été élue au Parlement. Comment vous sentez-vous en tant qu’eurodéputée porteuse d’une écologie féministe, queer, antiraciste, dans un monde — et un Parlement — de plus en plus à droite ?
Mélissa Camara — J’évolue dans le Parlement le plus réactionnaire de son histoire. On compte trois groupes d’extrême droite [Patriots for Europe (PfE), Europe of Sovereign Nations (ESN) et European Conservatives and Reformists (ECR)], auxquels s’ajoutent des non-inscrits parfois plus extrémistes encore. La droite classique elle-même s’aligne sur leurs obsessions.
Je le savais avant d’arriver. C’est même pour cela que je me suis portée candidate. En tant que femme racisée, lesbienne, féministe et écologiste, je savais que cette lutte devait être menée de l’intérieur. Il fallait amener un autre regard, une perspective intersectionnelle. C’est un enjeu démocratique fondamental.
Bien sûr, c’est dur. Il y a quelques jours, un député d’extrême droite polonais m’a demandé en séance si je comptais venir à la Pride [la marche des fiertés] de Budapest avec une laisse et une muselière. Et ce n’est pas un cas isolé.
Je rencontre aussi des personnes formidables. Partout en Europe, il y
a des gens qui ne baissent pas les bras. Et parfois, ils gagnent. En
Pologne, l’extrême droite a perdu les législatives. Elle peut être
battue.
Quel bilan tirez-vous de cette première année ?
Le recul est net, sur tous les fronts. Prenez la commission des droits des femmes (FEMM), historiquement progressiste : elle est aujourd’hui infiltrée par l’extrême droite, qui y diffuse des discours transphobes, racistes, antiféministes. On entend parler de patriarcat importé via l’immigration, dirigé contre les femmes européennes. La droite et l’extrême droite s’allient sur le langage. Même le mot « féministe » devient un tabou.
Sur le climat, on assiste à un détricotage méthodique. Des textes comme la directive déforestation, le devoir de vigilance et le reporting climat sont attaqués. On repousse des mesures clés du Pacte vert sous prétexte de laisser plus de temps aux entreprises.
Côté migrations, j’ai été rapporteuse fictive [1] sur le « règlement retour »
qui propose l’allongement de la durée de rétention, l’externalisation
des frontières. Pour l’établir, on prend l’Italie de Meloni comme modèle ! Ce texte aurait été inimaginable il y a cinq ans.
L’ambiance vous semble-t-elle plus violente qu’attendu ?
Clairement. Il ne se passe pas une semaine sans conférence abjecte dans les locaux du Parlement : sur la « remigration », sur « les trans contre les femmes et les enfants », sur Orbán [le Premier ministre hongrois d’extrême droite]
comme avenir de l’Europe… On n’arrive pas à les faire interdire. Mais à
chaque fois, on réagit. On organise des contre-événements, on
manifeste, on se soutient entre élus progressistes.
Que peuvent encore les forces de gauche dans un Parlement aussi hostile ?
Restons lucides : ce sont des mandats de résistance. L’enjeu n’est plus de conquérir de nouveaux droits, mais de freiner les reculs. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer. On peut encore faire bouger les lignes, à condition de s’appuyer sur la société civile. L’exemple de Gaza est parlant : grâce à la mobilisation populaire, le sujet a enfin été inscrit à l’agenda du Parlement européen, et l’accord d’association avec Israël [en matière de respect des droits humains] est aujourd’hui remis en cause.
« L’enjeu n’est plus de conquérir des droits, mais de freiner les reculs »
De même, deux initiatives citoyennes européennes que je soutiens — l’une pour garantir l’accès à l’avortement partout en Europe, l’autre pour interdire les thérapies de conversion — ont atteint le seuil requis de signatures. Mon rôle, désormais, est
de les faire aboutir. C’est du concret. Et la preuve que la mobilisation
citoyenne peut fonctionner.
Vous avez dit sur vos réseaux sociaux : « J’existe avec un corps, un vécu, une voix qu’on ne voit pas souvent dans les institutions. » Est-ce une force ou un poids dans un lieu comme le Parlement européen ?
C’est un peu des deux. En tant que femme issue d’un milieu ouvrier, mon premier combat, chaque jour, est contre le syndrome de l’imposteur. Cette peur de devoir prouver deux fois plus que les autres ne me quitte pas.
Il y a aussi les humiliations ordinaires. On m’a empêchée plusieurs fois d’entrer dans certaines salles parce qu’on ne croyait pas que j’étais députée. On m’a confondue plus d’une dizaine de fois avec une autre collègue noire, Nela Riehl. Et bien sûr, il y a les agressions frontales. Des propos homophobes, racistes ou méprisants, y compris dans les couloirs du Parlement. Une affiche sur la porte de mon bureau, « Strasbourg pour l’égalité », a été arrachée.
Mais c’est aussi une force. Je suis ici pour porter d’autres vécus. Quand j’écris un amendement sur les droits des familles homoparentales, je le fais en tant que mère lesbienne. Quand Giorgia Meloni retire les droits des mères lesbiennes en Italie, je le ressens dans ma chair. Parce que je sais que demain, un gouvernement d’extrême droite pourrait me retirer tout lien légal avec ma fille. Alors je fais de la politique avec une urgence existentielle.
Il y a une expression que j’entends souvent ici, quand il faut céder sur un amendement ou un vote : « I can live with it. » Moi, sur beaucoup de choses, je ne peux pas « vivre avec »,
je ne peux pas faire de compromis. Quand on discute de l’enfermement de
personnes migrantes dans des centres de rétention, ce n’est pas
théorique. Mon père est arrivé ici à 17 ans.
Qu’est-ce que cette année vous a appris sur le fonctionnement réel du Parlement européen ? Y a-t-il eu des surprises ?
Le Parlement européen repose sur la recherche permanente de compromis. C’est très différent de la culture politique française, marquée par une opposition binaire majorité/opposition. Ici, il faut construire des accords au dernier moment, y compris sur des sujets très conflictuels.
Parfois, je me retrouve à coopérer avec Renaissance, alors qu’en France, on est frontalement opposés. Ici, quand ils sont présents et qu’ils refusent, par exemple, de voter une mesure d’extrême droite sur l’expulsion des migrants, je suis presque soulagée — ça dit tout du glissement de l’échiquier politique vers la droite.
« On n’a plus le luxe d’être divisés. Il faut un sursaut. Une gauche responsable, lucide, rassemblée. » © Alexandre-Reza Kokabi / ReporterreUn autre point frappant, c’est le poids de l’anglais. On a des
traductions officielles, mais beaucoup de choses se jouent autour d’un
café, dans des réunions informelles. Et si on ne parle pas anglais, on
est exclu. Moi, je l’ai appris malgré un collège ZEP [2]
où je n’ai pas eu de prof d’anglais pendant deux ans. Cette barrière
linguistique reflète une réalité sociologique : le Parlement reste peu
accessible aux élus issus de milieux populaires.
Comment reconstruire une force écologiste crédible face à la montée de l’extrême droite ?
Je viens des luttes. Je me suis politisée au moment de la Manif pour tous. Voir l’extrême droite dans la rue lutter contre mes droits, ça a été un déclencheur. Je me suis engagée dans des associations féministes et LGBT, puis j’ai découvert la justice environnementale. C’est comme ça que je suis arrivée à l’écologie politique.
Il faut commencer par revenir à ce qu’elle est : un mouvement ancré dans les luttes. Les actions contre les OGM, le Larzac, les manifestations antinucléaires, les fauchages, les zad… L’écologie, ce sont d’abord des résistances populaires. Aujourd’hui, face à une extrême droite qui gagne du terrain, il faut se reconnecter avec la rue, avec les colères, avec les mouvements sociaux. Il n’y aura pas de victoire dans les institutions sans ces luttes — et il n’y aura pas de victoire dans la rue si personne ne porte ces combats dans les institutions.
« L’écologie, ce sont d’abord des résistances populaires »
Ce qu’il faut faire, c’est créer les conditions d’un front commun écolo, féministe, antiraciste, LGBT. C’est comme ça qu’on résistera, qu’on arrivera à mener la bataille culturelle qui se joue.
Quelle écologie doit être portée pour renverser la table ?
L’écologie que je défends, c’est celle de la dignité. J’ai compris ce qu’était vraiment l’écologie en rencontrant des femmes roms vivant sur des terrains pollués, en découvrant le racisme environnemental, en voyant que dans mon quartier, Lille-Sud, le taux d’asthme chez les enfants est effarant.
J’ai longtemps cru que l’écologie, c’était le bio, le vélo, les petits gestes. En réalité, il y a des luttes écolos partout : dans les quartiers populaires, aux Antilles, dans les associations de terrain. Ce sont des gens qui luttent pour respirer, pour vivre dignement. Mais on ne les retrouve pas dans les partis.
Lire aussi : Banlieues Climat, Ghett’up… Ces collectifs bousculent le mouvement écologiste
Je ne dis pas qu’il faut remplacer l’écologie de centre-ville. Elle
est légitime aussi. Mais il faut ouvrir l’écologie politique. La
désenclaver. Sortir d’une écologie perçue comme blanche, urbaine, de
classe moyenne, pour porter une écologie populaire, décoloniale,
féministe, antiraciste, ancrée dans ces luttes. Pas perchée au-dessus
d’elles. Une écologie qui s’attaque aux racines des injustices. C’est
cette écologie-là qui peut renverser la table.
Concrètement, que faire à l’échelle d’un parti ?
Ça suppose de faire notre autocritique. On a eu ce débat chez Les Écologistes : comment devenir vraiment représentatifs de la société dans sa diversité ? Il y a cette phrase magnifique d’Audre Lorde [une essayiste étasunienne féministe et antiraciste] : « On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître. » Si on change le personnel politique, si on a une représentation plus fidèle, plus diverse, alors là, on peut changer plus de choses en créant d’autres imaginaires politiques.
J’ajouterais que ça passe aussi par des relations différentes entre nous, par des façons différentes d’exercer le pouvoir. On ne peut pas régler la violence du monde en recréant, dans les institutions, les dynamiques de domination.
« Notre écologie a été perçue comme urbaine, blanche, classe moyenne »
Enfin, il faut s’unir. Je vois, ici, ce que produit l’extrême
droite : elle dicte le débat, impose ses termes, fait reculer les
droits. On n’a plus le luxe d’être divisés. Il faut un sursaut. Une
gauche responsable, lucide, rassemblée. La planète, les gens, le vivant
nous le demandent. Si on ne veut pas que ce cauchemar de société qu’ils
préparent devienne notre quotidien, il faut qu’on gagne.
Qu’est-ce qui vous donne, en ce moment, de l’espoir ?
Ma fille, d’abord. Louison. Elle a 3 ans. Je veux qu’elle grandisse dans une société où sa famille est protégée, avec ses deux mamans. Je veux qu’elle soit libre, sur une planète encore vivable.
Et puis, il y a les gens. Les visages, les résistances, les solidarités. À Istanbul, un militant LGBT m’a dit : « La résistance, c’est une forme de thérapie. » Et c’est vrai. Même dans la nuit la plus noire, il y a toujours des petites lumières qui brillent. Ce sont elles qui me font tenir.
Notes
[1] En droit européen, un rapporteur fictif (ou « shadow rapporteur » en anglais) est un député européen qui, pour un groupe politique autre que celui du rapporteur principal, suit de près les travaux sur un rapport en commission parlementaire, et participe aux négociations en vue de parvenir à un compromis.
[2] On parle désormais de collèges en REP (réseau d’éducation prioritaire).
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