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vendredi 6 juin 2014

Note de Lecture : "Se Distraire à en Mourir" de Neil Postman


Note de lecture :

« Se distraire à en mourir », de Neil Postman,
réédité par Fayard/Pluriel - 2010,
traduit de « Amusing Ourselves to Death »
édité par Viking Penguin - 1985.

Voici un livre, sérieux, facile à lire, mais sérieux. Il m’a expliqué en partie pourquoi, dans cette humanité du 21ème siècle qui travaille d’arrache-pied à sa propre fin, il est si difficile d’organiser un véritable débat sur le drame écologique en cours, et pourquoi, comme s’en étonnent de nombreux militants, « nous savons et nous ne faisons rien ». La pensée, qui est, d’après ce que nous ignorons, la faculté exclusive de l’être humain, nécessite pour s’exercer du temps, de l’énergie, et une langue capable d’exprimer de très fines nuances. Elle est elle-même une condition du dialogue interindividuel et plus largement du débat démocratique, sans lesquels nous aurons peu de chance, je le crains, de maitriser notre destin. Il est très difficile de savoir scientifiquement si les autres mammifères ont une pensée, tellement il est pratique de croire qu’ils n’en ont pas, comme il est attrayant de prétendre que les martiens en ont une. Ce qui est sûr, c’est que les peuples dits « primitifs », et notamment ceux qui refusent l’occidentalisation du monde à marches forcées, prennent le temps de débattre dans des langues dont la complexité et le raffinement n’ont rien à envier au « globish » qui envahit nos médias et nos cerveaux. Deux exemples me viennent à l’idée : les dizaines de mots qui servent à désigner la neige chez les esquimaux, et les milliers de plantes que savent verbalement nommer et caractériser les sorciers-guérisseurs de nombreux peuples. Après des siècles où les débats de haut niveau étaient essentiellement verbaux (l’assemblée des citoyens grecs, les conciles du moyen âge, etc.), et où l’écriture était un canal annexe, voire dépréciée comme figeant la pensée, l’arrivée de la typographie, une technique, qui développa la diffusion d’un média, le livre, allait permettre d’élargir le débat à toute une Société. L’auteur nous rappelle que les Etats-Unis, son principal terrain de réflexion, furent fondés par des lettrés, et que le livre y bénéficia très vite d’une diffusion extraordinaire, qui allait permettre, avec la création de multiples journaux, de jeter les bases d’une authentique démocratie s’exerçant à tous les niveaux de la Société.
Ce règne de la pensée politique allait être entamé par le télégraphe, vecteur d’immédiateté, et par la photographie, une technique permettant de multiplier l’image objective, un média qui donne peu de prise au dialogue et enferme la pensée dans un champ structuré et limité par le cadre. La radio, qui multiplie une parole unique sans autoriser le débat, ce que les régimes autoritaires de la première moitié du 20ème siècle ont très vite perçu, allait continuer à saper la pensée, mais l’école et la presse écrite résistaient encore solidement. Il ne faut jamais perdre de vue que les auditeurs autorisés à s’exprimer à l’antenne sont le plus souvent  filtrés et sélectionnés, et cela d’autant plus que leur nombre est grand. Quand à ceux qui, aujourd’hui, se trouvent plus modernes en s’exprimant par courriel, leurs propos sont également filtrés, et peuvent même être fabriqués de toutes pièces, puisqu’on n’entend pas leur voix. Combien de fois ai-je bouilli en écoutant des radios pourtant créditées d’une haute tenue, comme France Culture, où le dialogue restait dans le cadre de la pensée dominante et où les arguments que m’apportaient ma propre pensée et mes propres lectures n’étaient repris par aucun participant ?
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Mais c’est la télévision, dont l’étude constitue la deuxième partie du livre, qui confirme le naufrage pressenti de la pensée, de la culture, et de la démocratie, tout ceci compromettant notre survie même. L’auteur cerne bien comment les contraintes du média sont en opposition avec une pensée de qualité. N’imposant aucune condition préalable, elle sape l’idée de progression raisonnée des arguments déployés : il n’y a plus d’ordre dans le temps, du fait de l’immédiateté, et aucune hiérarchisation n’est envisagée, puisque, au fond, tout se vaut. Evacuation aussi de toute perplexité, effort cérébral, patience, le taux d’audience exigeant la satisfaction en continu du téléspectateur au détriment de son développement. Enfin l’exposition (arguments, hypothèses, discussions, réfutations) se verra préférer une présentation d’histoires théâtralisées (pensons à la vogue du story-telling, y compris dans les milieux politiques) et soutenues par de la musique. Bref, la télévision produit en priorité du divertissement, et l’auteur démontre  bien comment des émissions revendiquant une action pédagogique, comme la célèbre « Sesame street », font passer l’amusement loin devant l’étude.
En 1984, il était difficile de prévoir la prédominance actuelle d’Internet sur tous les autres médias. Pourtant Neil Postman en démontre une claire prescience à travers ses propos sur l’ordinateur personnel. Cédric Biagini a pu aller beaucoup plus loin dans « L’emprise numérique », mais la tendance à l’abandon de la presse-papier n’a fait, au fond, que prendre de l’ampleur. Il se confirme de plus en plus que « le message, c’est le média », et je crains fort que, sur Internet, plus encore qu’avec la télévision, dont il devient un dangereux concurrent, au point qu’elle y développe sa présence de plus en plus, la principale injonction ne se réduise à « papillonnez avec plaisir et légèreté ! »
C’est pourquoi Postman donne raison à Huxley sur Orwell. Pour Orwell, la culture devient une prison. Ce fut souvent le cas avec les régimes autoritaires durant la première moitié du 20ème siècle. Pour Huxley, il se joue une course entre l’éducation et le désastre.
Le pire pour les hommes, dans Le Meilleur des mondes,
« n’était pas de rire au lieu de penser, mais de ne pas savoir pourquoi ils riaient et pourquoi ils avaient arrêté de penser. »
Un livre à lire si on veut comprendre ce qui nous arrive, et réfléchir à ce qui peut encore être tenté.
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                                      Jean Monestier,                                             Le Soler, le 20/05/2014.

Titulaire d’une maîtrise d’économie auprès de l’Université de Toulouse.
Artiste-Auteur-Indépendant.
Objecteur de croissance.

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