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mercredi 27 juin 2018

À Bure : « Aujourd’hui, c’est l’économie qui évalue ce qui constitue un risque nucléaire acceptable »


À Bure : 

« Aujourd’hui, c’est l’économie qui évalue 

ce qui constitue 

un risque nucléaire acceptable »



Discussion avec Leny Patinaux autour du projet Cigéo, le centre d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure


 9 mai 2018


Dans les années 70 et 80, la production d’énergie par le nucléaire suscitait de vives luttes, dont le rassemblement de 200 000 personnes contre la centrale Superphénix en France (Isère) datant de 1976 était exemplaire. Depuis, tout semble s’être calmé. Et pourtant, le nucléaire pose toujours les mêmes problèmes : des risques industriels aux conséquences potentielles terribles, des déchets ineffaçables qui restent dangereux durant des milliers d’années. Dès 1991, l’État envisage d’enfouir les déchets les plus radioactifs : le site choisi sera celui de Bure, dans la Meuse ; c’est le projet Cigéo. Aguerrie par l’expérience des décennies précédentes, l’administration concentre ses efforts sur « l’acceptabilité sociale » du projet. Mais comme l’indique une opposition tenace, tout cela ne manque pas d’ambiguïtés. L’évacuation de la ZAD de Bure le 22 février dernier aura montré un autre visage de cette politique : là où la stratégie de « l’acceptabilité sociale » ne fonctionne pas, il semble que la force policière doive prendre le relais.

Pour comprendre le contexte et les enjeux du projet Cigéo à Bure, nous avons rencontré Leny Patinaux, auteur d’une thèse remarquée sur la gestion des déchets nucléaires en France. 

Qu’est-ce qui guide la politique nucléaire française ? 

Les décisions sont-elles exclusivement l’affaire des experts ? 

À quoi peuvent bien servir les luttes ?


Tu as intitulé ta thèse : « enfouir des déchets dans un monde conflictuel ». Qu’est-ce que tu appelles « monde conflictuel », qu’est-ce qui est conflictuel exactement ? Est-ce que tu peux clarifier le contexte dans lequel tu places tes analyses ? 

« Dans un monde conflictuel » fait référence au livre Agir dans un monde incertain de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe. C’est un livre sociologique et programmatique qui paraît en 2001 et qui parle de la manière dont il est possible de penser l’innovation en démocratie. Ce livre s’interroge sur la manière dont il serait possible de démocratiser la recherche, à l’aide de « forums hybrides » par exemple dans lesquels tout un chacun serait invité à venir discuter de questions techniques et scientifiques. Cet ouvrage sert de livre de chevet à toute une génération de chercheurs mais aussi d’ingénieurs et de décideurs. Les démarches d’ouverture et de débat citoyen autour des questions techniques s’inscrivent d’une certaine façon dans la continuité des réflexions développées dans ce livre – qui peut à mon avis être considéré comme la pensée d’une époque pour un groupe assez large d’intellectuels proches du pouvoir et qui interviennent dans les débats sur des questions technoscientifiques (OGM, nanotechnologie…). L’objectif des auteurs d’Agir dans un monde incertain est de construire une démocratie « apaisée » dans laquelle le dialogue permettrait de dépasser les oppositions qui existent alors autour de ces questions technoscientifiques.

Ce que je veux dire lorsque je reprends le titre de leur livre et que je remplace « incertain » par « conflictuel », c’est qu’un projet technique aujourd’hui, ça ne se négocie pas par des débats publics ou des consultations citoyennes. Par exemple, le projet d’enfouir des déchets nucléaires date des années 70, les premiers travaux effectifs datent des années 80. Jamais ce projet d’enfouir les déchets nucléaires n’a été remis en cause au plus haut niveau de l’État. Depuis qu’on a abandonné l’immersion des déchets nucléaires, le plan du CEA [Commissariat à l’Énergie Atomique] et de l’ANDRA [Agence Nationale pour la gestion des déchets RAdioactifs], et même plus généralement de tous les ingénieurs qui travaillent sur ces questions, c’est l’enfouissement. Tous les dialogues avec les élus ou les associations écologistes qui ont été organisés depuis avaient pour objectifs d’aménager et d’amender le projet à ses marges, par exemple en introduisant une période de réversibilité du stockage1. Mais le projet d’évacuer géologiquement les déchets nucléaires n’est jamais remis en cause malgré que de nombreuses critiques à celui-ci aient été formulées lors d’échanges entre l’État, l’Andra et certaines associations environnementalistes.

Dans le débat parlementaire sur la gestion des déchets nucléaires de 1991, certains députés parlaient de technostructure pour désigner cette connivence des ingénieurs à la tête de grands secteurs industriels et dans les ministères. C’est un concept un peu daté mais il exprime assez bien le poids de ces ingénieurs issus des grands corps sur les politiques industrielles nationales. L’exemple de la gestion des déchets nucléaires montre bien que les débats publics ne permettent pas de discuter largement des projets technoscientifiques et que les voix qui s’élèvent contre ces projets ne sont pas entendues dans ces débats.

Pourquoi j’insiste sur la conflictualité ? Parce que l’histoire de la gestion des déchets nucléaires est émaillée de conflits et que, si ceux-ci n’ont pas permis d’arrêter le projet d’enfouir les déchets nucléaires, ils ont profondément transformé la manière de gérer ces déchets. Si le projet d’enfouir des déchets reste indemne, la manière de mener à bien ce projet évolue. La loi du 30 décembre 1991 est un exemple particulièrement fort de la manière dont la gestion des déchets nucléaires est transformée par l’opposition à l’enfouissement.  

À partir de 1987, l’ANDRA entreprend des recherches dans quatre départements pour y étudier les possibilités d’enfouir des déchets nucléaires. Dans ces départements, elle se confronte à des oppositions virulentes et plurielles : des manifestations regroupent plusieurs dizaines de milliers de personnes, des élus se mobilisent (notamment une jeune députée des Deux-Sèvre du nom de Ségolène Royal), des affrontements éclatent avec les forces de l’ordre, des engins de chantiers sont sabotés, les locaux de l’Andra sont attaqués… En 1990, pour sortir de ce conflit, le gouvernement décide d’un moratoire sur l’enfouissement des déchets nucléaires. Celui-ci aboutit le 30 décembre 1991 au vote d’une loi. Cette loi transforme considérablement la gestion des déchets nucléaires puisqu’elle instaure une période de quinze ans dévolue aux recherches avant toute décision d’une politique nationale de gestion pour ces déchets. La loi distingue trois voies de recherche : 1/ la séparation et la transmutation des radionucléides (grosso modo, il s’agit de séparer les différents radionucléides issus de la production électronucléaire pour ensuite les transmuter, c’est-à-dire réduire la durée durant laquelle ces éléments sont radioactifs) ; 2/ l’entreposage des déchets en surface – qui n’a en fait jamais été considéré comme une solution de gestion définitive ; 3/ l’enfouissement. 

La loi de 1991 a beaucoup changé la manière dont l’ANDRA a travaillé et s’est implantée localement. Durant la période 1991-2006, les quinze ans dévolus aux recherches par la loi, l’Agence se présente comme une institution de recherche qui met en œuvre un programme fixé par la loi.

Quand elle s’implante à Bure, l’Andra renvoie toujours le choix d’une solution de gestion et de savoir si oui ou non un stockage sera implanté à la décision que devront prendre les parlementaires en 2006. L’Andra s’implante ainsi à Bure pour étudier si le sous-sol permet éventuellement l’implantation d’un stockage et non en affirmant qu’elle prépare la construction d’un stockage dans cette région. Ce qui change tout au niveau politique.





En 1987, c’était le Commissariat à l’énergie atomique seul qui avait pris une carte géologique de la France pour dire « là, là et là, ça semble pertinent d’enfouir des déchets ». La démarche est conduite par des experts qui ne discutent avec personne. Ils se pointent un jour dans les départements qu’ils ont choisi pour faire des forages. Ce caractère technocratique et autoritaire du choix des zones où la construction d’un stockage est envisagée est un des éléments dénoncés par les opposants au stockage. Après 1991, la manière dont les sites étudiés par l’Andra sont choisis est très différente. Le rapporteur de la loi, le député du Nord Christian Bataille, est chargé par le gouvernement d’une mission de médiation pour la recherche d’élus qui seraient volontaires pour accueillir des laboratoires souterrains. Ce n’est plus l’Andra qui détermine seule où étudier la possibilité d’implanter un stockage. Christian Bataille se base sur le volontarisme des élus. Il sollicite ses réseaux au sein du Parti socialiste, publie des annonces dans les journaux destinés aux élus locaux… Une fois qu’il a fait une présélection de départements qui politiquement semblent adaptés à accueillir les recherches effectuées par l’Andra, les géologues examine si la géologie de ces départements permet d’envisager y implanter un stockage. La démarche a totalement changé. 

En 1994, quatre départements sont sélectionnés : la Meuse et la Haute-Marne avec Bure au milieu, le Gard et particulièrement la zone proche de Marcoule, et enfin la Vienne. 

G : La loi de 2006, elle apporte quoi exactement ? 

La loi de 1991 ne fixe pas de solution nationale pour la gestion des déchets nucléaires mais elle ouvre une période de quinze ans dévolue aux recherches. Toutefois, si cette loi distingue trois voies de recherche, personne dans les arènes expertes et dirigeantes ne remet en cause le choix antérieur de l’enfouissement comme unique solution de gestion à long terme des déchets nucléaires. 

La loi de 2006 clôt les quinze ans de recherche en entérinant le projet d’enfouissement, à Bure (Cigéo), puisque c’est le seul site qui a finalement été étudié. Elle prévoit une nouvelle période de dix ans de recherche, spécifiquement sur ce territoire, mais elle acte qu’à terme les déchets devront y être enfouis.

Au cours des dix années qui suivent, plusieurs événements repoussent la mise en œuvre concrète du projet Cigéo. L’impératif d’apporter une définition légale de la réversibilité retarde les échéances. En 2013, le débat public qui doit précéder la demande de construction est un fiasco pour l’Andra et l’État puisque les opposants refusent d’y participer et le sabordent. L’ANDRA n’a donc toujours pas déposé de demande de construction à Bure. Alors qu’en 2006, le dépôt de cette demande était prévu pour 2015, elle est aujourd’hui repoussée à 2019.


Dans les entrailles du laboratoire de recherche souterrain à Bure


G : En somme, avant les années 90, on peut dire que les stratégies sont assez directes : expertise et choix régalien ; mais après 1991, on passe à des stratégies plus fines et complexes, des jeux de pouvoir entre les élus, le pouvoir politique et les experts, etc. Dans les extraits de ta thèse qu’on a trouvé, on a vu qu’un point intéressant que tu soulignais, c’est qu’avec le nucléaire on atteint un obstacle épistémique [qui concerne la connaissance] : il est impossible de prouver que tel ou tel projet va fonctionner à 100%. À partir de là, les projets industriels doivent forcément adopter des stratégies de représentation comme dans un théâtre, on ne peut plus dire « la science nous dit ça, donc on va faire ça » mais il faut construire des scénarios, mettre en scène les projets, faire du marketing… Est-ce que tu peux nous expliquer pour commencer pourquoi il y a cet obstacle épistémique ? 

Je pense que cette notion d’obstacle épistémique ou d’impossibilité épistémique de montrer la sûreté d’une installation industrielle ne s’applique pas qu’au nucléaire mais à presque tous les secteurs industriels. La question qui se pose, c’est : qu’est-ce qu’une preuve ? Est-ce qu’on a la même manière de faire preuve dans des mondes scientifiques et dans le débat public, avec des élus locaux par exemple ?

Dans chaque communauté scientifique, il y a un certain nombre de normes qui fixent ce qu’est une
« bonne démonstration » et qui dictent la bonne manière de produire du savoir.  Lorsqu’il est question de montrer publiquement la sûreté d’une installation, les choses sont bien plus difficiles. D’une part, il s’agit d’agréger un nombre important de connaissances dans des domaines très différents (l’hydrogéologie, la géochimie, la physique des matériaux… pour ce qui concerne le stockage).

D’autre part, la discussion dans l’espace public de connaissances scientifiques amène souvent à discuter également des normes selon lesquelles ce savoir est produit – ce qui peut éventuellement provoquer leur remise en cause.

Avec la loi de 1991, ce qui est intéressant c’est que l’objectif affiché c’est de prouver que l’enfouissement est la bonne solution. Il y a l’idée, cet espoir technicien, que la science peut rendre acceptable le stockage des déchets nucléaires. Mais durant les quinze années de recherche, l’Andra et ses évaluateurs se rendent compte que les choses sont un peu plus complexes que ça.

La radioactivité, c’est une affaire de seuils. Il est généralement admis qu’un échantillon de matière radioactive n’est plus dangereux lorsque la proportion d’éléments radioactifs qui le composent descend en dessous d’une certaine limite. Toute la réglementation est basée sur cette idée. Pour l’enfouissement, on s’intéresse à la dose de radionucléides qui atteignent la surface. Pour calculer cette dose, il faut étudier la migration des radionucléides depuis le stockage jusqu’à la surface sur des temps extrêmement long. Tout l’enjeu consiste à montrer que le temps de la migration des éléments radioactifs du stockage jusqu’à la surface est plus long que la durée nécessaire pour que leur radioactivité diminue dessous d’un certain seuil.

Cependant, fonder l’étude de la sûreté d’un stockage sur le calcul de cette dose de radionucléides qui atteignent la surface pose problème à plusieurs égards. D’une part, l’établissement d’un seuil en dessous duquel l’impact du stockage est acceptable peut être critiqué. Un ensemble de travaux ont ainsi montré depuis longtemps que l’exposition à de très faibles doses de radioactivité peut avoir des conséquences importantes. Faute de mieux, l’ensemble des règles de radioprotection reposent néanmoins toujours sur la définition de seuils. D’autre part, les temporalité mises en jeu par l’existence des déchets nucléaires sont si longues (on parle de centaines de milliers d’années) qu’il est impossible de construire un modèle exhaustif permettant de prendre en compte l’ensemble des phénomènes qui influent sur l’évolution du stockage. Quand il est question de sécurité pour une voiture, on peut faire des « crash- test » ou des prototypes mais dans le cas des déchets nucléaires, les temporalités mises en jeu rendent ces expérimentations impossibles à l’échelle d’un stockage. 

Pour cette dernière raison, l’Andra et ses évaluateurs se rendent compte au début des années 2000 qu’il ne sera pas possible de prouver scientifiquement que l’enfouissement est la bonne solution. La science ne peut pas produire une prévision certaine de la manière dont évoluera un stockage lors des milliers d’années à venir. 

Toute modélisation est une représentation simplifiée d’un phénomène réel. En pratique, l’ANDRA utilise un modèle global de l’évolution d’un stockage qui lui permet de faire des calculs de sûreté  et de multiples modèles spécifiques qui lui permettent d’étudier tel ou tel aspect du stockage Ces modèles spécifiques sont beaucoup plus fins que le modèle global d’analyse de sûreté. La comparaison entre les modèles spécifiques et le modèle d’évaluation de sûreté doit permettre d’assurer la robustesse de celui-ci.

Au tournant des années 2000, la Commission Nationale d’Évaluation instituée par la loi de 1991 entame un dialogue avec l’ANDRA sur son développement d’outils de simulation numérique. Il ressort de ce dialogue qu’il existe toujours un décalage entre la complexité du modèle d’évaluation de sûreté et celle des modèles d’étude des phénomènes particuliers qui évoluent au fur et à mesure de l’avancée des recherches. De ce fait, il apparaît alors que la production d’un calcul d’impact radiologique d’un projet de stockage ne pourra pas suffire à montrer la sûreté d’un stockage car il repose inéluctablement sur des représentations simplifiées de l’évolution du stockage.

G : Est-ce que cette incertitude se pose seulement pour des risques pour des millions d’années ou aussi pour des risques à court-terme ? Est-ce que tu pourrais revenir aussi sur la nature des risques ? 

La question des risques à court-terme prend de l’ampleur dans les années 2010. Comme dans toute activité industrielle, il y a des risques liés à l’exploitation du stockage et à la manipulation de matériaux radioactifs. En 2013, il y a par exemple eu un incendie dans un stockage aux États-Unis.

Selon moi, il faut prendre ce point en compte (et il y a lieu d’y réfléchir étant donné la nature de ces déchets), mais ce n’est pas ce sur quoi je me suis concentré dans mon travail. Il me semble que les risques à long-terme posent des questions plus profondes, par exemple celles de notre impact sur le monde, sur l’environnement à des échelles de temps inédites. Ce sont des problèmes d’une autre nature que le risque industriel (type risque SEVESO2) et il m’importait dans ma thèse de comprendre comment les ingénieurs de l’Andra appréhendent des temporalités de l’ordre du million d’années.


 Le site de l’ANDRA à Bure



G : comment on passe alors de cet obstacle épistémique aux stratégies de scénarisation qui sont mises en oeuvre pour faire passer politiquement le projet ? Est-ce que tu pourrais nous en donner des exemples ? 

L’idée de scénarisation regroupe des acceptations très différentes. Il y a des scénarios sur tout, dans la gestion des déchets nucléaires comme dans n’importe quelle autre activité industrielle. La construction de scénarios est un outil classique des ingénieurs pour appréhender le futur.

Lorsque l’échéance de 2006 arrive et que l’ANDRA doit montrer au parlement qu’elle a une certaine maîtrise de l’évolution du stockage, elle se rend compte que produire un calcul ne suffira pas à faire preuve de la sûreté d’un stockage. Sur des temporalités de l’ordre du million d’années, l’étude et la modélisation de l’évolution du stockage n’arrivera jamais à épuiser le réel et il faut donc abandonner l’idée d’une démonstration de la sûreté du stockage par A+B. Le parti que prend alors l’Andra, c’est de démultiplier les manières de faire preuve : au lieu d’essayer de concevoir un modèle qui prenne en compte de manière exhaustive l’ensemble des phénomènes susceptibles d’influer sur l’évolution d’un stockage, les ingénieurs de l’Andra vont essayer de montrer qu’ils ont fait tout ce qu’il est possible de faire pour étudier l’évolution d’un stockage.

La construction de scénarios permet d’étudier différentes évolutions possibles du stockage et ainsi d’essayer de montrer que même si le stockage ne suit pas une évolution normale, il reste sûr. Le problème qui se pose alors, c’est qu’il est possible d’imaginer une infinité de scénarios différents.
Ainsi, il est nécessaire de faire un choix et fixer quels sont les scénarios les plus pertinents à étudier en fonction de leur probabilité ou de leur impact potentiel.

Cette administration de la preuve, c’est quoi les obstacles auxquels elle s’oppose ? Il y a le cadre légal (européen et français), l’opinion publique, la mairie, les pouvoirs locaux, les militants antinucléaires. A quoi ça s’attaque cette stratégie de présentation ? 

L’Andra est évaluée par plusieurs institutions. 

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dont le conseiller technique est maintenant l’IRSN (Institut de radioprotection et sûreté nucléaire), est chargée d’évaluer la sûreté du projet de l’Andra pour le compte de l’État. Quand l’Andra déposera une demande d’autorisation de construction pour un stockage à Bure, elle devra produire un dossier démontrant qu’elle maitrise la sûreté du stockage que l’IRSN évaluera. Auparavant, comme il ne saurait y avoir de preuve absolue de la sûreté d’un stockage, l’IRSN et l’Andra travaillent conjointement pour définir ce qui constitue un stockage sûr. En effet, étant donné la spécificité du projet de stockage, il ne préexiste pas de norme de ce qu’est un stockage sûr. L’étude du stockage, sa conception et l’évaluation de sa sûreté s’inventent ensemble.

D’autres institutions que l’ASN et l’IRSN évaluent également le travail de l’Andra : la Commission nationale d’évaluation (CNE) notamment, qui joue un rôle majeur en 1991 et 2005, puis un rôle un peu plus marginal après 2006. La CNE a participé à complexifier les représentations utilisées par l’Andra de l’évolution du stockage. Elle a ainsi poussé l’Andra à ouvrir des nouvelles voies de recherche et elle a joué un rôle d’aiguillon. En 2005, c’est la CNE qui a évalué le dossier rendu par l’Andra sur la faisabilité d’un stockage à Bure pour le compte du Parlement. Les membres de la CNE sont nommés par le gouvernement et le Parlement et chargés de conseiller le Parlement sur les recherches entreprises sur la gestion des déchets nucléaires.

Il existe aussi tout un tas de contre-experts qui passent au crible les dossiers de l’Andra mais il me semble qu’ils sont assez largués. L’Andra a capitalisé une telle connaissance sur la géologie, la physique des matériaux, la manière dont le stockage pourrait évoluer… et il y a une asymétrie de moyens si grande entre l’Andra et ces contre-experts pour que ces derniers puissent discuter sur un pied d’égalité avec les chercheurs de l’Andra. De ce fait, les contre-experts se font souvent balader.
Lorsqu’ils pointent un manque dans les connaissances produites par l’Andra, la plupart du temps celle-ci leur répond  « ah mais vous n’avez pas regardé, dans tel rapport on répond à votre question ». Ils se font noyer, ils ne sont pas assez nombreux et n’ont pas suffisamment de moyen ne serait-ce que pour traiter toute la documentation produite par l’Andra. 

Du coup, les contre-experts ne sont pas tant un problème pour l’Andra que l’ASN et la CNE. Sachant que la gestion des déchets nucléaires ne se réduit pas à la question « preuve ou pas preuve » et qu’il n’y aura jamais de preuve absolue, l’Andra a besoin de s’accorder avec ses évaluateurs sur le niveau de connaissance qu’il est raisonnable d’attendre d’elle pour considérer que le stockage est sûr- ce qui n’est pas toujours évident.

Donc puisqu’il n’y a pas de vérité absolue, la vérité se redéfinit comme rapport de force. Si l’Andra répond aux contre-expertises « tu n’as pas lu toute la doc », l’effet de vérité devient presque politique. 

C’est sûr que c’est une question politique. L’Andra est une institution qui a des moyens qui sont énormes, qui est la seule institution à avoir un labo souterrain (ce qui lui donne un certain privilège pour produire des connaissances sur le stockage). Elle a des capacités d’expertise qui sont beaucoup plus grandes que l’ASN ou les contre-experts.

La démarche instituée à partir de 1991 reposait sur l’idée que si on montre la sûreté d’un stockage, on aura l’acceptabilité sociale. Ça n’a pas marché, car l’Andra s’est rendu compte qu’on ne montrera jamais la sûreté d’un stockage. Il n’y a pas de preuve absolue. Mais en même temps, le fait que l’Andra se soit implantée à Bure pour faire des recherches l’a mise dans une position où elle est dorénavant l’institution qui a la meilleure connaissance sur la géologie et sur la manière dont le stockage peut se mettre en place. Donc, il y a une véritable asymétrie entre l’Andra et ses évaluateurs, qui la met en position de force sur le plan technique et scientifique. Si la discussion politique est réduite à une discussion technique, l’Andra est toujours la meilleure. 

Pour des développements sur la nature des divers déchets nucléaires ainsi que les différentes possibilités de gestion potentielles de ces déchets, vous pouvez déployer ce 'spoiler'
La nature des déchets nucléaires : selon Le Monde 90% des déchets nucléaires ne sont pas dangereux, 10% seront actifs à très long terme. Il y a différents types de déchets : MA-VL et HA. C’est quoi la différence ? 

Les déchets nucléaires sont rangés en catégorie, selon à la fois leur activité (plus ou moins radioactif) et le temps de la décroissance radioactive. Il y a des déchets de très faible activité, faible activité, moyenne activité, haute activité ; et des déchets de vie courte, vie longue, il me semble que la limite est à 31 ans (temps de demi-vie : temps que met un échantillon pour que sa radioactivité soit divisée par 2). 

Il y a des solutions de gestion différenciées pour ces déchets : les déchets de faible activité, on les laisse en surface. Il y en a dans les centres de stockage de la Hague et de l’Aube. Pour ces déchets, l’idée c’est de les entreposer puis de les recouvrir de terre dans un site fermé et surveillé. 

Un des fondement  de la gestion de déchets nucléaires est de considérer que le déchet n’est plus radioactif une fois que 10 demi-vies sont passées. Si la demi-vie est de 30 ans, au bout de 300 ans, l’Andra considère que le déchet n’est plus radioactif et qu’il n’est pas problématique que le stockage tombe dans l’oubli. Du coup ces déchets sont laissés en surface dans des sites qui seront surveillés durant 300 ans. D’autre part, il y a aussi les déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue (MA-VL) pour lesquels le projet est de les enfouir en couche géologique (Bure). Le déchet de HA, c’est 0,2% en termes de volume, 98% en termes d’activité cumulée. Les déchets de faible activité représentent l’extrême majorité du volume de déchets nucléaires produits. Les déchets les plus radioactifs, c’est infime en termes de volume mais extrêmement important en terme d’activité cumulée. 

Quelles solutions de stockage existent à part l’enfouissement en couche géologique. Le Monde en citait 4 : jeter dans la mer, stockage en subsurface, envoyer dans l’espace, enfouissement. 

Il y a eu des solutions plus ou moins farfelues au cours du temps. On a commencé par les immerger. Puis il y a une solution que je trouve drôle si on peut dire et qui a été envisagée par des militaires aux Etats-Unis dans les années 1950, pendant la guerre de Corée : ils voulaient faire une sorte de ligne Maginot avec des déchets nucléaires entre les deux Corée. Ils ne l’ont jamais fait mais que l’on puisse envisager une utilisation pour ces déchets marque que la frontière entre ce qui est considéré comme un déchet et ce qui est une matière valorisable est souvent floue et dépend du contexte et de l’époque.

Il y a eu des gens qui ont voulu envoyer les déchets nucléaires dans l’espace. Ça n’a pas été beaucoup étudié, car il y a plusieurs problèmes. Premièrement, ça coûte très cher de faire décoller des fusées et pendant longtemps l’enfouissement a été considéré comme une solution de gestion bon marché, que l’on pouvait envisager dans d’anciennes mines par exemple. Deuxièmement, l’aérospatial ce n’est pas si sûr que ça :  il y a souvent des accidents (la fusée qui explose au décollage, ce n’est pas terrible si elle est pleine de déchets nucléaires). Et troisièmement, il y a un côté spectaculaire, un rapport à l’image qui est différent. Enfouir quelque chose, c’est discret (en tout cas ça l’était dans les années 70, avant qu’on en parle), l’envoyer dans l’espace, c’est très voyant, ça ne passe pas inaperçu… 

L’enfouissement, c’est la solution qui est unanimement reconnue : par l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’OCDE, par l’Agence internationale de l’énergie atomique (ONU), dans toutes les institutions supranationales. C’est la solution de référence, alors qu’il y a assez peu de pays qui ont engagé réellement des programmes d’enfouissement de déchets nucléaires. Et ce, pour des raisons différentes : certains se sont heurtés à des oppositions très fortes, pour d’autres la question est moins urgente car il y a peu de déchets. En France, l’industrie nucléaire a une place très importante, et donc la question des déchets est particulièrement problématique. L’absence de solution de gestion de ces déchets gène la poursuite des investissements dans le nucléaire.

Dans d’autres pays, y a-t-il d’autres solutions de gestion des déchets qui ont été mises en place ? Certains opposants, à Bure, plaident plutôt pour le stockage en subsurface sur les sites de production au lieu de l’enfouissement (plus accessible, et évite l’acheminement et la concentration des déchets à Bure), est-ce que c’est envisageable ? 

En fait je n’en sais rien, et je pense que la question est mal posée. Aujourd’hui, les déchets nucléaires HA-VL sont déjà tous concentrés à la Hague. Je pense qu’en réalité, le problème, c’est le problème de l’économie : le problème, c’est l’organisation capitaliste de la gestion des déchets nucléaires. Qu’on veuille les enfouir ou les laisser en surface, la gestion capitaliste des déchets nucléaires sera toujours un problème. Ainsi que la sûreté s’évalue en fonction des coûts qu’ont les dispositifs de sûreté est pour moi le principal problème de la gestion des déchets nucléaires. 

Par exemple, il y a une étude de la fin des années 1980 sur le stockage en Suède qui est assez révélatrice sur ce point. Cette étude porte sur le calcul de l’épaisseur de cuivre qu’il faut mettre autour des déchets. Met-on 1cm de cuivre ou 10cm de cuivre ? Combien de radionucléides sortent des colis et arrivent en surface avec des colis de 1 cm ou 10 cm d’épaisseur ? L’étude suédoise montre que si on met 1cm de cuivre, la quantité de radionucléides qui sortent est toujours inférieure à la limite réglementaire, et si on met 10cm, c’est un peu meilleur. Comme 1cm suffit pour passer sous la limite réglementaire, la conclusion de cette étude c’est : « ça sert à rien de mettre 10cm de cuivre ». Il y a ici une évaluation par l’économie de ce qui constitue un niveau de sûreté acceptable . Et ça, pour moi, c’est particulièrement important : un entreposage en surface, si l’évaluation de la sûreté se fait aussi en prenant en compte des critères économiques, ça sera tout aussi problématique qu’un enfouissement profond. 

La question est vraiment là. L’évaluation du risque prend aujourd’hui en compte le coût de la sûreté. Vu qu’on n'aura jamais une preuve absolue qu’un stockage est sûr, il faut choisir entre des options techniques qui doivent permettre de faire en sorte que le stockage soit plus ou moins sûr. Et dans la détermination de ce qui est raisonnablement sûr,  l’économie et le calcul des coûts des différentes solutions technique entrent en jeu. C’est l’exemple de l’épaisseur des colis : 10cm, c’est plus sûr, il y a moins de radionucléides qui sortent mais c’est aussi plus cher. Étant donné qu’avec 1 cm d’épaisseur, le stockage est considéré comme suffisamment sûr, il n’est alors pas considéré comme nécessaire d’accroître d’avantage l’épaisseur des colis. L’important c’est de respecter la limite d’impact réglementaire. De ce fait, dans une gestion capitaliste des déchets nucléaires, on ne se préoccupe pas de construire le stockage le plus sûr possible dans l’absolu. Dès que l’ouvrage est considéré comme « suffisamment sûr », la solution de gestion la moins chère doit être choisie. 
Or, étant donné qu’il n’y a pas de preuve de la sûreté, le stockage peut toujours être plus sûr. Un colis de 40cm d’épaisseur, ça sera encore plus sûr que 10cm. On peut toujours accroître la sûreté.


Dans le domaine du nucléaire, un colis est un emballage possédant un contenu radioactif.


Comment sont fixés ces seuils, ces normes qui définissent la sûreté « raisonnable » ? 

Optimiser l’épaisseur de cuivre autour d’un colis, c’est relativement facile à calculer.  Par contre, l’optimisation économique de tout le stockage géologique, ça c’est un truc qui est impossible à faire. Le chiffrement du coût du stockage, c’est hyper compliqué à calculer. 

De plus, il y a tout un travail de négociation avec l’Autorité de sûreté nucléaire pour déterminer ce qui est acceptable ou pas acceptable en terme de sûreté. Comme je vous disais, c’est toujours le calcul de l’impact radiologique à 1 million d’années qui est le critère réglementaire d’évaluation de sûreté. Et il y a aussi des discussions entre l’Andra et les producteurs de déchets qui financent la gestion des déchets nucléaires, sur combien  coûtera le stockage, sur combien EDF, Areva et le CEA veulent bien mettre sur la table. Cette négociation est assez houleuse et elle n’est pas totalement finie, mais à un moment la ministre de l’Environnement Ségolène Royal a tranché. L’Andra disait « ça coûtera 35 milliards », EDF disait « non, ça coûtera 15 milliards », Ségolène Royal a dit « bon bah, ça coûtera 20 milliards et vous vous démerdez pour faire un truc qui tienne ». Ces chiffres c’est dur de leur faire dire quelque chose. Le stockage ne coûtera jamais 20 milliards. Le budget va exploser comme pour tous les chantiers industriels. Et chiffrer le coût d’un projet sur les 100 ans qu’il est sensé durer, c’est aussi assez compliqué. 

Ainsi, il y a des discussions dans les deux sens : à la fois entre les ingénieurs qui conçoivent le stockage (combien on met de béton, c’est quoi l’épaisseur du colis, qu’est-ce qu’on utilise comme technique de creusement), et les producteurs de déchets qui financent le stockage ; et à la fois avec l’Autorité de sûreté nucléaire sur qu’est-ce qu’une garantie suffisante de sûreté. 

Le fait que l’administration de la preuve soit à la fois politique, économique, etc., est-ce que tu relierais ça avec « la fabrique du consentement » dont parle un article du Monde diplo, qui décrit la façon dont l’Andra, EDF financent les mairies, les communes, créent un discours, une stratégie de communication autour du projet Cigéo. 

Sans doute, c’est un peu lié. L’Andra a arrosé tout ce qu’elle a pu dans la Meuse et la Haute-Marne. Elle a irrigué toute l’économie locale, qui était une économie complètement sur le déclin. Je ne sais pas si il faut faire un lien entre absence de preuve formelle et financement de la région. Je ne pense pas que c’est parce qu’il n’y a pas de preuve que l’Andra arrose. Le fait de distribuer massivement de l’argent, c’est une pratique classique lors de l’implantation d’installations nucléaires.

 L’opposition au projet Cigéo


Si on pouvait montrer à 100% que le projet était sûr, aurait-on arrosé la population locale ? 

C’est une question compliquée. Est-ce que la politique peut-être réductible à une question technique ou scientifique ?  Même si il avait été possible de faire preuve, est-ce que ça aurait rendu le projet acceptable ? Ce n’est pas sûr en fait. L’idée qu’il y a au début des années 90, c’est de dire « une fois qu’on aura fait preuve de la sûreté d’un stockage géologique, on aura évacué les oppositions à cette solution de gestion ». En fait, c’est faux, ça ne marche pas comme ça ! Apporter une preuve formelle de la sûreté d’un stockage n’aurait pas évacué toutes les oppositions à ce projet, car il y a aussi des oppositions morales, politiques, qui reposent par exemple sur le fait qu’il faut laisser le choix aux générations futures de faire ce qu’elles voudront de ces déchets et qu’il faut éviter toute solution irréversible… Même si je n’ai pas étudié les discours des opposants au stockage, il me semble que l’opposition ne se repose pas uniquement sur le fait que le projet ne soit pas sûr.

Tu disais qu’il y avait une gestion économique de la technique, est-ce que le fait qu’il y ait des contre-discours permet de sortir de cette logique ? 

Il y a de l’économie dans la gestion des déchets nucléaires parce qu’il y a de l’économie partout. C’est le monde dans lequel nous vivons : le capitalisme impose que n’importe quel projet industriel fasse l’objet d’une évaluation et d’une optimisation de ses coûts. Il n’y a ici aucune spécificité à la gestion des déchets nucléaires. Dans les négociations entre l’Andra et EDF (principal producteur de déchets nucléaires et financeur du stockage), le fait que l’Andra soit contestée sur le terrain technique, sur la sûreté des solutions de gestion qu’elle développe, c’est pour elle un argument face à EDF qui cherche à réduire au maximum le coût de la gestion des déchets nucléaires. L’opposition, en un sens, sert à rendre le stockage plus sûr et plus cher. Elle aide l’Andra dans sa négociation avec ses financeurs qui peut dire « je ne peux pas réduire mes coûts, car sinon ils vont me tomber dessus, et ça va être la guerre ». La critique technique peut avoir ce rôle-là dans les négociations entre l’Andra et ses financeurs.


Notes











 2 Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Directive_Seveso


Source : https://grozeille.co/bure-economie-risque-nucleaire/

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