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mercredi 28 février 2024

Pesticides : on a fait débattre deux viticulteurs que tout oppose


Pesticides : 

on a fait débattre 

deux viticulteurs que tout oppose

 


15 février 2024

 

L’un travaille en conventionnel, l’autre en bio. Les pesticides ? Les viticulteurs Anthony Bafoil et Christian Vigne ne sont pas d’accord. Mais conviennent que l’agriculture doit « changer de logiciel ».

Aigremont (Gard), reportage

Un camion blanc déboule sur le chemin de terre, s’arrête. Un grand gaillard brun, vêtu d’un solide pull marin, s’avance à grands pas, salue d’une énergique poignée de main. Anthony Bafoil regarde ses vignes, le sol, le ciel où les nuages gris menacent mais se retiennent. Il secoue la tête. « J’ai une sonde juste là : 0,8 mm d’eau, c’est rien », lance-t-il à son confrère Christian Vigne, déjà sur place depuis quelques minutes. Entre agriculteurs, la conversation commence souvent par la météo. Pas par politesse, pas pour meubler, mais par sincère préoccupation.

En cette fin d’hiver, l’herbe est courte, les vignes nues. Beaucoup sont déjà taillées, d’autres attendent encore le passage du sécateur. « Je ne suis pas en retard », se félicite Anthony Bafoil. À 45 ans, il exploite 50 hectares de vignes en conventionnel, livre son raisin en cave coopérative, adhère à la FNSEA — le syndicat agricole majoritaire — et assume des fonctions haut placées dans son département : il est président de la coopération agricole (les caves coopératives) du Gard.

C’est un homme pressé et cordial. Il n’a pas hésité une seconde face à la demande de Reporterre : débattre des pesticides avec l’un de ses collègues en bio. Sous un abri de briques et tôles, il dispose de vieilles chaises en plastique. La sobre scène de discussion est en place.

Anthony Bafoil (à g.) discute sur ses terres avec Christian Vigne, le 9 février 2024. © David Richard / Reporterre

Face à lui, Christian Vigne fait figure de sage papy. Ses cannes portent sa démarche hésitante depuis un accident. Il prend son temps pour parler, comme pour se déplacer. Mais ne vous y trompez pas, il sait où il va. Il a été président de la cave coopérative de Massillargues-Attuech, et de l’indication géographique protégée (IGP) Cévennes. Il est aussi adhérent de la Confédération paysanne, syndicat agricole qui défend l’agroécologie. Il est aujourd’hui à la retraite et ses fils et sa femme ont pris le relai sur la quarantaine d’hectares en bio cultivés par la famille. « Moi, je fais surtout la compta », précise-t-il.

« Si vous me garantissez un revenu, bien sûr que je passe en bio ! »

Les deux hommes se connaissent, se respectent. Le tutoiement est de rigueur. Christian et Anthony commencent par ce qui les préoccupe en cette période de crise agricole. Ils utilisent le même terme. « Il y a une détresse des agriculteurs », disent-ils. Anthony a passé neuf jours loin de ses vignes pendant la mobilisation : « Ça a permis de rencontrer des gens qu’on voit peu. J’ai en tête un type qui travaille 7 jours sur 7, a 25 hectares de vignes en côtes du Rhône, n’arrive pas à se sortir un salaire, et sa femme se barre parce qu’elle le voit pas. Et il a deux enfants qui partent faire leurs études, il ne sait pas comment il va les financer. »

Sur les réponses apportées par le gouvernement, Anthony, en tant que membre de la FNSEA, est le moins sévère : « Il y a des avancées, mais il faudra aller plus loin. » La remise à plat du plan de réduction des pesticides, baptisé Écophyto, le satisfait. « En dix ans, on a perdu 60 % des molécules qu’on utilisait, on est peut-être allés trop vite. Il faut nous laisser le temps. Par exemple, le glyphosate, on n’a encore rien trouvé d’aussi rentable pour le remplacer. »

Son aîné, lui, désapprouve totalement les mesures annoncées. « Cela montre que le gouvernement ne veut pas changer de logiciel, prendre en compte le changement climatique, la crise de la biodiversité, les catastrophes naturelles qui se multiplient, l’érosion des sols, etc. » Elles ont selon lui été prises entre les dirigeants de la FNSEA et le gouvernement. « La colère va ressurgir, car la base n’est pas convaincue », assure-t-il.

Lire aussi : « Le gouvernement et la FNSEA jettent les agriculteurs dans la gueule du loup »

Christian Vigne n’a pas toujours été en bio. Il a commencé la conversion en 2009, obtenu la certification en 2012. Son déclic ? « Je ne sais pas si vous pourrez l’écrire, dit-il, le sourire en coin. Un jour dans mes vignes, me prend une envie pressante. Et quand j’ai voulu m’essuyer, c’était l’hiver, les vignes n’avaient pas de feuilles. Le sol était terreux, pas une herbe. Ça m’interpelle encore. » Il venait de perdre son père, un petit-fils arrivait. « J’étais celui qui avait la responsabilité de transmettre l’exploitation, alors j’ai regardé mes vignes complètement différemment. »

Depuis, il fait sans cesse évoluer ses pratiques. Laisse les vignes enherbées, fait venir les moutons, sème du trèfle… « Intellectuellement, je suis en recherche permanente », dit-il.

 

Anthony Bafoil : « Ça ne me fait pas plaisir de mettre des produits phytos, je les utilise pour des questions de rentabilité économique. » © David Richard / Reporterre

« On est agronome, quoi », répond Anthony, levant les yeux de son téléphone, sur lequel il pianote sans cesse. Difficile pour cet homme toujours en mouvement de rester assis sur une chaise. « Je ne suis pas en bio, mais j’ai les mêmes pratiques, défend le jeune. Les moutons du voisin sont venus dans mes vignes et vous voyez, là, il y a de l’herbe. Je mets de l’engrais organique. J’ai des certifications HVE [haute valeur environnementale] et Terra Vitis. »

Pour lui, le sens de l’histoire va vers l’utilisation de moins en moins de pesticides, « parce que le consommateur le veut. On n’est plus à l’époque de l’après-guerre, où il fallait produire, on ne se posait pas de questions. Les pratiques ont évolué ».

Il traite pourtant toujours avec des pesticides de synthèse, lui fait-on remarquer. « Mais ça ne me fait pas plaisir de mettre des produits phytos, je les utilise pour des questions de rentabilité économique, répond-il. En plus, ça fait des factures de fou à la fin du mois. Si vous me garantissez un revenu, bien sûr que je passe en bio ! »

« Les produits phytos, c’est un engrenage »

Anthony estime impossible pour lui de passer en bio. Pour assurer son revenu, il a diversifié ses activités, a aussi une pépinière et 10 hectares de vignes destinées au greffage (pour fabriquer de nouveaux plants de vigne). « Le bio, ce serait 20 à 30 % de travail en plus, sauf que je travaille déjà 7 jours sur 7 », dit-il. Utiliser les « phytos » lui permet aussi d’assurer la récolte.

« J’ai des collègues de la cave coop’ qui, l’année passée, ont zappé 1 ou 2 traitements. Ils ont fait très peu de raisins. Aujourd’hui, ils ne peuvent pas manger, c’est certain. » On comprend aussi qu’il a de nombreuses charges à assumer. La main-d’œuvre, les engrais, les pesticides… et les machines. « Un tracteur vaut 100 000 euros maintenant, à l’époque, ça en valait 40 000. Il faut amortir. »

Christian, l’air absorbé, écoute en hochant la tête. « Les produits phytos, c’est un engrenage, se rappelle-t-il, en référence à l’époque où il était en conventionnel. Au mois de février ou mars, les commerciaux passaient à la maison. Avec toujours de nouvelles molécules. Et comme je flippais de ne pas rentrer la récolte, je me suis laissé engrainer, j’ai augmenté la toxicité des produits que j’achetais. » L’objectif était de produire un maximum de raisins, seul moyen d’augmenter ses revenus.

Or, « plus on lui demande de rendement, plus la vigne est sensible », dit le retraité. Et donc plus il faut la traiter. La conversion en bio lui a permis de stopper le cercle vicieux. « Je gagnais beaucoup mieux ma vie en bio qu’en conventionnel », assure-t-il. Mais le contexte n’est plus le même : « La consommation de bio s’est arrêtée d’un coup. »

 

Christian Vigne : « Comme je flippais de ne pas rentrer la récolte, je me suis laissé engrainer, j’ai augmenté la toxicité des produits que j’achetais. » © David Richard / Reporterre

Anthony se redresse. « Le marché du bio est encore plus planté que celui du conventionnel », enchérit-il. Il rappelle que la région Occitanie a fortement soutenu la conversion au bio de ses vignes. « On est passés de 700 ou 800 000 à 1,7 million d’hectolitres de vin bio, chiffre-t-il de mémoire. Le choix de privilégier l’environnement, on l’a fait. Mais le problème, c’est qu’en bio, il n’y a plus de marché. » Selon lui, la moitié du vin bio ne trouve plus preneur. Les producteurs sont obligés de vendre au prix du conventionnel.

Christian marque un temps de pause. « Philosophiquement, je pense que c’est moi qui ai raison, sourit-il, avant de reprendre un air sérieux. Mais économiquement, je n’ai pas peur de dire que c’est Anthony qui a raison. Et tout le problème est là. » Anthony approuve : « L’essentiel, c’est de se tirer un revenu, peu importe que ce soit en bio ou pas. »

 

Christian Vigne l’assure, il gagnait « beaucoup mieux [s]a vie en bio qu’en conventionnel ».. © David Richard / Reporterre

 

« On nous vend pour exporter des BMW »

On avance alors une proposition de longue date du collectif Nourrir, qui milite pour une réorientation des 9 milliards d’euros par an distribués aux agriculteurs français via la Politique agricole commune (PAC). Ces aides ne pourraient-elles pas soutenir les revenus des agriculteurs qui font le choix de l’agroécologie ? « On n’est pas dans le monde des Bisounours, répond Anthony. Il y a une loi du marché. Après, le jour où on arrête de mettre les produits alimentaires en bourse, il n’y a plus de problèmes ! »

« C’est là qu’on voit que le problème est politique, reprend Christian. Le gouvernement dit protéger son agriculture, mais c’est faux. L’agriculture est toujours mise en balance pour l’ouverture des marchés. » Les deux viticulteurs s’accordent sur la dénonciation des traités de libre-échange. « On est un maillon essentiel de la société et on nous dénigre. On nous vend pour exporter des BMW », fustige Anthony.

Il ne serait pas contre une dose de protectionnisme, approuve comme Christian l’interdiction des importations de fruits et légumes traités à l’insecticide thiaclopride. Il aimerait aussi « un étiquetage clair et net », permettant aux consommateurs de savoir dans quelles conditions sont produits les légumes importés, par rapport aux légumes français.

 

Anthony Bafoil exploite 50 hectares de vignes en conventionnel. © David Richard / Reporterre

Autant de déclarations qui, pour Christian, prouvent qu’Anthony serait plutôt d’accord pour « changer de logiciel », comme beaucoup d’autres agriculteurs, mais que le gouvernement n’en tient pas compte. La réponse du gouvernement à la crise agricole « fait plaisir à quelques-uns », dénonce-t-il, pensant au patron de la FNSEA Arnaud Rousseau et aux puissants céréaliers à la tête du syndicat.

Il tend la perche à Anthony, tentant de lui faire désapprouver les orientations nationales de son syndicat. « Je ne la saisirai pas », décline son cadet. Qui accepte quand même de développer : « Il y a une agriculture à deux vitesses, il y a le paysan qui a les pieds dans la terre, et il y a les autres. Je pense qu’il y a un grand écart entre moi et le président de la fédé [la FNSEA] », dit-il sobrement, se recalant sur sa chaise.

Quelques gouttes humidifient l’air et le sol. Les vieilles chaises de plastique craquent quand les corps se relèvent. Les regards se tournent vers les Cévennes, en arrière-plan derrière les vignes d’Anthony, toujours coiffées de lourds nuages gris prêts à éclater. Chacun a encore beaucoup à dire. Ils restent, malgré la crise que vit leur métier, à leur manière, optimistes. Anthony compte sur la recherche — « une plante venue d’Amazonie », un gène miracle, le développement des cépages résistants aux maladies ? — pour sortir peu à peu l’agriculture des pesticides. Christian, lui, croit en la jeunesse. « Eux, ils sont d’accord pour changer de logiciel », se réjouit-il.

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Source : https://reporterre.net/Pesticides-on-a-fait-debattre-deux-viticulteurs-que-tout-oppose

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