Fleuves :
face à la sécheresse,
on déshabille le Rhône
pour habiller l’Occitanie
20 août 2024
Terres agricoles et serres le long du Rhône à Barbentane, dans les Bouches-du-Rhône, en 2021. - © Camille Moirenc / Hemis.fr / Hemis.fr / Hemis via AFP
Face aux sécheresses récurrentes, l’Occitanie détourne une partie de l’eau du Rhône pour arroser ses terres et abreuver ses habitants. Cette solution, promue comme « sécurisée » et « durable », n’est pas la panacée.
Dans le Languedoc, les pluies printanières n’ont pas permis d’inverser la tendance : la région s’assèche. Il manque déjà en Occitanie, selon l’Agence de l’eau, 81 millions de m3 d’eau — soit cinq fois la consommation annuelle de la ville de Montpellier — « pour satisfaire les usages et préserver la vie biologique ». Pourtant, le territoire poursuit son développement : l’urbanisation s’étend ; les parcs à thème et autres infrastructures de loisirs sortent de terres ; l’irrigation des vignes, interdite sous conditions depuis 2006, se déploie. Comme si de rien n’était.
Comment expliquer cette contradiction ? Une partie de la réponse s’écoule à la frontière orientale de la région : le Rhône, détourné depuis plus de cinquante ans pour arroser les départements languedociens. Aujourd’hui, les trois quarts de l’eau des différents usages en Occitanie proviennent du grand fleuve voisin. Une ressource vantée comme « sécurisée », « renouvelable » et « durable » par les pouvoirs publics.
Baptisée sur son tronçon le plus récent « Aqua Domitia », cette « autoroute de l’eau », qui achemine sur plusieurs centaines de kilomètres de tuyaux la précieuse ressource rhodanienne, est ainsi brandie telle une panacée à nos maux climatiques. Les vignes crèvent de la sécheresse ? Aqua Domitia. Les touristes pourraient manquer d’eau dans leur camping ? Aqua Domitia. Les Pyrénées-Orientales n’ont plus une goutte dans leurs rivières ? Aqua Domitia. Au risque d’aggraver le syndrome de l’autruche des habitants et des autorités. Et d’engager l’ensemble du territoire dans une impasse.
Le Rhône, une ressource inépuisable ?
Circulez, il n’y a rien à voir ! Pour la société BRL, concessionnaire du réseau hydraulique régional, la disponibilité de l’eau n’est pas un problème. « 54 milliards de m³ d’eau sont rejetés chaque année à la mer. Et BRL ne prélève que 0,25 % du débit du Rhône », assure Jean-François Blanchet, directeur général du groupe qui gère notamment l’achat d’eau du Rhône et son acheminement. Mais la question est moins le prélèvement annuel moyen que les pompages effectués l’été.
Changement climatique oblige, le débit estival du Rhône pourrait en effet baisser de 20 % d’ici à 2055, selon une étude de 2023 commandée par l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse et réalisée par BRL Ingénierie, une filiale du groupe. Certaines années, les prélèvements globaux sur le Rhône entre les différents territoires pourraient ainsi représenter jusqu’à 30 % du débit. Toujours pas de quoi inquiéter Jean-Michel Blanchet : « Le Rhône reste une ressource sûre puisqu’en 2055, le prélèvement de BRL n’atteindra pas les 5 % du débit estival au niveau de la prise d’eau en aval du fleuve », pointe-t-il, actant au passage (entre 0,25 et 5 %) une pression vingt fois supérieure sur la ressource.
Les effets seront « gigantesques »
Plus préoccupant encore, les conclusions de l’étude de BRL Ingénierie sont jugées « optimistes » par le conseil scientifique de l’Agence de l’eau, dans un avis rendu en avril dernier, en particulier sur la capacité du Rhône à satisfaire les demandes croissantes. « Quand l’État [a confié] à BRL la concession de prendre de l’eau dans le Rhône pour l’amener dans le Languedoc, il [profitait] d’un fleuve avec un fort débit estival grâce au relargage des glaciers alpins. Aujourd’hui, la situation s’inverse, avec un déficit d’eau en été », pointe Marielle Montginoul, chercheuse à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) au sein de l’unité G-Eau.
Outre la quantité d’eau, l’avis du conseil scientifique pointe aussi les effets écologiques d’une baisse d’eau du Rhône. Parmi les risques, la salinisation du delta de Camargue. Si le Rhône n’apporte plus d’eau douce à la Méditerranée, elle se salinise en effet progressivement. Pour Simon Popy, président de France Nature Environnement dans le Languedoc-Roussillon, les effets d’une baisse conséquente du débit rhodanien seront « gigantesques » : « La baisse des alluvions amenés par le Rhône est responsable de la disparition des plages du Languedoc. Et les fleuves comptent pour un tiers de l’apport d’eau douce de la Méditerranée qui, si elle se salinise, verrait son écosystème entièrement transformé. »
Pas de l’eau pour tous
Un Rhône pas si abondant que ça… et une demande exponentielle. Après des décennies de sous-utilisation, l’eau de BRL connaît aujourd’hui un engouement considérable. D’après un rapport de la Cour régionale des comptes, elle permet d’alimenter 66 000 hectares de terres agricoles — des vignes et des arbres fruitiers principalement —, et près de 500 000 personnes en été. Et la demande ne tarit pas. Il est « indispensable que l’accès à l’eau soit possible pour un plus grand nombre d’exploitations agricoles », affirmait fin 2023 Denis Carretier, président de la chambre régionale d’agriculture Occitanie.
Et rien ne semble pouvoir étancher la soif des départements
méditerranéens. La Région Occitanie a mis à l’étude un nouveau tronçon
d’Aqua Domitia, pour alimenter les Pyrénées-Orientales. « Déjà, sur le futur tracé, des collectivités affichent leur appétit, comme la commune d’Agde pour des projets touristiques », note Simon Popy.
Le Réseau Hydraulique Régional s’étend sur 250 communes de l’Aude, du Gard et de l’Hérault. © Laurent Boutonnet / Région Occitanie |
Résultat, dans certaines zones, les nouvelles demandes sont gelées, et BRL commence à appliquer des critères de sélection : « On classe prioritairement les projets avec un potentiel de production alimentaire », indique Jean-François Blanchet. De son côté, le département de l’Hérault mise sur des bassines pour récupérer l’eau du Rhône l’hiver et la redistribuer l’été aux zones plus reculées. Un projet pointé par Thierry Uso, d’Eau Secours 34, comme « inadapté » — avec l’évaporation, les retenues perdent énormément d’eau. « Il y a 200 000 hectares de vignes dans le Languedoc-Roussillon, on ne pourra pas tout irriguer », clarifie Jean-François Blanchet. Aujourd’hui, 30 000 hectares de vignes sont irrigués.
Aussi, « Aqua Domitia génère des iniquités », selon Véronique Dubois, présidente du syndicat de la nappe astienne à Béziers. Entre ceux déjà raccordés et les autres, en particulier ceux qui sont trop loin des réseaux pour pouvoir se brancher. « Il n’y a pas encore de conflit, mais ça demande beaucoup de pédagogie pour expliquer la situation, dit Laurie Schneider, chargée du dossier à la chambre d’agriculture de l’Aude. Pour certains agriculteurs, c’est la survie de leur exploitation et des troupeaux qui est en jeu ; donc oui, on a des situations compliquées. »
Celles-ci risquent même de devenir de plus en plus inégalitaires, prédisait le chercheur Thierry Ruf dans un article paru en 2015 : « On se dirige vers un service limité à quelques milliers d’hectares, écrivait-il, un nombre mineur de viticulteurs bénéficiant d’une subvention majeure prélevée sur les ressources fiscales générales. » Les infrastructures de BRL tout comme la mise en place de systèmes d’irrigation sont en effet soutenues par des fonds publics.
Des ressources locales toujours mal en point
Pourtant, rien à faire : pour nombre d’acteurs, le Rhône, c’est la (sur)vie. L’eau a permis de sauver des exploitations de la déroute, et de soulager certaines nappes et rivières, trop pompées. Grâce à Aqua Domitia, les prélèvements dans les ressources locales ont ainsi été réduits de 8 millions m³ en 2023. Un sauvetage in extremis pour la nappe astienne si on en croit Véronique Dubois : « Aqua Domitia nous a permis de substituer les prélèvements agricoles dans la nappe de 100 000 m³ en 2023 ! »
Objectif écologique rempli ? Pas si simple. Simon Popy rappelle ainsi que certains cours d’eau sont toujours trop bas en été : « Le fleuve Hérault à Agde a un débit d’étiage deux fois inférieur au débit minimal. L’arrivée d’Aqua Domitia est allée à de nouveaux usages, en particulier agricoles, avant de restaurer les débits de tous les cours d’eau. » Pour Thierry Uso, l’autoroute de l’eau relève donc d’une « mal-adaptation » : « Une fuite en avant de l’agriculture qui veut toujours plus d’eau. »
Quid de la sobriété ?
Ainsi, l’accès au Rhône pourrait empêcher la nécessaire mutation écologique des économies locales. Comme les mégabassines dans d’autres régions, il permettrait d’éluder la question de la sobriété hydrique. « Le problème n’est pas seulement de satisfaire, mais aussi de maîtriser la demande en eau, en limitant les pertes, les usages superflus et le gaspillage, précise le sociologue Jean-Louis Couture. Or Aqua Domitia, c’est avant tout une politique de l’offre. »
Une idée démentie par Jean-François Blanchet : « La mère des batailles, ce sont les économies d’eau, insiste-t-il. Car non, on ne fera pas indéfiniment des tuyaux et des ouvrages plus grands. L’adaptation au changement climatique ne se fera pas seulement par l’extension du réseau hydrique. » Et le directeur général de préciser que BRL refuse parfois d’arroser des projets trop gourmands en eau ou « pas indispensables », comme récemment un projet de golf dans l’Hérault.
Pour Simon Popy, « certains élus ou représentants agricoles nient encore la gravité des sécheresses à venir ». Autrement dit, « ils ne considèrent toujours pas l’eau comme une ressource finie ». À l’instar de Gérard Bertrand, PDG du groupe viticole éponyme, qui insistait dans un livre blanc dédié au sujet : « Notre région a beaucoup d’atouts, il ne faudrait pas que l’eau soit un facteur limitant. »
« Une fuite en avant de l’agriculture, qui veut toujours plus d’eau »
Un aveuglement encouragé — malgré lui — par BRL ? Le raccordement à l’autoroute de l’eau serait en tout cas une solution de facilité, une « paresse intellectuelle », selon Thierry Ruf. D’autant que les tarifs appliqués par BRL « ne sont pas incitatifs pour maîtriser les consommations d’eau », note la Cour régionale des comptes. En effet, « le prix du m3 est plus élevé pour de faibles consommations que pour des consommations plus importantes ».
Pour l’économiste Marielle Montginoul, « on assiste à une sécurisation de l’accès à la ressource plus qu’à une réflexion sur un nouveau modèle plus économe en eau ». Une « course en avant, sans se poser les bonnes questions, comme le choix du type de cultures qu’on irrigue. » On se retrouve ainsi à arroser des vignes, en pleine crise de surproduction du vin — l’an dernier, près de 3 millions d’hectolitres sont partis à la distillation.
L’impasse qui se profile n’a rien de surprenant, selon l’hydrologue Thierry Ruf : « De nombreuses régions ont expérimenté les transferts interbassins, comme celui organisé dans les années 1970-1980 dans la région de Marrakech [Maroc], écrivait-il en 2015. Tous ces transferts ont été justifiés par les mêmes arguments : la sécurisation et l’anticipation des demandes. Tous ont atteint le contraire trente ans après. » Pour le chercheur, d’autres solutions — moins coûteuses, plus écologiques — ont été laissées de côté, notamment la récupération des eaux de pluie et l’infiltration.
Source : https://reporterre.net/Fleuves-face-a-la-secheresse-on-deshabille-le-Rhone-pour-habiller-l-Occitanie
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