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samedi 2 décembre 2017

Emanuele Coccia «Les plantes sont des sujets politiques»

 

Emanuele Coccia 

« Les plantes sont des sujets politiques » 

 

 Par Catherine Calvet et Thibaut Sardier

Photo Michel Séméniako. Signatures

Les arbres, rois des forêts ? Possible. Mais à vouloir leur accorder trop d’importance, nous ne voyons pas assez large : du séquoia géant au frêle pissenlit, tous les végétaux sont importants. Pour le philosophe Emanuele Coccia, ils ont donné vie à la Terre et doivent être considérés à égalité avec les humains et les animaux.


Succès éditorial majeur de 2017, la Vie secrète des arbres est le signe d’un engouement du public pour la réflexion sur le rapport entre l’homme et les végétaux. Longtemps limitée à une approche écologique, cette question fait l’objet de nombreux travaux que le livre de Peter Wohlleben ne fait qu’effleurer. Maître de conférences à l’EHESS, Emanuele Coccia est l’auteur de la Vie des plantes, un essai passionnant récompensé cette année par le prix des Rencontres philosophiques de Monaco. On y découvre à quel point les êtres vivants, quels qu’ils soient, ne font qu’un. D’arbres en herbes et de forêts en prairies, le philosophe explique comment cette idée change la place de l’homme dans le monde.

Comment expliquez-vous les succès de librairie autour des arbres, notamment le best-seller de Peter Wohlleben, la Vie secrète des arbres ?
Il y a eu tout d’abord une mode, et ce n’est peut-être pas par hasard si elle vient d’Allemagne : le livre de Peter Wohlleben a permis de réactualiser et mobiliser des idées du romantisme allemand, notamment le culte romantique pour la forêt. Cette mode a permis, en France, de revenir avec tout l’enthousiasme qu’ils méritent sur des travaux exceptionnels comme ceux du botaniste Francis Hallé ou du paysagiste Gilles Clément, qui sont bien plus profonds que ceux de Peter Wohlleben. Il y a ensuite la gravité de la situation écologique. La COP 21 et la réflexion sur les responsabilités humaines de l’état de la planète ont poussé à se tourner vers les plantes : dans l’imaginaire collectif, elles sont considérées comme des forces planétaires. La forêt amazonienne est souvent vue comme le poumon de la Terre. Et puis, il y a peut-être l’essoufflement du tournant animalier. D’un point de vue darwinien, défendre la cause animale équivaut à défendre la cause humaine : il y a une sorte de narcissisme anthropologique dans la réflexion sur les animaux que les arbres permettent de briser. En tout cas, le fait marquant est que culture scientifique et culture populaire se rejoignent : les biologistes parlent de neurobiologie végétale au moment où James Cameron réalise Avatar.
Parmi tous ces éléments, qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ?
Ce sont surtout des raisons biographiques : j’ai été envoyé à 14 ans dans un lycée agricole, tandis que mes amis partaient en lycée général. Je ne venais pas de la campagne et je n’avais pas un rapport particulier avec les plantes : cette expérience d’immersion dans un monde pour moi étranger a été l’équivalent d’une expédition ethnographique. Le livre est surtout le carnet de voyage de cette expérience d’exposition quotidienne à des êtres, ou mieux, à des «peuples» radicalement différents. J’ai découvert une réalité paradoxale : nous entretenons un rapport très intense au quotidien avec les plantes, nous les utilisons en permanence, pour manger, pour nous soigner… Et pourtant, nous nous leur donnons rarement le droit d’exister en tant que sujet dans l’espace culturel.
Cette reconnaissance des plantes comme sujet est encore peu développée en écologie. Pourquoi ?
C’est en fait l’écologie qui a suggéré, de façon inconsciente, que les plantes sont les premiers sujets de notre monde, car ce sont elles qui l’ont produit. Les végétaux ont en effet contribué de façon massive à l’oxygénation de l’atmosphère et donc à la possibilité de la vie animale sur Terre. Ils ont su exploiter sur une vaste échelle la capacité à transformer l’énergie solaire en masse vivante, ce qui était auparavant l’apanage des cyanobactéries. Ce n’est que grâce à cela que la vie a cessé d’être un fait marginal sur Terre pour devenir la force planétaire la plus importante, celle qui façonne entièrement le visage du Globe. L’anthropocène [l’ère géologique actuelle, marquée par l’impact généralisé des hommes sur les écosystèmes, ndlr], au fond, n’est que la dernière conséquence de la biotisation extrême d’une planète qui n’était pas forcément censée abriter des vivants. Dans ce sens, non seulement les plantes sont des sujets, mais on devrait leur reconnaître le statut de sujets politiques comme Bruno Latour ou Christopher Stone l’ont suggéré. La nature est elle-même un ensemble politique : comme les hommes, les êtres naturels entretiennent entre eux un rapport fait de négociations, de guerres et de contrats.
Cette nouvelle approche ne risque-t-elle pas « d’anthropologiser » les arbres et les forêts ?
Oui, mais je ne pense pas que ce soit un problème. Être darwinien signifie reconnaître que tout ce qu’il y a dans l’homme ne lui est pas propre, n’est pas hors de la nature. On peut considérer que tout être vivant a une rationalité. Nous le faisons volontiers avec les animaux car il est plus simple de se projeter à leur place, mais rien n’empêche de reconnaître que d’autres êtres vivants sont équipés d’une rationalité. L’enjeu, c’est de séparer la rationalité de la possession d’un cerveau et d’un système nerveux : les plantes ont une raison, qui s’incarne sous la forme de la fleur ou de la graine.
Au sein de cet ordre végétal, les arbres ont-ils une place particulière ?
Ils ont eu un succès symbolique très fort, car ils incarnent l’idée de solidité et de généalogie. Pour ma part, j’ai rarement pensé aux arbres en écrivant. C’est peut-être que, comme le répète souvent Patrick Blanc, l’arbre est le végétal le plus proche de l’animal. Je suis fasciné par les plantes plus petites qui peuplent les marges des routes, comme le pissenlit ou le laiteron. Elles sont à la fois fragiles et extrêmement puissantes, et leur mode de vie me paraît beaucoup plus mystérieux que celui des arbres.
Vous parlez de l’anthropocène, mais dans votre livre, vous lui préférez le mot de phytocène. De quoi s’agit-il ?
C’est une notion inventée par l’anthropologue canadienne Natasha Myers qui entend souligner à quel point notre monde a été créé par les plantes. Les deux notions expriment une idée plus générale : le monde ne se définit pas comme une réalité préalable à l’avènement du vivant, il est au contraire le résultat de l’action du vivant. Cette idée naît en France à la fin du XVIIIe siècle avec Lamarck. Celui-ci explique que la plupart des matières qui se trouvent à la surface du globe terrestre sont produites par l’influence des vivants. Le monde en dehors de nous n’est que la vie et le corps des autres vivants. C’est pour cela que vivre signifie toujours consommer la vie des autres : nous nous entre-mangeons, nous nous entre-buvons ! L’anthropocène n’est donc qu’une configuration particulière de cette nécessité indépassable qui fait que tout est dans tout, et que tout vivant vit de la vie des autres. De ce point de vue, il n’y a pas d’équilibre idéal, stable et définitif dans la nature, même sans l’homme. L’apparition et l’évolution de la vie sur la Terre sont le fruit d’une série de catastrophes. Au fond, la vie est la plus grande maladie de cette planète.
L’homme doit donc établir des relations plus égalitaires avec les autres êtres vivants. Cette idée peut-elle être illustrée par l’image de la forêt, qui regroupe des êtres très divers vivant en interdépendance avec un certain équilibre ?
C’est l’une des idées centrales de la Vie secrète des arbres de Peter Wollheben, et c’est aussi celle d’Eduardo Kohn dans son livre Comment pensent les forêts. Pour ma part, je suis un peu réticent. D’une part, il me semble que cela reste une idée romantique, car elle prétend retrouver une nature pure, immaculée, sans humain. Or, les villes sont déjà des forêts, mieux, des jungles, peuplées par des centaines d’espèces minérales, végétales et animales, et dans ces jungles tout est en mouvement, tout circule et chacun vit la vie des autres.
Peut-on alors retenir l’idée de complémentarité entre les êtres vivants ?
S’il faut retenir une signification politique à mon livre, il faudrait plutôt parler de mélange. Dans le vivant, rien n’est pur. Tout est dans tout. Non seulement notre corps est une sorte de zoo, où des bactéries, des champignons et des virus vivent en symbiose ; mais en plus, nous partageons la plupart de nos organes avec un nombre infini d’autres espèces. Sans compter que dans notre ADN il y a les traces d’autres formes de vie que nous avons traversées avant de devenir humain. Manger ou respirer, c’est donc faire l’expérience de l’impossibilité de séparer la vie des uns et des autres. A l’intérieur du mélange, tout dépend de tout mais tout ne peut pas être égal à tout.
Est-ce que vous ne décrivez pas finalement une nature politiquement libérale : une interdépendance faite d’inégalités ?
La dépendance est un rapport politique qui ne doit pas être nié ni vu négativement. Nous dépendons de la planète au même titre que la planète dépend de nous. C’est seulement cette interdépendance qui fait de la planète et de l’humanité deux sujets politiques. C’est seulement parce que nous dépendons d’autres et que d’autres dépendent de nous qu’il y a de la politique. C’est seulement parce que nous nous mélangeons aux autres et que nous ne pouvons pas nous passer de le faire que nous sommes des êtres politiques. La gauche ne peut que repartir de là.

Catherine Calvet , Thibaut Sardier 
  Emanuele Coccia La Vie des plantes Rivages, 191 pp., 18 €.



Source : http://www.liberation.fr/debats/2017/12/25/emanuele-coccia-les-plantes-sont-des-sujets-politiques_1618828

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