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dimanche 19 février 2023

« La rue ou la prison, c’est ça la société qu’ils attendent ? » : une loi veut criminaliser les mal-logés

 

« La rue ou la prison, 

c’est ça la société 

qu’ils attendent ? » : 

une loi veut criminaliser 

les mal-logés

 

par Margaret Oheneba 

 


 Une proposition de loi macroniste vise à durcir les sanctions contre les locataires en proie à des impayés de loyer. Ce texte risque de pousser les plus démunis dans la rue... ou même en prison.

Jacques* [1] est jugé car il occupe un logement social sans droit ni titre. Face au juge des contentieux, le retraité ne prend la parole qu’à trois reprises, même pas pour se défendre : oui, il a bien pris connaissance des pièces du dossier apportées par sa fille et l’avocate du bailleur ; il demande juste un délai avant de quitter l’appartement ; enfin il dit au revoir au magistrat du tribunal de Paris.

La fille du retraité explique qu’elle n’a plus de contact avec lui et qu’elle ne peut pas l’aider davantage. Elle et son compagnon sont brouillés avec lui depuis deux ans, après l’avoir hébergé en raison de la perte d’une partie de son autonomie.

6m2 sans eau chaude ni sanitaire

Le couple, dont le nom figure encore sur le bail, bien qu’il ait quitté les lieux, a été assigné pour une dette locative de près de 1400 euros, en réalité cumulé par Jacques, qui n’a plus les moyens de régler le loyer. « Ça nous embêterait quand même d’être en partie responsables s’il se retrouve à la rue », lance la fille à l’adresse du magistrat et de l’avocate du bailleur social. Le juge enjoint au retraité de « se préparer à la prochaine étape » : l’expulsion. La décision est attendue pour mi-février. Jacques la recevra par courrier.

Franck*, absent au tribunal mais représenté par son avocate, a été assigné en justice en juillet 2022 par son propriétaire pour une dette de loyer. L’homme vit depuis huit ans dans un logement de 6m2, c’est-à-dire sous les 9m2 autorisés à la location. L’avocate de la défense insiste, par ailleurs, sur le loyer de cette habitation - « 40 euros le m2 » - pour un logement qui ne respecte pas les règles de décence, « qui n’a ni eau chaude ni sanitaires ».

Les dossiers de litiges locatifs et d’occupations illicites sont souvent complexes, loin du manichéisme régulièrement colporté par certains élus et médias. Ils mêlent parfois accidents de la vie - perte d’un emploi, divorce, maladie… - et mal-logement. Devant le juge, chacune des parties peut, en principe, exposer ses arguments. Ce système laisse aussi la place à des résolutions à l’amiable entre les propriétaires et les occupants avant ou au cours de la procédure.

C’est tout cela que la proposition de loi « visant à protéger les logements contre l’occupation illicite » portée par les députés de la majorité Guillaume Kasbarian et Aurore Bergé veut bouleverser. Depuis la présentation du texte à l’automne, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, ainsi que les associations qui viennent en aide aux plus précaires ont sonné l’alerte. La proposition veut alourdir les peines encourues contre les occupants illicites de biens immobiliers, dont les sans-logis qui habitent des bâtiments vacants. Elle criminalise aussi les locataires en situation d’impayés, qui pourraient risquer la prison.

Le texte, adopté début décembre à l’Assemblée nationale, est débattu ce 31 janvier au Sénat. « Jusqu’à présent, tout le dispositif est pensé pour que tout s’arrange, fait valoir auprès de basta Thibaut Spriet, secrétaire national du Syndicat de la magistrature et magistrat au tribunal judiciaire de Rennes (Ille-et-Vilaine). C’est-à-dire pour que l’occupant ne se retrouve pas à la rue et que le propriétaire soit indemnisé. »

Défaillance des pouvoirs publics en matière de mise à l’abri

Mais le temps de la procédure est jugé trop long par le député Renaissance Guillaume Kasbarian. L’élu entend « mieux » protéger les propriétaires en réprimant plus durement « le squat de logement ». « Aujourd’hui (les propriétaires) bénéficient d’une procédure que nous avons renforcée en 2020 et qui permet d’expulser les squatteurs en quelques jours seulement », a rappelé l’élu sur FranceInfo. Il a d’ailleurs reconnu que la procédure actuelle « marche », mais assuré vouloir « que les sanctions pénales soient plus lourdes ».

« Les squatteurs n’occupent quasiment jamais des domiciles », mais la plupart du temps des locaux vacants, répond Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé-Pierre. « Le squat a une fonction sociale importante qui se substitue aux carences de l’État pour des gens qui, sans cela, vivraient et mourraient à la rue », explique-t-il. « Ce qui est terrible sur la question des squats, c’est qu’on n’a jamais compté autant de logements vacants et de sans-abri », fustige aussi Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement (Dal). Il dénonce « une défaillance terrible des pouvoirs publics en matière de mise à l’abri et de relogement ». Pour le militant du droit au logement, il est légitime que des personnes se protègent « pour ne pas mourir dans la rue ».

« Les gens ne se rendent pas compte, mais dans la rue, il fait vraiment très froid quand tu passes tout ton temps dehors », expose Camille*, suivie par le Dal. Elle est marquée par les tentatives vaines de se réchauffer dans des lieux comme des bars, dont elle dit avoir été fréquemment chassée. À 19 ans, la lycéenne, qui passe le bac cette année et travaille dans la restauration, occupe depuis huit mois des bureaux vides dans le Val-de-Marne avec une dizaine d’autres personnes.

Squatter pour éviter les agressions sexuelles

« J’ai quitté le domicile familial jeune », confie-t-elle. Elle s’est retrouvée à la rue, avant de prendre un appartement. Pour le financer, elle a commencé à travailler au détriment de sa scolarité. Après une pause, elle décide de retourner au lycée et de quitter son appartement. De son expérience dans un squat, elle retient que « c’est plus facile parce qu’à la rue, il fallait trouver l’endroit où dormir le soir. En tant que fille, je ne pouvais pas dormir dehors, pour éviter les mecs bourrés », ajoute-t-elle. Camille évoque aussi les « propositions bizarres » que des hommes lui ont fait, comme un hébergement « en échange d’autres services », notamment sexuels. « Plein de filles de mon âge ont fini par faire ça parce qu’il fait juste trop froid dehors. »

Dans une situation comme la sienne, « on a besoin de squatter pour reprendre une vie à peu près stable », explique la lycéenne. Elle juge la proposition de loi « « injuste » : « Elle rajoute du stress en pleine période hivernale. » Camille attend de pouvoir accéder à un logement social, comme 2,3 millions de ménages en France. Elle est éligible depuis un an au droit au logement opposable (Dalo) sans avoir eu de réponse, alors qu’elle va être expulsée de son lieu de vie informel à la fin de la trêve hivernale, dès le 1er avril.

« L’immense majorité des personnes qui en viennent à squatter sans droit ni titre un bâtiment ne le font pas par gaieté de cœur », confirme Mattéo Bonaglia, avocat au barreau de Paris, et membre du Syndicat des avocats de France. Il représente en justice des occupants de lieux de vie informels. Parmi ces personnes recourant au squat, on trouve « les demandeurs d’asile, les déboutés du droit d’asile, les personnes qui sont sans titre sur le territoire français, et les autres personnes qui n’ont pas les moyens d’accéder au parc locatif privé », énumère l’avocat. Il rappelle que « les dispositifs d’hébergement d’urgence sont complètement saturés, dès 7 h du matin dans certains départements ».

« Pousser encore plus les sans-abri dans la marginalité »

Pour Jean-Baptiste Eyraud, cette proposition de loi « cynique et cruelle » va « criminaliser les sans-abri, plutôt que leur trouver des solutions et s’attaquer à la crise du logement ». Il y a aussi le risque de « pousser encore plus les sans-abri dans la marginalité en les éloignant des réseaux de soutien, dont l’action des associations, sachant qu’il s’agit souvent de familles, de personnes fragiles qui ont des pathologies chroniques, s’inquiète Ninon Overhoff, responsable du département d’aide aux personnes sans abri au Secours catholique. Et si ces personnes ne peuvent plus se mettre à l’abri, elles vont constituer des bidonvilles et des campements. »

Si la proposition de loi est définitivement adoptée au Parlement, les squatteurs et les locataires qui se maintiennent dans les lieux au-delà des délais accordés après une décision d’expulsion, et en dépit de l’absence d’une solution de relogement, risquent respectivement deux ans et six mois de prison. Pour les associations, cela fera augmenter mécaniquement le phénomène d’auto-expulsion chez les locataires : les personnes qui partent avant le jugement sans avoir aucune autre possibilité de logement.

À « l’humiliation et la peur de la rue », on rajoute « la peur de la prison », déclare le directeur des études de la Fondation Abbé-Pierre, Manuel Domergue. « On incite les gens à se jeter d’eux-mêmes dans la rue, abonde le magistrat Thibaut Spriet. Ce n’est pas qu’une loi anti-squat, c’est une loi anti-locataires », à rebours, selon lui, de ce qui doit primer : la prévention des expulsions.

« Rappelons que la France compte plus de 300 000 personnes sans domicile dont 50 000 enfants, 130 000 jugements d’expulsion par an, 15 millions de personnes fragilisées par la crise du logement dont quatre millions de personnes mal logées », énumère dans un communiqué le Collectif des associations unies, qui regroupe une quarantaine d’organisations. La proposition de loi est débattue « dans un contexte d’inflation du coût de la vie, des loyers et de l’énergie, qui contraint déjà les plus fragiles d’entre nous à devoir choisir entre manger, se chauffer, se soigner, ou payer son loyer », note le collectif.

« Les expulsés locatifs d’aujourd’hui sont les squatteurs de demain »

Durci en première lecture à l’Assemblée nationale, le texte a subi quelques modifications en commission au Sénat le 25 janvier. Manuel Domergue y voit des assouplissements minimes comme le rétablissement de la possibilité pour le juge « d’examiner d’office la véracité de la dette » ou encore « la décence du logement sans que le locataire en ait à faire la demande », seulement dans le cas où le locataire a repris le paiement du loyer. « Ce qui élimine beaucoup de locataires » qui risquent l’expulsion, déplore le directeur des études de la Fondation Abbé-Pierre.

Les élus de la chambre haute ont conservé en commission l’essentiel des dispositions adoptées à l’Assemblée, dont la réduction par deux des délais entre l’assignation et l’audience en cas d’impayés de loyers. Pour Mattéo Bonaglia, le texte ne revient qu’à « gérer pénalement les conséquences de la précarité dans laquelle se retrouveront des milliers de ménages dont l’expulsion aura été facilitée. Les expulsés locatifs d’aujourd’hui sont les squatteurs de demain », résume l’avocat.

Autre inquiétude pour les opposants à la proposition de loi, l’extension de la procédure d’expulsion extrajudiciaire - menée par le préfet sans passer par un juge - dans un délai de 48 heures dans le cas de l’occupation illicite d’un domicile, y compris non meublé, à « n’importe quel local d’habitation ». « Un logement totalement vacant, désaffecté où personne n’est domicilié ou n’est sur le point d’habiter » pourra être concerné, se désole Manuel Domergue.

L’un des buts du texte est de « fluidifier le marché locatif, permettre de se séparer et reprendre de nouveaux locataires très rapidement, comme si le logement était une marchandise comme une autre », déplore Mattéo Bonaglia. « L’alternative, c’est la rue ou la prison, lâche Manuel Domergue. C’est ça la société qu’ils attendent, c’est tu bosses ou tu meurs à la rue, mais tu ne viens pas empiéter ne serait-ce que quelques semaines sur la sacro-sainte propriété privée. »

Margaret Oheneba

Photo : Lors de la manifestation pour le droit au logement le 28 janvier 2023 à Pairs.©Serge D’ignazio.

 

 [1Ces prénoms* ont été modifiés.

 

Source : https://basta.media/La-rue-ou-la-prison-c-est-la-societe-qu-ils-attendent-une-loi-veut-criminaliser-les-mal-loges-Fondation-Abbe-Pierre-Droit-logement

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