Dans les Pyrénées-Orientales,
le « petit projet inutile »
d’une micro-déviation
voulue par l’État
7 août 2023 | ||
Il y a le tunnel ferroviaire Lyon-Turin ou l’autoroute A69, ces « grands projets inutiles » qui font couler l’encre et mobilisent des oppositions. Il y en a aussi des petits qui passent largement inaperçus. Mais ils posent les mêmes questions : faut-il construire toujours plus, et pourquoi ? La déviation de Marquixanes dans les Pyrénées-Orientales est un projet minuscule pour ce qui est de la taille : 1 700 mètres de bitume et deux ronds-points pour contourner un village de 550 habitant·es. Toutefois, la symbolique est importante.
Plus de 33 millions d’euros d’argent public doivent y être investis. Soit environ 20 000 euros le mètre de route sans que l’intérêt général d’une telle dépense ne soit « évident », pour reprendre les termes de la commission d’enquête publique désignée pour informer et récolter l’avis des populations touchées par cette déviation. Dans un avis défavorable rendu en octobre 2021, elle juge ce « coût trop important pour rester dans la notion de proportionnalité entrant dans la définition de l’utilité publique ». Ce qui n’a pas empêché la préfecture de déclarer la déviation justement « d’utilité publique » en 2022 et de programmer un début de chantier pour la fin d’année.
Mais le plus disproportionné reste sans doute l’implication directe
de l’État dans ce goudronnage local. C’est lui qui porte et finance le
projet via un service déconcentré en région, la Dreal
(Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du
logement) Occitanie. Et l’ex-premier ministre, Jean Castex, s’est
impliqué personnellement pour accélérer la construction de ces quelques
centaines de mètres de route quand il était à Matignon, selon le maire
de Marquixanes et plusieurs autres sources – dont son cabinet de
l’époque dans la presse locale.
Qu’est ce qui justifie de mettre cette déviation ultralocale en haut de la pile ? Pour comprendre, il faut entrer un peu dans les détails du dossier.
Au niveau local, « c’est une nécessité absolue qu’il y ait un contournement », alerte le maire de Marquixanes, Jacques Vanelle. La route nationale 116 – l’axe principal des déplacements routiers est-ouest dans le département – traverse la partie nord de la commune. Elle est située en marge du centre-ville, mais selon l’édile, « c’est une aberration d’avoir une telle circulation dans un village ». Il rappelle aussi que la majorité de ses administré·es sont pour une déviation, selon une concertation menée en 2017.
La trentaine de millions d’argent public permettra de décaler la route d’une centaine de mètres sur les berges de la rivière Têt, afin de contourner complètement le village, tout en restant en bordure de celui-ci. Pour la commission d’enquête publique, ce n’est donc pas vraiment une « déviation », mais plutôt « un aménagement routier important » dans lequel certains vont gagner et d’autres perdre, notamment la trentaine d’habitant·es exproprié·es qui ont reçu leurs lettres ce mois de juillet, ou encore ceux en frontière nord du village qui auront à subir un effet « double route ». En ce qui concerne le bruit et la pollution, aucune amélioration générale n’est à prévoir pour la commune.
Ces deux routes parallèles quasiment côte à côte se suivront sans que la balance entre les coûts et les inconvénients d’un tel projet ne soit véritablement établie par les autorités compétentes. L’enquête publique décrit « des avantages susceptibles confrontés à des inconvénients inévitables ». Un résultat minimaliste et bancal, issu d’une équation posée au siècle dernier et réévaluée à l’aune des exigences contemporaines, sans pour autant changer l’objectif de base : rouler toujours plus et plus vite.
Le ministère des transports et la Dreal Occitanie n’ont pas répondu à nos sollicitations.
« C’est un dossier typique de l’ancien monde », lâche une source préfectorale. La relique d’une ambition autoroutière frustrée dans le département. Dans les années 1980 du « tout-voiture » émerge l’idée de relier par l’autoroute Perpignan et Prades, la ville qui sera dirigée par Jean Castex entre 2008 et 2020.
Le lot de consolation d’une autoroute abandonnée
Dans les années 1990, la route nationale 116 – utilisée pour
l’itinéraire stratégique vers les montagnes et la frontière espagnole –
est aménagée en deux fois deux voies rapides entre Perpignan et
l’Ille-sur-Têt, mais la quinzaine de kilomètres restant à parcourir
jusqu’à Prades est toujours restée en l’état. En 2008, la préfecture
déclare finalement d’utilité publique le prolongement de la voie rapide,
mais le projet capote. Il est jugé trop coûteux par l’État et les
études de trafic montrent que la nationale est bien suffisante, au grand
dam de Jean Castex, qui se désole dans les médias locaux « d’une mauvaise nouvelle pour toute l’économie du département ».
Un projet plus modeste est lancé en lot de consolation, avec le maintien de la déviation de Marquixanes prévue dans le projet autoroutier. C’est désormais le chantier principal d’un programme de « modernisation et de sécurisation » de la RN 116 adopté en 2022 pour fluidifier la circulation, améliorer les temps de parcours, la sécurité routière et le cadre de vie des habitant·es.
À Marquixanes, il y a trop de voitures : 13 000 véhicules par jour en moyenne pour une petite commune de 500 âmes, avec des pics en saisons touristiques, selon les données du conseil départemental. C’est une gêne quotidienne pour les habitants, que la déviation de la nationale cent mètres plus loin de la route actuelle ne réglera pas entièrement.
« Mais il y aura moins d’accidents, estime le maire. Cette déviation est un impératif sécuritaire et c’est sa principale raison. Aujourd’hui, c’est très dangereux, on a un bol monstrueux qu’il n’y ait pas eu de morts. » Cet espoir est néanmoins fondé sur des éléments peu solides : « L’étude d’impact ne décrit pas l’évolution prévisible de l’accidentalité de la zone d’étude suite à la réalisation du projet, alors qu’il s’agit d’un des objectifs poursuivis », souligne l’Autorité environnementale chargée d’évaluer les impacts du projet et qui a rendu trois avis très sévères, dont le dernier a été adopté en mars 2023.
33 millions dépensés pour 35 secondes de gagnées
« Dans Marquixanes, il y a peu d’accidents à part des piétons un peu bousculés, convient l’édile. Mais cela est dû au manque de fluidité du trafic. Les usagers appellent d’ailleurs à cor et à cri le contournement. Il faut habiter et circuler dans Marquixanes pour comprendre. » Le deuxième argument est là : décongestionner le village et améliorer la circulation sur un axe routier stratégique en remplaçant la traversée au pas d’un village avec des passages piétons par une voie à 80 kilomètres/heure. Là encore, les chiffres ne vont pas dans le sens de la déviation. Selon l’enquête publique, le gain de temps généré par la déviation pour les automobilistes est de… 35 secondes. Il est d’une minute selon les estimations les plus optimistes.
Le projet est aussi justifié par une augmentation du trafic de 35 % d’ici à 2042. Une projection incohérente avec la réalité d’un trafic qui stagne depuis 2004, et surtout avec les ambitions de transition vers des mobilités moins émettrices de CO2, principale cause du dérèglement climatique. Selon l’Autorité environnementale, la déviation va générer une augmentation des émissions de gaz à effet de serre de 10 % sur le trajet, en raison de l’augmentation de la vitesse des automobilistes.
Elle précise que « la solution proposée défavorise les bus » qui desservent la commune, qui bénéficie également d’une liaison ferroviaire. « Toutes les demi-heures dans la journée, il est possible à Marquixanes de prendre un bus ou un train très bon marché, rappelle le maire. Mais on ne peut pas obliger les gens à prendre les transports en commun. » Ni la voie verte qui est en cours d’aménagement entre Prades et Perpignan pour favoriser les déplacements à vélo.
Le projet est enfin à contre-courant de l’objectif « zéro artificialisation nette », fixé par l’État, en bétonnant un corridor biologique en bord de rivière où vivent 47 espèces protégées. Un avis de la CNPN (Conseil national de la protection de la nature) est attendu dans les prochains mois et doit évaluer « la raison impérative d’intérêt public majeur » du projet justifiant une dérogation à la protection de la faune.
« L’accumulation des contraintes techniques, économiques et sociales amènent à un projet minimaliste confronté aux enjeux environnementaux majeurs résultant de la proximité de la rivière Têt dans un contexte de risques climatiques toujours présents et de plus en plus prégnants pouvant amener à un blocage de la route », conclut le commissaire-enquêteur pointant, par-dessus le marché, les risques d’inondation sur cette déviation.
Signe d’un projet pensé selon des paradigmes anciens, l’Autorité environnementale souligne dans son avis le plus récent « des mentions confuses et surprenantes révélant une profonde incompréhension de la part de la maîtrise d’ouvrage des mécanismes et conséquences du changement climatique, telles que “le projet n’aura aucun impact significatif sur le climat de la zone concernée” ou encore “le projet de déviation est peu vulnérable au changement climatique, puisque sa conception admet un réchauffement ou une baisse des températures de plusieurs degrés” ».
Ladite zone étant l’une des plus sensibles en France au dérèglement mondial du climat, elle subit depuis février une sécheresse historique par son intensité et sa longueur. Il y a à Marquixanes trop de voitures et pas assez de pluie et son salut n’est pas, à l’évidence, dans le retour à la mode routière des années 1980.
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