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mardi 10 septembre 2024

Les requins, faux barbares, vrais persécutés

Les requins, 

faux barbares, 

vrais persécutés

 

5 août 2024

À cause de la pêche notamment, trois quarts des espèces de requins sont aujourd’hui menacés d’extinction.

Perçus comme des prédateurs sanguinaires, les requins font en réalité partie des espèces les plus menacées de l’océan. La pêche a conduit leurs populations au bord de l’effondrement.

Vous lisez la première partie de notre série « Nuisibles des mers : un océan de préjugés ».



Brest (Finistère), reportage

La pluie s’écrase mollement sur les eaux verdâtres de l’Aulne, fleuve breton abreuvant la rade de Brest (Finistère). Un rideau de bruine floute le paysage. Un pont en béton, une forêt de chênes : pas exactement le genre d’endroits où l’on s’attend à rencontrer un requin. Et pourtant. À bord du Pierre du Fromveur, Vincent Ottmann, guide de pêche, et Alexandra Rohr, chargée de projet au sein de l’Association pour l’étude et la conservation des sélaciens (Apecs), scrutent la surface.

Tout à coup, l’une des lignes disposées à l’arrière du navire se raidit. « Là, il y en a une ! » s’enthousiasme le capitaine. Les deux bénévoles de l’équipage, Hugo Menard et Renan Nedelec, s’activent immédiatement. Vite, mouliner, trouver l’épuisette, ramener la prise à bord. Au bout de l’hameçon, deux grands yeux verts nacrés, surnaturels, surplombent un long corps grisâtre constellé de petits points blancs : une émissole tachetée. Un fin réseau de veines point sous son aileron translucide. L’air halluciné, le requin se débat, martelant le pont de vigoureux coups de nageoires. Alexandra Rohr tente de le maintenir. « Détends-toi, petite bête. Tout va bien se passer. »

L’Apecs mène depuis plus de trois ans des opérations de marquage des émissoles tachetées, dans le cadre du projet scientifique Mustelus. L’objectif : mieux comprendre cette espèce considérée comme « quasi menacée » en Europe par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Dès que les beaux jours arrivent, les membres de l’association se pressent en mer. Les requins sont pêchés (de la manière la moins invasive possible, précise Vincent Ottmann), mesurés, pesés, bagués avec un numéro unique, puis relâchés vivants. Les pêcheurs qui attrapent par la suite des individus marqués sont invités à le signaler à l’Apecs, en précisant le jour et le lieu de la capture.

L’hameçon est enlevé avec précaution avant toute manipulation du requin. © Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Cette récolte d’informations est cruciale. Comme c’est le cas pour 39 des 50 espèces de requins vivant dans les eaux de France métropolitaine, les scientifiques manquent cruellement de données pour évaluer l’état des émissoles tachetées. « Elles pourraient être davantage menacées que ce que l’on pense », signale Alexandra Rohr. Mieux connaître leur nombre, leurs déplacements et leurs modes de vie pourrait permettre de mieux les protéger.

Car si le grand public fantasme les requins en prédateurs sanguinaires, tapis dans les profondeurs en attendant de nous croquer les orteils, la réalité est tout autre. Ce ne sont pas les squales qui massacrent les humains, mais les humains qui massacrent les squales. À l’échelle mondiale, leur abondance a chuté de 71 % depuis les années 1970, selon une étude publiée en 2021 dans la revue Nature. Trois quarts des espèces de requins sont aujourd’hui menacés d’extinction. Le responsable ? La pêche, dont la force de frappe a été multipliée par dix-huit en un demi-siècle.

Une fois mesuré, pesé et marqué, le requin est relâché à l’endroit où il a été capturé. © Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Au menu, du requin

Chaque année, 38 millions de requins — en particulier les soyeux, bleus, marteaux et makos — sont capturés pour leurs ailerons, prisés en soupe dans la gastronomie chinoise. Les émissoles tachetées n’échappent pas à notre appétit. Leur exploitation s’est envolée suite à l’interdiction en 2010 de pêche de l’aiguillat commun — une espèce de petit requin très prisée pour la consommation humaine.

Une enquête de Bloom a montré qu’elle était régulièrement servie dans les cantines scolaires françaises, aux côtés du requin-hâ et du requin-chagrin. On la retrouve également sur les étals des poissonneries, sous le nom de « saumonette ». Un terme trompeur, s’agace Vincent Ottmann : « Ça donne l’impression qu’il s’agit d’un dérivé de saumon. C’est plus sexy que de dire que c’est un requin. »

L’émissole tachetée n’étant pas vendue très cher à la criée (autour de 5 euros le kilo), les pêcheurs « ont intérêt à faire un gros tonnage pour que ce soit intéressant », observe Alexandra Rohr. Cette stratégie commerciale pourrait faire sombrer l’espèce. De manière générale, les requins atteignent tardivement leur maturité sexuelle, et ont peu de descendants. Résultat : « Dès qu’une population commence à être impactée, elle se casse rapidement la figure. »

Les émissoles sont pêchées à la ligne puis capturées à l’épuisette. © Jean-Marie Heidinger / Reporterre

En France, plusieurs espèces de squales ont déjà quasiment succombé à la pêche. Autrefois abondant dans nos eaux, l’ange de mer a complètement disparu en Manche ; sur les côtes atlantiques et méditerranéennes, il est devenu presque introuvable. Quoiqu’interdits à la pêche, les rares survivants sont régulièrement piégés par les chaluts, qui labourent les fonds où ils vivent.

Cet anéantissement des requins « détricote la toile du vivant », écrit le plongeur et océanographe François Sarano dans son magnifique ouvrage Au nom des requins (Actes Sud, 2022). Les squales, explique-t-il à Reporterre, « sont en relation avec énormément d’individus, en particulier de toutes petites espèces, qui les déparasitent et nettoient leurs plaies pour se nourrir ». Ils fournissent également de la nourriture aux nécrophages des abysses en chutant, à leur mort, vers les profondeurs de l’océan. Les liens ainsi tissés confèrent aux requins une place « importante » dans l’écosystème. « La clé du vivant, c’est l’interdépendance », insiste-t-il.

« Tout à coup, le requin est devenu méchant »

Leur effacement du paysage marin n’émeut hélas pas grand monde. Sur le podium des êtres les plus mal aimés, les squales se maintiennent aux premières places. « Comme on n’a pas d’empathie pour eux — à la différence des dauphins —, on ne se mobilise pas pour les protéger », regrette l’océanographe.

François Sarano fait remonter cette haine au début du XXe siècle. Jusqu’alors, les requins — comme le reste du monde marin — étaient très peu connus des humains. « C’est à ce moment-là que l’on a découvert la baignade, et que le tourisme balnéaire est devenu une activité lucrative ».

En juillet 1916, cinq personnes ont été mordues sur les côtes du New Jersey, au nord-est des États-Unis. « Ça ne serait pas allé plus loin si les médias n’avaient pas eu, simultanément, la capacité de rendre cette nouvelle nationale, puis internationale. » La panique s’est propagée comme une traînée de poudre. « Tout à coup, le requin est devenu méchant. »

Une émissole tachetée marquée au niveau du pont de Térénez. © Jean-Marie Heidinger / Reporterre

L’industrie culturelle en a fait ses choux gras. Le grand requin blanc, devenu seule et unique incarnation des 536 espèces de requins qui peuplent nos océans, joue le rôle du monstre dans plus de vingt films d’horreur, des Dents de la mer (1975) à Sous la Seine, diffusé depuis juin dernier sur des millions d’écrans via Netflix. « On a réduit la diversité extrême des requins à une seule espèce pour pouvoir concentrer en son sein tout le mal, analyse François Sarano. Comme si on avait dit que le représentant des mammifères était le loup. Et que tous les autres, l’écureuil, le blaireau, l’humain, n’existaient pas. »

Partout dans le monde, le cliché perdure. En tapant « requins en France » dans un moteur de recherche, on tombe sur une myriade d’articles se demandant s’il faut avoir « peur » des squales « qui rôdent » sur nos plages et menaceraient de nous « attaquer ». Cette image horrifique a contaminé jusqu’aux milieux financiers, où le terme « shark » (la traduction anglaise de « requin ») est utilisé pour décrire un collègue redoutable.

« On nous a conditionnés à en avoir peur, déplore Alexandra Rohr depuis le pont du Pierre du Fromveur. Malheureusement, on a tendance à vouloir protéger ce qu’on connaît et ce qu’on aime. Si on ne connaît pas bien une espèce, et qu’on a, en plus, un a priori négatif sur elle, on ne va pas avoir envie d’agir en faveur de sa conservation. »

Accident : 1 risque sur 264,1 millions

En attendant que ça morde, la chargée de projet s’autorise un thé brûlant face à la rade. Elle montre le bout de ses doigts usés par la peau rugueuse des émissoles tachetées. « C’est comme du papier de verre, décrit-elle. Toutes les parties du corps en contact avec elles finissent râpées. »

C’est bien là le seul petit désagrément qu’elle trouve à côtoyer des requins. « L’homme ne fait pas partie de leur régime alimentaire, quelle que soit l’espèce », insiste-t-elle. Pour attirer les émissoles tachetées, nul besoin de kilos de chair sanguinolente : seuls quelques crabes verts suffisent.

En France métropolitaine, aucune attaque mortelle de requins n’a jamais été déplorée. Dans le monde, on en compte en moyenne une dizaine par an. Le risque reste cependant infime, fait remarquer François Sarano : aux États-Unis, un nageur a 1 chance sur 264,1 millions d’être tué par un requin, contre 1 sur 3,5 millions de mourir noyé. Au cours des quarante dernières années, soixante-quinze fois plus de personnes sont mortes foudroyées qu’entre leurs dents.

Le requin marqué est relâché. © Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Chaque accident est particulier, souligne par ailleurs l’océanographe. Il dépend de l’état de la mer — lorsqu’elle est trouble, les risques sont plus importants —, de l’espèce impliquée, des circonstances de la rencontre… Mais aussi et surtout de la personnalité du requin. « Chaque créature a son identité et sa manière d’agir propre. »

Sur le pont du Pierre du Fromveur, cette individualité semble évidente. En une dizaine d’heures, l’équipage parvient à marquer trente-six émissoles tachetées. Certaines se laissent mesurer sans trop remuer, et restent volontiers quelques secondes entre les mains des bénévoles avant de repartir ; d’autres tempêtent, lancent des regards ahuris, et plongent à toute allure dès que leurs nageoires effleurent l’eau salée. Alexandra Rohr en sourit : « Elles sont excitées, aujourd’hui ! » souffle-t-elle quand une émissole tachetée particulièrement vivace parvient à glisser entre ses doigts.

Au contact de ces créatures fuselées, la peur des requins disparaît. Seule la fascination demeure. La seule chose effrayante, pense-t-on en regardant leurs ailerons disparaître sous la surface, ce serait qu’elles finissent en sauce avant même d’avoir eu le temps de se reproduire. Et voir disparaître, avec elles, tout un monde.

 



Source : https://reporterre.net/Les-requins-faux-barbares-vrais-persecutes?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_quotidienne

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