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vendredi 9 octobre 2020

Violences policières : “Lorsque les forces de l’ordre blessent ou tuent, il est très rare qu’il y ait un procès”

Violences policières : 

“Lorsque les forces de l’ordre 

blessent ou tuent, 

il est très rare 

qu’il y ait un procès”

 

Olivier Pascal-Moussellard

Publié le 17/04/20

Illustration de Mathieu Pauget pour Télérama

Mathieu Pauget pour Télérama


 

La parole d’un citoyen, surtout marginal, vaut-elle autant que celle d’un gendarme devant un tribunal ? Non, répond le sociologue Didier Fassin qui montre dans son livre “Mort d’un voyageur. Une contre-enquête”, les biais d’une justice peu égalitaire.

Le 30 mars 2017 à Seur, dans le Loir-et-Cher, un membre de la communauté du voyage est abattu par des gendarmes du GIGN dans la maison de ses parents, auxquels il rendait visite. Angelo Garand, 37 ans, était en cavale : il n’avait pas réintégré la prison (où il purgeait une peine mineure) au terme de sa permission de sortir. Que s’est-il passé exactement ? Très vite, la justice va trancher en faveur des hommes du GIGN : ils ont agi en état de légitime défense, alors qu’Angelo, traqué, les attaquait avec son couteau. Cette version des faits, la famille du voyageur l’a remise en cause depuis le début. Et, sans assister directement au drame qui avait lieu dans la remise (elle se trouvait à quelques mètres, dans la cour de la maison), ce qu’elle a vu et entendu ne colle pas avec le récit officiel. Mais son témoignage n’a jamais été entendu. Parce que toutes les voix ne se valent pas devant un juge. Elle s’est alors tournée vers le sociologue Didier Fassin. Dans Mort d’un voyageur, essai à la fois ramassé, pudique et fracassant dans ses conclusions, Fassin raconte la contre-enquête qu’il a menée, en posant sur un strict pied d’égalité tous les récits qui ont été faits de cette tragédie, celui du père, du premier -adjudant, de la mère, du procureur… Jusqu’à relever des invraisemblances flagrantes dans le discours des gendarmes ; et un déni de justice pour la victime, Angelo Garand, et sa famille.

Vous souhaitiez, en vous penchant sur la mort d’Angelo, accorder le même crédit aux différents récits. N’est-ce pas refaire ce que l’on attend précisément de la justice ?

 
Ce que l’on peut en espérer, en effet. Mais les études sociologiques montrent que c’est rarement le cas, pour deux raisons principales, qu’on retrouve dans cette triste affaire. La relation que les magistrats ont avec les parties dépend notamment de la hiérarchie des crédibilités et de la force des affinités. D’une part, le procureur et le juge tendent à croire plus facilement les gendarmes assermentés que les gens du voyage. D’autre part, ils se sentent institutionnellement et humainement plus proches des premiers que des seconds. Ce sont là des logiques sociales faciles à comprendre, qui conduisent à ce que certaines versions des faits acquièrent immédiatement plus de valeur que d’autres pour la justice. J’ajoute que, lorsque les forces de l’ordre ont tué une personne, la pression est très forte sur les magistrats. Le chercheur, lui, peut se placer à égale distance des uns et des autres, les considérer avec le même respect, car il n’est pas pris dans ces logiques sociales et ne subit pas ces pressions politiques. Il essaie simplement de comprendre.

À quelles conditions un regard, ou une oreille, neutre sur les récits proposés par les différentes parties est-il possible ?

 
Dans le prologue du livre, je fais référence à Nietzsche, qui dit en substance qu’il y a autant de vérités que de perspectives, chacun ayant la sienne, mais que celui qui multiplie ces perspectives parvient à s’approcher de l’objectivité. C’est ce que j’ai voulu faire en présentant successivement les versions des faits tels qu’ils ont été vécus directement par les deux parents de la victime et les deux gendarmes qui l’ont tuée, ou indirectement par la sœur, le médecin des urgences, le journaliste, le procureur et les juges d’instruction. J’ai très simplement procédé par une série d’entretiens avec les principaux protagonistes, et, pour ceux qui n’ont pas répondu à ma sollicitation, j’ai pu bénéficier des comptes rendus des multiples auditions. Je suis du reste reconnaissant aux magistrats qui m’ont aidé dans ce travail. J’ai ainsi pu reconstituer ces dix versions, un peu à la manière dont procède Akira Kurosawa dans le film Rashomon, qui présente les quatre récits d’un meurtre commis dans le Japon du VIIIe siècle. Évidemment, comme dans le film, les versions que j’ai recueillies diffèrent.

 

Mathieu Pauget pour Télérama


Vous dites justement que vous avez voulu développer une forme expérimentale…

 
En effet, la structure du livre reprend la structure d’une instruction judiciaire. On entend d’abord les témoins : ce sont principalement les deux parents et les deux gendarmes. On réunit ensuite des résultats d’investigations complémentaires : des expertises qui vont de la balistique à l’autopsie. On tente alors de recomposer les faits tels qu’ils ont vraisemblablement pu se passer : c’est la reconstitution finale. Pour restituer cette contre-enquête, je me suis efforcé de produire une écriture subjective à la troisième personne afin d’exprimer le plus justement possible le point de vue de chacun avant de donner ma propre lecture. Celle-ci s’est appuyée sur une réflexion plus théorique sur la question de la vérité et du mensonge dans les affaires judiciaires — question, me semble-t-il, que se posent aussi les magistrats.

Le GIGN et la famille ne racontent pas la même histoire : leurs récits sont même inconciliables…

 
En effet, mais on comprend que les enjeux ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres. D’un côté se joue le risque d’un procès en cour d’assises pour les deux gendarmes et d’un opprobre rejaillissant sur une unité d’élite, s’il s’avérait que les tirs étaient injustifiés. Pour les parents, présents au moment des faits et qui ont tout entendu, mais sans voir ce qui se passait, c’est la vérité concernant la mort de leur fils qui est en jeu ; et la justice. Ils veulent qu’elle soit rendue. Les gendarmes sont les accusés, les parents les témoins. Mais ce qui m’a frappé, en découvrant l’affaire, c’est qu’immédiatement après les faits seule la version des forces de l’ordre a été retenue et reconnue par les enquêteurs et le parquet. La version de la famille, dans les communiqués à la presse ou les documents transmis à la justice, souvent n’apparaît même pas. Cet escamotage m’a intrigué.

Et, en réexaminant les récits de plus près, certaines incohérences vous ont sauté aux yeux…

 
La justice, telle qu’elle s’est exprimée dans le non-lieu qui a clos l’instruction, présente un récit homogène des gendarmes. Pourtant, lorsqu’on lit les différentes auditions, on se rend compte que les deux auteurs des tirs et les trois autres gendarmes présents sur place racontent des versions strictement incompatibles sur une série d’éléments — dont on a du mal à penser qu’ils n’aient pas marqué les esprits dans ce contexte dramatique. De plus, certains faits rapportés sont très peu plausibles, car ils impliqueraient une série de circonstances extraordinaires, et plusieurs résultats des expertises vont à l’encontre des récits, notamment la balistique et l’autopsie. Toutes ces discordances n’ont, semble-t-il, pas été relevées par la justice. Pourtant, prises ensemble, elles font sens et laissent deviner une tout autre interprétation possible des faits.

Vous proposez alors une autre version de l’événement. Sur quels principes ? Quelle logique suivez-vous ?

 
Ayant tous ces éléments, tant subjectifs (les récits) qu’objectifs (les expertises), j’ai essayé de reconstituer les faits tels que la cohérence et la vraisemblance peuvent les laisser supposer. Toutes les pièces du puzzle trouvent leur place dans cette reconstitution. Je raconte donc cette journée tragique, telle qu’elle peut s’être passée. Il revient au lecteur ou à la lectrice de décider laquelle, de la version de la justice ou de la mienne, lui semble la plus robuste.

Depuis des années domine en France le sentiment que les forces de l’ordre ne sont jamais sanctionnées par la justice quand elles déraillent. Peut-on parler de déni de justice systématique ? 

 
Lorsque les forces de l’ordre blessent ou tuent, il est en effet très rare qu’il y ait un procès. Et il est exceptionnel dans ce cas qu’il y ait condamnation, laquelle est de surcroît toujours légère. Il faut pour cela soit qu’un collègue avoue ce qu’il a vu, soit qu’une caméra établisse les faits. J’ai essayé d’expliquer comment il était malaisé, lorsqu’une faute, même grave, a été commise, que la justice passe. D’abord, l’auteur veut se défendre. Ensuite, ses collègues le couvrent en mettant en œuvre ce qu’on appelle l’esprit de corps, auquel il est difficile de se soustraire. Enfin, l’institution elle-même se protège en protégeant les siens, et on l’a vu récemment jusqu’au plus haut niveau de l’État. Il est donc très difficile pour un magistrat de trouver des failles dans la version que proposent tous ces fonctionnaires assermentés. Mais cette difficulté n’est pas un problème spécifiquement français. Aux États-Unis, les chefs de la police qualifient avec humour les témoignages de leurs agents de testilying, jeu de mots qui mêle testify, témoigner, et lying, mentir, ce qui montre la banalité de cette pratique.

Comment se débarrasse-t-on d’un tel biais ? 

 
C’est un vrai défi pour la démocratie. On voit comment les préoccupations sécuritaires de beaucoup, et les tendances autoritaires des gouvernants, conduisent à une violence d’État qui s’abat toujours sur les mêmes catégories de population, stigmatisées ou protestataires. Une violence impunie, pas même jugée le plus souvent, et récusée par ses donneurs d’ordre. C’est aux citoyens de s’emparer de cette question, d’exiger la vérité et de demander la justice. Je sais que beaucoup se battent pour cette cause, notamment dans les comités à la mémoire des victimes.

Vous saviez, en vous lançant dans cette contre-enquête sociologique, que le dossier d’Angelo ne serait pas réouvert par la justice. Quel était l’objectif de ce livre si particulier ?

 
L’instruction a abouti à un non-lieu, confirmé en appel. Dans une certaine mesure, on peut donc considérer le dossier clos sur le fond. Il reste un pourvoi en cassation qui est aujourd’hui examiné. Il y aurait aussi une possible plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme. Il ne s’agirait pas alors de juger les gendarmes, mais l’État français, puisque cette cour dispose seulement d’une compétence subsidiaire pour rendre des décisions concernant des requêtes dirigées contre un État pour manquement aux droits des personnes. Par conséquent, on peut dire que les auteurs des tirs qui ont tué Angelo ne seront de toute façon pas condamnés, et mon intention n’était certainement pas qu’ils le soient. Je respecte ce que le procureur a appelé la « vérité judiciaire », celle d’une décision de justice, avec tous les biais que j’ai indiqués. Mais je pense qu’il peut aussi exister ce que j’ai proposé d’appeler une « vérité ethnographique », c’est-à-dire une vérité qui accorde la même valeur à toutes les paroles, qui n’est pas prise dans les rapports de pouvoir existant dans le monde de la justice, et qui réunit patiemment toutes les pièces qui ont été négligées ou ignorées lors de l’instruction, consciemment ou non. Il s’agit donc de tenter de comprendre objectivement ce qui s’est passé dans le réduit où Angelo a été tué. Cela me semble être une dette qu’a la société à son égard et à l’égard de ses proches. Nous devons au défunt et à sa famille de connaître les conditions de sa fin tragique. C’est simplement une question de dignité. Pour lui et pour nous.

 

 DIDIER FASSIN EN QUELQUES DATES


30 août 1955

Naissance.
1982
Docteur en médecine.
1988
Docteur en sciences sociales.
Depuis 1999
Directeur d’études à l’EHESS.
Depuis 2009
Professeur à l’Institute for Advanced Study (Princeton, États-Unis).
2019
Élu au Collège de France (chaire annuelle consacrée à la santé publique).

 À lire  
Mort d’un voyageur. Une contre-enquête,
 éd. du Seuil, 176 p., 17 €, ebook 11,99 €.

 

 Olivier Pascal-Moussellard

 

Source : https://www.telerama.fr/idees/violences-policieres-lorsque-les-forces-de-lordre-blessent-ou-tuent,-il-est-tres-rare-quil-y-ait-un,n6625122.php


1 commentaire:

  1. logique, ils ont une protection juridique, et ô vu qu'ils sont voué à la protection de l'état et non du citoyen, c un mythe de croire le contraire

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