Essais nucléaires français :
« Le nombre de victimes indemnisées
est trop faible »
Un habitant des îles Gambier tient une photographie d'une bombe nucléaire qui a explosé à Moruroa, en Polynésie française, durant les essais de la France dès 1966. - © AFP / Suliane Favennec
Seules 1 026 personnes ont été reconnues victimes des explosions atomiques réalisées par la France en Afrique du Nord et Polynésie entre 1960 et 1996. Un chiffre largement sous-estimé, selon Jean-Marie Collin, d’Ican France.
Chaque année, le 29 août, a lieu la journée internationale contre les essais nucléaires. Un sujet sensible pour la France, qui a réalisé 210 explosions atomiques en Afrique du Nord et en Polynésie entre 1960 et 1996. Sur l’archipel du Pacifique, pas moins de 46 essais atmosphériques ont été effectués, d’une puissance totale estimée à 10 mégatonnes de TNT ; 800 fois la puissance du bombardement de Hiroshima.
En 2010, la loi Morin a ouvert la voie à la reconnaissance et à l’indemnisation aux riverains de ces expérimentations ayant développé certains cancers. Depuis, 2 846 personnes ont saisi le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), dont 1 026 ont été reconnues victimes. 79,5 millions d’euros ont été versés. Un bilan très amer, dénoncé par Ican France, qui évalue à 400 000 le nombre de personnes potentiellement concernées par les retombées radioactives. Et alors qu’une commission d’enquête parlementaire sur les essais nucléaires a été créée en avril dernier pour faire la lumière sur ces essais et leur réparation, elle a été close le 9 juin dernier après la dissolution de l’Assemblée nationale. Il y a une « absence de volonté politique » selon Jean-Marie Collin, directeur d’Ican France.
Reporterre — Où en est l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français ?
Jean-Marie Collin — La loi Morin de 2010 est un échec. La France a réalisé 210 explosions nucléaires en Algérie et en Polynésie entre 1960 et 1996. Le premier essai nucléaire le 13 février 1960, baptisé Gerboise bleue, a provoqué des retombées radioactives jusqu’au sud du continent européen, en Espagne et en Italie. 400 000 personnes — Algériens, Polynésiens et militaires français métropolitains — ont potentiellement été exposées à la radioactivité.
« Une absence de volonté politique de reconnaître ces victimes »
Le Civen n’a pourtant reçu que 2 846 dossiers. Seules 1 026 personnes ont été reconnues victimes. Les pronucléaires pourraient dire que c’est parce que ces essais n’ont pas fait de victimes. Effectivement, à notre connaissance, aucune étude épidémiologique n’a été réalisée sur les populations du sud de l’Algérie. Mais de nombreux témoignages, écrits et travaux sociologiques témoignent de populations atteintes de maladies radio-induites et de malformations. En Polynésie, on constate une augmentation des cas de cancer depuis 1985, et même de 5 % par an entre 1995 et 2022. Des interrogations subsistent aussi sur le risque de transmission intergénérationnelle des maladies radio-induites. Aujourd’hui, beaucoup de Polynésiennes hésitent à devenir mères ; elles craignent de donner naissance à un enfant qui tombera malade dans 5, 10, 15 ou 20 ans.
Pourquoi le nombre de victimes indemnisées est-il si faible ?
La loi Morin est compliquée et restrictive. Il faut pouvoir prouver qu’on était sur le lieu des essais pendant cette période et être atteint d’une des 23 maladies radio-induites, principalement des cancers, aujourd’hui listées par le Conseil d’État. Or, de nombreux Maliens, Touaregs et même Polynésiens employés au moment des essais ont du mal à prouver qu’ils étaient présents sur les sites. Les zones retenues sont extrêmement limitées.
Pour l’Algérie, le périmètre pris en compte s’arrête comme par hasard aux limites des villages alentour. Pour la Polynésie, il a fallu un énorme travail de recherche et la mobilisation de la société civile, et notamment d’organisations comme Moruroa e Tatou et l’Observatoire des armements, pour montrer que les retombées n’étaient pas limitées à quelques atolls, mais concernaient l’ensemble du territoire.
Lire aussi : L’armée française, 70 ans de production de déchets nucléaires
Les dossiers sont complexes à remplir. Ils n’ont été traduits en langue polynésienne qu’en 2020 et en arabe algérien qu’en 2023. Ils doivent être remplis sur internet, ce qui les rend difficilement accessibles pour certaines populations du sud de l’Algérie ou sur certains atolls. Enfin, pour les personnes atteintes d’un cancer et leur famille, il peut aussi être difficile de remuer l’histoire et d’affronter le fait qu’il existe un responsable à cela.
Très clairement, il y a une absence de volonté politique de reconnaître ces victimes. Après le discours d’Emmanuel Macron en Polynésie en 2021, l’État a créé en 2022 la mission « aller vers » pour aider les Polynésiens à s’emparer de ces dossiers. Vingt-six ans après la fin des essais et douze après la loi ! Et rien ne se serait produit sans la mobilisation des associations. Par ailleurs, la loi Morin prévoit la réunion, au minimum deux fois par an, d’une commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires censée aider à une meilleure reconnaissance des victimes de maladies radio-induites. Cette commission ne s’est pas reformée depuis 2021.
Au niveau international, le traité sur l’interdiction des armes nucléaires de 2021 porte deux articles importants sur l’assistance aux victimes et la réhabilitation de l’environnement. La France bloque tout ce qui se rapporte à ce traité. En 2023, alors que 171 pays ont voté pour la résolution d’aide aux victimes intitulée « Le lourd héritage des armes nucléaires », seuls 4 l’ont rejetée : la Corée du Nord, la Russie, le Royaume-Uni et la France. L’État ne veut pas reconnaître que les armes nucléaires sont dangereuses pour les populations et l’environnement.
Au-delà de l’indemnisation, d’autres sujets relatifs aux essais nucléaires restent en suspens…
Toute réalisation d’un essai nucléaire provoque des rebuts,
classiques, mais aussi radioactifs. L’État français a ainsi enterré
plusieurs milliers de tonnes de déchets nucléaires dans le sud du Sahara
et ne veut toujours pas révéler où aux autorités algériennes, ce qui
est évidemment un problème pour les populations qui vivent dans cette
partie du monde. En Polynésie, plus de 3 500 tonnes de déchets ont été
jetés à l’eau, et d’autres ont été ensevelis dans les puits creusés pour
faire exploser les bombes. Que se passera-t-il si ces entreposages sont
submergés par l’océan à cause du changement climatique ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire