Brûler des centaines de millions de tonnes d’aliments de première nécessité pour la production d’agrocarburants est un crime contre l’humanité. Depuis 2007, les gouvernements européens et américain ont apporté un soutien sans faille à l’industrie agroalimentaire afin de lui permettre de remplir les réservoirs des voitures avec de la nourriture, notamment grâce à la mise en place d’objectifs contraignants, d’allégements fiscaux et de subventions de plusieurs milliards d’euros chaque année. Pour quel résultat ? Progression de la faim dans le monde, accaparement massif des terres, dégradation de l’environnement, et au finale, des centaines de milliers de vies perdues.
Le gouvernement français et les autres dirigeants européens disposent dans le mois qui vient d’une opportunité unique de mettre un terme à ce désastreux développement des agrocarburants. A une époque où toutes les cinq secondes un enfant de moins de 10 ans meurt de n’avoir pu suffisamment s’alimenter - selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) - il est urgent que nos décideurs politiques agissent.
Quelle ironie d’entendre certaines multinationales continuer à promouvoir les agrocarburants comme une alternative durable aux combustibles fossiles, «bonne pour l’environnement». En effet, hormis ceux qui bénéficient directement des politiques européennes sur les agrocarburants (telles que l’objectif de 10% d’énergie renouvelable dans les transports), peu sont désormais ceux qui continuent de croire aux avantages environnementaux et sociaux de cette énergie. La réalité est qu’il s’agit simplement d’une autre forme d’exploitation inconsidérée des ressources naturelles : produire un seul litre d’agrocarburants nécessite ainsi pas moins de 2 500 litres d’eau.
Les politiques française et européenne de promotion des agrocarburants ont, depuis 2008, détourné les cultures vivrières des marchés alimentaires, sous la pression des puissantes entreprises agroalimentaires qui poursuivent leur course au profit. Cette utilisation de grandes quantités de cultures et de denrées alimentaires pour des quantités relativement faibles de carburant a eu trois conséquences désastreuses.
La première est l’aggravation du problème de la faim dans le monde. Presque tous les agrocarburants utilisés en Europe sont issus de cultures vivrières telles que le blé, le soja, l’huile de palme, le colza et le maïs, qui sont des sources de nourriture essentielles pour une population mondiale en expansion rapide. L’Union européenne brûle pourtant dans les réservoirs de ses voitures une quantité de calories alimentaires suffisante chaque année pour nourrir 100 millions de personnes. Par ailleurs, le prix des denrées alimentaires vitales, telles que les oléagineux, devrait augmenter de près de 20%, l’huile végétale jusqu’à 36%, le blé jusqu’à 13%, et le maïs de près de 22% d’ici à 2020 en raison des objectifs actuels de l’UE en matière d’agrocarburants. Si cela vous semble peu, pensez que pour les habitants des taudis du monde qui ont très peu d’argent pour acheter leur nourriture quotidienne, cela constitue une véritable catastrophe.
Deuxième conséquence : une nouvelle demande massive de terres par les grandes multinationales détruisant les petites exploitations agricoles ainsi que les habitations environnantes. Les spéculateurs fonciers, les fonds spéculatifs et les entreprises agro-énergétiques ont été en première ligne d’une nouvelle ruée mondiale vers la terre forçant des centaines de milliers de petits agriculteurs à abandonner leurs champs et les privant de leurs moyens de subsistance et d’approvisionnement en eau. Partout à travers le monde, mais particulièrement en Amérique latine, en Afrique et en Asie, la monopolisation des terres par des entreprises multinationales d’agrocarburants s’accompagne de violences dont les paysans indigènes et leurs familles sont les principales victimes.
La troisième conséquence enfin est la destruction de l’environnement. La demande en terres supplémentaires pour répondre aux objectifs de l’UE en matière d’agrocarburants implique une expansion des terres cultivées équivalente à la taille de l’Irlande, des forêts abattues, des tourbières pillées et des prairies labourées. Il ne fait plus aucun doute que les avantages en termes de changement climatique de la plupart des agrocarburants sont négligeables voire nuls. En tenant compte de l’utilisation d’engrais, du défrichement, de la déforestation et du déplacement d’autres cultures, la plupart des agrocarburants produits par l’UE ne réduisent pas les émissions de carbone, bien que subventionnés pour le faire, mais émettent des millions de tonnes supplémentaires de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. La consommation de combustibles fossiles doit être réduite rapidement, cela ne fait aucun doute, d’autant que les solutions alternatives existent. Elles incluent la réduction de la consommation d’énergie, l’usage plus généralisé des transports publics ainsi que d’autres sources d’énergie propre, et non les agrocarburants issus de cultures agricoles, et aux conséquences particulièrement néfastes.
Cette absurdité ne peut plus durer. Il est temps d’arrêter cette folie des agrocarburants, qui ne procurent de larges profits qu’à une poignée de multinationales alors que les conséquences sur l’environnement et sur des millions de victimes sans défense se révèlent désastreuses. Le 12 décembre, lorsque les dirigeants européens décideront à Bruxelles du sort de cette politique d’agrocarburants meurtrière, il est impératif qu’ils annulent immédiatement les objectifs fixés et abandonnent leur soutien aux agrocarburants qui ne font qu’entrer en compétition avec l’accès à la nourriture. Ignorer cette recommandation les rendra complices d’un crime contre l’humanité.
Auteur de : «Destruction massive : géopolitique de la faim», éditions du Seuil - Points, 2012.
Jean ZIEGLER Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation de 2000 à 2008, membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme