Gaspard D'Allens, journaliste et opposant à la poubelle
nucléaire CIGEO à Bure a été jugé mardi 16 octobre sans être prévenu,
sans pouvoir s'exprimer et sans avocat. Il risque 3 mois de prison avec
sursis, 3000 euros d'amende. Une justice expéditive qui illustre la
violence de la répression contre le mouvement anti nucléaire.
Parfois je me demande au réveil, à l’aube naissante, dans quel pays
nous vivons. Il y a un an, en septembre 2017, j’ai vu débarquer à six
heures du matin des dizaines de gendarmes dans mon village à
Mandres-en-Barrois, près de Bure. Ils venaient fouiller des appartements
et des maisons d’opposants au projet de poubelle radioactive CIGEO. Un
mouvement auquel j’appartiens.
L’hélicoptère tournait au dessus de nos têtes tandis que les
gendarmes forçaient les portes au pied de biche et hurlaient dans la rue
« on bouge pas » armes aux poings. Ils ont embarqué au passage des
dizaines d’ordinateurs, des clés USB, des téléphones portables et des
livres sur l’écologie. C’était notre première perquisition. Depuis, nous
en avons subi quatre autres. Dans la mêlée, mon manuscrit « Bure la
bataille du nucléaire », a été saisi. Comme pièce à conviction. Mes
premiers lecteurs ont été des policiers.
Un an plus tard, Mardi 16 octobre, je me suis réveillé en apprenant
que j’avais un procès le jour même. Je n’ai pas été prévenu. Je n’ai pas
reçu de convocation ou de dossier pénal. Mon avocat l’a su en se
rendant au tribunal pour d’autres affaires. Le procureur qui a envoyé
les documents à une mauvaise adresse, me dit « radicalement
introuvable ». Pourtant, je suis sous écoute depuis un an dans le cadre
d’une enquête qu’il mène sur la soit-disante « association de
malfaiteurs » que constituerait le mouvement d’opposition à CIGEO.
« J’ai été jugé sans même avoir la possibilité de m’exprimer, sans aucun droit de défense »
Je suis surveillé quotidiennement. Toutes mes conversations sont
fichées, mes gestes, mes déplacements aussi. Il m’est arrivé, lors de
conférences publiques à l’autre bout de la France, de voir des gendarmes
filmer la salle. A Mandres-en-Barrois, dans ma maison, il n’est pas
rare de croiser à la fenêtre un membre du PSIG avec son smartphone.
« Click ». On nous prend en photo, cinq fois, dix fois, quinze fois par
jours. « Clik ». La nuit, leurs phares éclairent ma chambre. Nous vivons
sous occupation militaire. C’est comme dans le film « La vie des
autres », sauf qu’ici, ils ne se cachent même pas.
En urgence, j’ai demandé mardi le report du procès. Il a été refusé.
J’ai été jugé en absence, sans aucun droit de défense. Sans avocat. Sans
même avoir la possibilité de m’exprimer. Je risque 3 mois de prison
avec sursis, 3000 euros d’amende pour avoir d’après eux entravé des
travaux au bois Lejuc, ce bois où l’Andra souhaiterait enfouir les pires
rebuts toxiques de notre modernité. Des déchets radioactifs pour des
dizaines de milliers d’années.
« Une opposante a été molestée par des vigiles. Sa plainte classée sans suite »
Je rappelle que la propriété du bois est contestée. Qu’un flou
juridique plane sur cette forêt et que l’Andra a été condamnée pour
avoir effectué des travaux illégalement. Je m’étais ainsi opposé à
l’arrivée d’une pelleteuse, vvle 23 janvier 2017, en me mettant
symboliquement devant elle. Un journaliste de France 3 était là pour
filmer. Où se trouvait la violence ? Une opposante a été molestée par
des vigiles. Sa plainte classée sans suite. Les bulldozers ont rasé des
cabanes alors que les occupants n’étaient pas encore expulsables… Que
fait-on du droit, de la légalité ? En février 2017, le tribunal
administratif allait juger que l’Andra n’était pas propriétaire du bois…
La filière nucléaire n’accepte pas la contestation. Et c’est quand on
lui donne de la visibilité, qu’elle déploie toute sa violence. qu’elle
écrase, qu’elle atomise. Je sais que c’est pour cette raison que je suis
ciblé, ce jugement pour entrave n’est qu’un prétexte pour nous
intimider et nous faire taire.
Cela fait longtemps que nous voyons les dérives autoritaires se
répandre comme une marée pestilentielle. Une militante historique de 60
ans s’est retrouvée en garde à vue pendant 50 heures au début de l’été.
Un maraîcher a eu un procès pour avoir transporté un opinel et une pelle
à tarte dans son camion. Le 20 juin 2018, notre avocat a été
interpellé, mis en garde à vue et son cabinet fouillé. Une association
de malfaiteurs plane sur la tête des opposants. On compte au total une
cinquantaine de procès, 2 ans de prison ferme cumulés, 26 interdictions
de territoire...
« J’ai passé plus de deux ans à Bure pour mieux comprendre et vivre ce qui s’y trame »
Je suis journaliste engagé, j’ai passé plus de deux ans à Bure pour
mieux comprendre et vivre ce qui s’y trame. Depuis mon arrivée, je suis
consterné. Comment se fait- il qu’un sujet aussi majeur soit autant
invisibilisé ? Comment se fait-il que l’Etat ait distribué plus d’un
milliard d’euros dans la région avant même l’existence légale de ce
projet ? Comment se fait-il que les bilans du débat public en 2005 qui
concluaient à la nécessité d’un stockage en surface n’aient pas été
respectés ? Comment se fait-il qu’on ne parle jamais des deux
travailleurs morts au cours du chantier ? Comment se fait-il que l’Andra
offre aux notables du coin des parties de chasse dans de magnifiques
domaines forestiers ? Pourquoi organise-t-elle des sorties scolaires
dans son laboratoire ? Comment se fait-il que le conseil municipal de
Mandres-en- Barrois ait voté l’échange du bois Lejuc avec l’Andra en
2015 alors que la population s’était prononcée contre ?
Avec la résistance qui grandit et la visibilité que nous avons tenté
de donner à ce sujet, la filière nucléaire se trouve obligée de se
justifier, Or, elle est injustifiable. La filière atomique,
indéfendable. Pire, elle est criminelle. Jamais une civilisation n’a
cédé un legs aussi empoisonné que les déchets radioactifs. Ils n’ont
aucune solution pour les traiter mais ils continuent d’en produire. La
poubelle nucléaire à Bure est une illusion. Un prétexte pour prolonger
le désastre. CIGEO vise à enfouir le problème plus que les déchets, à
500 mètres de profondeur, dans le déni et l’hypocrisie.
« À la neutralité, j’ai préféré les amitiés. L’engagement »
J’ai passé deux ans à Bure, car je ne veux pas vivre le journalisme
de manière désincarnée et hors-sol. J’ai fait le choix d’habiter ce
territoire, de m’y ancrer à une époque où l’information défile d’abord
derrière un écran, se tweet et se perd dans les limbes de
l’instantanéité. A la neutralité, j’ai préféré les amitiés.
L’engagement. «
On peut parler de la vie ou depuis la vie » .
Face à l’ordre atomique, la neutralité serait une caution du pouvoir.
On ne peut rester insensible à la désertification de ce territoire et à
l’avancée inexorable du monstre nucléaire. On ne peut rester neutre
face à l’obscénité politique qui impose ce projet.
L’Etat, après avoir séparé les individus entre eux avec sa politique
néolibérale, voudrait maintenant séparer les individus en eux-mêmes. On
ne pourrait pas être avocat et militant, journaliste et opposant. Il
faudrait choisir. Se couper en deux, faire de nous des êtres atrophiés,
des « hommes unidimensionnels » comme l’écrivait Herbert Marcuse.
« 24 000 ans, c’est la demi-vie du plutonium 239. Un fardeau dont chaque génération héritera »
Je refuse cette mutilation. Je suis autant journaliste qu’opposant au
projet CIGEO. Cela ne rend pas moins légitime mon discours. Chercher
une vérité qui se donne dans un quotidien plus qu’elle ne s’objective.
Que je me retrouve aujourd’hui devant la justice ne m’inquiète pas. Je
continuerai mon travail.
Ce qui me fait peur c’est que nous sommes tous incarcérés dans une
société nucléaire qui impose son pouvoir comme jamais un tyran n’y était
parvenu. 24 000 ans, c’est la demi-vie du plutonium 239. Un fardeau
dont chaque génération héritera, sans possibilité de s’en délivrer.
Alors que dire face à la justice qui essaye de nous mettre dans des
cases, de nous transformer en malfaiteur, que dire si ce n’est que nous
ne partageons pas le même monde, le même langage. Les mêmes espérances.
Gaspard D'Allens
Source : https://blogs.mediapart.fr/sauvonslaforet/blog/181018/bure-le-nucleaire-entrave-la-parole