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mercredi 7 août 2024

« Je ramasse des cadavres tous les jours » : en Ariège, un virus décime les troupeaux

« Je ramasse des cadavres tous les jours » : 

en Ariège, 

un virus décime les troupeaux

 

6 août 2024

La Bergerie d’Allens aura bientôt perdu 35 moutons en raison de la fièvre catarrhale ovine.
 

Une épidémie de fièvre catarrhale ovine tue de nombreux moutons dans le Sud-Ouest. « Écœurée », une éleveuse ariégeoise tente tout, en vain. 40 % de son cheptel a déjà été décimé.

Cazenave-Serres-et-Allens (Ariège), reportage

Étendue sur la paille, une agnelle s’éteint à petit feu. Les lèvres enflées par un œdème, la langue bleutée par la cyanose, elle halète péniblement. « D’ici quelques heures, elle succombera. » Les doigts délicats d’Andréa caressent les bouclettes de l’animal. L’apaiser est illusoire, mais qu’importe, elle essaie. Puis l’éleveuse se lève, s’approche de son conjoint et l’interroge : « J’ai perdu le compte. 28 ? » Tapotant sa cigarette du bout de l’index, Rémi calcule silencieusement : « 31… et bientôt 4 autres. »

Aux confins de l’Ariège, La Bergerie d’Allens est frappée par la fièvre catarrhale ovine. Il y a quinze jours encore, la production laitière battait son plein et les clients se délectaient des crottins et yaourts à la boutique de la ferme. « Puis, ça a brusquement basculé, murmure Andréa. Le virus a frappé si fort que j’ai cru que toutes mes brebis allaient crever. » Le 3 août, 40 % du cheptel de basco-béarnaises avait été décimé.

« Je suis écœurée », soupire Andréa. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
 

Et l’hécatombe se poursuit. D’après le décompte du Groupement de défense sanitaire local, 154 foyers émaillaient le territoire ariégeois au 1er août. Transmis par les culicoïdes, de petits moucherons volant en essaim, le « blue tongue virus » (la « maladie de la langue bleue ») n’y avait pas été observé depuis 2008. Avec le changement climatique, les larves et les adultes résistent mieux à l’hiver et s’aventurent désormais en altitude. Détecté le 10 juin en Catalogne espagnole, le virus a essaimé à vitesse éclair dans l’Aude et les Pyrénées-Orientales, avant de se projeter vers l’ouest.

 

« Elles meurent les unes après les autres »

Deux cão de gado transmontano, de grands chiens de garde portugais, aboient au loin. La silhouette de leur maîtresse n’a pas échappé à leurs pupilles malicieuses. Autour d’eux, les brebis paissent à l’ombre d’un charme. Presque toutes ont un nom. Il y a Mouchette, dont la tache noire semblable à un grain de beauté décore le museau, Flanelle ou encore Bourrine. Claquette, dont les sabots tambourinaient dès que la paysanne lui touchait les mamelles, est décédée quelques jours plus tôt.

Grandes cornes, la doyenne à la ramure de bélier, commence à faiblir. La tête logée dans le creux d’un tronc, elle maigrit à vue d’œil : « Ça ne sent pas bon. Je la repiquerai aux anti-inflammatoires tout à l’heure. » Andréa refuse d’abandonner la moindre d’entre elles à son sort : « Mouchette s’en est sortie, alors il y a toujours un petit brin d’espoir. »

 

L’éleveuse tente de les soigner, souvent en vain. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

 

De l’aube au crépuscule, la bergère s’est muée en soignante. Ulcères aux gencives, hyperthermie, anorexie, œdèmes aux paupières… Elle inspecte les bêtes une à une, à l’affût des symptômes, et leur injecte les médicaments. « Je ramasse des cadavres tous les jours, avant que les vautours ne les dévorent. Mais le plus traumatisant, c’est de les observer à l’agonie. » Une main portée à la bouche comme pour barrer le chemin au sanglot qu’elle ne peut contenir, la trentenaire s’interrompt. Puis, la gorge nouée, ajoute : « J’ai beau m’acharner, elles meurent les unes après les autres. Je suis écœurée. »

En amont du village, les dépouilles s’entassent dans une benne. « Les équarrisseurs sont débordés », se désole à l’autre bout du fil Laurence Marandola. À quelques kilomètres de là, la porte-parole de la Confédération paysanne a perdu 17 % de son cheptel de lamas : « Je dois attendre cinq jours avant leur venue. Alors, je dissimule les cadavres sous une bâche. Aussi bien humainement que sanitairement parlant, il faut s’accrocher. Ce n’est pas facile. »

 

Les cadavres sont parfois dévorés par les vautours. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

 

Deux jours plus tôt, Andréa a été placée en arrêt de travail pour « burn out physique et émotionnel ». Un anglicisme auquel la fermière, pourtant trahie par ses cernes, peine à s’identifier. En dépit de la prescription du médecin, elle continue à cravacher : « Je n’ai pas le choix. » Pour l’heure, impossible de savoir si la Sécurité sociale agricole lui accordera ou non une aide.

Bientôt viendra aussi l’heure des comptes : celui du nombre de brebis ayant survécu, et celui de l’argent restant dans les caisses. « Avec l’arrêt de la production, je n’ai plus le moindre revenu. » Filant à mini enjambées, un mulot manque d’être piétiné sous ses semelles. « Les crédits tombent en octobre, poursuit-elle. Déjà que je ne me rémunérais pas, comment vais-je les payer ? » Un silence s’installe. Elle hausse les épaules.

  

Les éleveurs n’ont pour le moment reçu aucune aide financière. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
 

Encadrant d’insertion à Tarascon, Rémi l’aide autant que possible. À ses yeux, la disparition du virus à l’approche de l’hiver ne signera pas pour autant la fin de la crise que traverse La Bergerie d’Allens. Et ce, pour une histoire de calendrier : en août, brebis et béliers s’accouplent. Ainsi, la mise bas intervient en février et la vente des produits peut débuter aux prémices de la belle saison, en avril. « Seulement là, impossible d’organiser la saillie maintenant. Les bêtes sont trop faibles, et le risque d’avortement décuplé », se désole l’homme. Un scénario synonyme d’absence de marchandises, l’an prochain : « Je crains qu’il ne faille qu’on arrête… »

Bloquer les autoroutes

Laurence Marandola l’a vite compris : certaines fermes ne réchapperont pas à l’épidémie. En quête d’une main tendue par l’État, le syndicat paysan se cogne aux portes closes : « Rien ! Pas un signal encourageant », maudit la porte-parole. Aucune indemnisation ne sera accordée en Ariège, et le ministère de l’Agriculture est aux abonnés absents. « Il faut dire qu’il n’y a plus vraiment de gouvernement, raille l’éleveuse de lamas. Alors que doit-on faire ? Bloquer à nouveau les autoroutes ? » Contacté par Reporterre, le cabinet de Marc Fesneau n’a pas répondu à nos sollicitations.

Au-delà de l’absence d’aides financières, la Confédération paysanne déplore la doctrine sanitaire menée par les pouvoirs publics. Que ce soit pour la grippe aviaire, la tuberculose ou aujourd’hui la fièvre catarrhale ovine, celle-ci mise presque exclusivement sur le vaccin et l’abattage massif. « Les logiques d’exportation et de flux priment encore sur une approche globale concernant la défense immunitaire et la résistance des races, observe Laurence Marandola. Les brebis rescapées du virus seront extrêmement précieuses. Il faut travailler sur ces souches-là pour comprendre. Malheureusement, ça ne traverse l’esprit de personne là-haut. »

 
 
Andréa : « Je commençais à peine à guérir de ce traumatisme qu’en voilà un autre… » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

 

Le 21 septembre 2021, Andréa avait déjà vécu pareil drame. Le visna-maëdi et l’adénomatose pulmonaire, deux virus formant « un cocktail explosif », avaient obligé l’éleveuse à abattre la totalité de son cheptel : « Je commençais à peine à guérir de ce traumatisme qu’en voilà un autre… » Une larme roule sur sa joue. « J’avais d’abord emmené à l’abattoir les agnelles et les béliers, et là j’ai perdu pied. » Abandonner à ces couloirs lugubres les animaux qu’elle avait aidés à naître lui fut insupportable. Elle prit alors la décision de les euthanasier à la bergerie, « pour leur accorder une fin digne » : « Arrêtons de vendre du rêve. La vie imprègne notre quotidien, la mort aussi. Et les autorités doivent comprendre ce que l’on vit. Ce n’est pas possible de nous délaisser ainsi. »

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