“On n’essaie pas
Marine Le Pen !
On n’essaie pas le fascisme” :
le plaidoyer d’Ariane Mnouchkine
Publié le 14/04/22
Pour la directrice du Théâtre du Soleil, Emmanuel Macron doit amender son programme pour prendre en compte les besoins des électeurs de gauche.
Avant le second tour de la présidentielle, Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, n’a plus la tête à parler de son spectacle L’Île d’or. Face au danger de l’extrême droite, la citoyenne prend le pas sur la metteuse en scène. C’est en femme engagée, bien plus qu’en artiste, qu’elle s’exprime.
Êtes-vous inquiète ?
Plus
que de l’inquiétude, je ressens de l’effroi. La situation n’est plus la
même qu’en 2017. Les partis réformistes ont volé en éclats. Madame Le
Pen a désormais une réserve de voix importante. Les droites extrêmes
pourraient rassembler plus de 50 % des Français. Ce chiffre nous fait
trembler. Alors que la guerre nous menace, car l’Ukraine c’est nous,
l’arrivée de l’extrême droite à la tête de notre pays serait un désastre
irréparable. Pour la France et l’Europe.
Que dites-vous à ceux que tente l’abstention ?
Je
leur dis que nous avons dix jours pour exiger et obtenir d’Emmanuel
Macron qu’il amende son programme. Pour ce faire, il faut qu’il entende
les urgences que lui hurlent certains dirigeants syndicaux lorsqu’ils
arrivent à l’attraper au téléphone. Il faut que dans le programme de la
France insoumise, il puise les dix, ou vingt, ou, pourquoi pas, trente
mesures qui sont finançables et possibles à mettre en œuvre
immédiatement. Et qu’il fasse de même dans le programme des écologistes
et d’autres. Ce fameux combat des idées dont tous les dirigeants
politiques se targuent ne consiste pas à annihiler les idées de ses
adversaires. C’est aussi savoir admettre que l’autre a raison, parfois.
Pour le bien du pays. Pour le bien commun. Contre le fascisme. Et les
candidats momentanément défaits ne doivent pas crier au plagiat, mais
être fiers de ces emprunts et les ajouter à la liste de leurs victoires.
C’est ça, la politique : travailler au bien commun. Cela devrait être ça ! En dépit des aléas des élections, en dépit des différences et donc des différends. C’est être capable de mettre de côté une énième déception, aussi cruelle et injuste soit-elle. Ce n’est pas se retirer sur l’Aventin en laissant advenir un désastre possible, pour ne pas dire probable.
On n’« essaie » pas Marine Le Pen ! On n’essaie pas le fascisme, aussi déguisé, aussi masqué soit-il. On ne se livre pas aux forces obscures. Si elle est élue, alors, avec ceux qui, restés dans l’ombre jusqu’ici, apparaîtront autour d’elle le matin du 25 avril 2022, elle infligera à la France, et à l’Europe, des dégâts incommensurables, irréversibles. Les mêmes que ceux qu’infligent encore Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orbán en Hongrie.
Elle veut tripatouiller la Constitution. Se rend-on compte de ce que cela signifie ? Elle veut introduire dans notre Constitution, qui reste un modèle pour les démocraties du monde, des mesures indignes qui n’ont rien à y faire, mettant en danger le droit d’asile, l’égalité, l’hospitalité, le devoir de protection, et j’en passe.
Croyez-vous à une possible inflexion d’Emmanuel Macron vers la gauche ?
Il
faudra bien qu’il « dessourdisse » son oreille, car sinon il perdra
l’élection. Il le sait. Il ne peut pas non plus ignorer que s’il est élu
et ne change rien à sa façon d’être et de diriger, la rue sera là, et
pas seulement les samedis, mais tous les jours. Et pas seulement les
Gilets jaunes, mais tout le monde. On peut tout dire d’Emmanuel Macron
mais pas qu’il est bête, intellectuellement en tout cas, et je ne pense
pas qu’il ait envie de rester dans l’Histoire comme celui qui a été
chassé après avoir tout bousillé.
Que manque-t-il à sa parole ?
Jamais
il ne nomme la pauvreté. Et, ne la nommant pas, il semble ignorer, pis,
il semble nier une grande partie du malheur de la France, alors que
c’est de son éradication qu’il devrait impérieusement faire son cheval
de bataille.
Que dire sur la chute des partis politiques historiques ?
Vous
voulez savoir ce que je pense vraiment de ces partis ? Alors qu’ils
devraient être un petit échantillon exemplaire de la société qu’ils
prétendent faire advenir, il y règne une telle violence, une telle
vulgarité de comportement, une telle méchanceté, oui, méchanceté, qu’ils
sont finalement devenus des partis scorpions. Ce n’est pas leur intérêt
mais c’est devenu leur nature. Que faire ?
En tant qu’artiste, vous sentez-vous impuissante ou même responsable ?
Je
n’ai pas envie ici de m’exprimer en tant qu’artiste. D’ailleurs, les
artistes sont des citoyens comme les autres et il est normal qu’au
moment où l’extrême droite est sur le seuil du pouvoir nous nous
demandions ce que nous avons fait que nous n’aurions pas dû faire, ou
pas dit ce que nous aurions dû dire. Il est normal qu’au moment où, à
nos portes, nous assistons au viol d’un pays, de ses lois, de ses
droits, de ses femmes, de ses enfants et de ses hommes, nous nous
sentions impuissants, inutiles et honteux.
Les revendications identitaires influencent-elles les politiques ?
Oui,
bien sûr. Nous en avons les preuves tous les jours. Mais si j’étais
candidate, je parlerais aux gens sans me soucier des couleurs de peau,
des religions, des orientations sexuelles, mais en tenant compte
uniquement des différences de ressources de ceux auxquels je m’adresse.
Parce qu’il y a des pauvres, des moins pauvres et des riches chez tout
le monde, qu’on soit femme, noir, blanc, musulman, juif, lesbienne ou
gay. Jeune ou vieux. Malade ou athlétique.
Quelle est la responsabilité de la gauche dans la situation actuelle ?
Elle
a précisément fait l’inverse et oublié un groupe, pourtant très fourni,
celui de ces Français, de longue date ou récents, qui sont dans la
merde. Je ne peux pas dater cet abandon. À quel moment a-t-elle cessé de
voir l’épuisement, la souffrance et le trouble des enseignants ? des
soignants ? À quel moment a-t-elle commencé à laisser décliner les
services publics, c’est-à-dire le bien commun de tous les habitants de
la France, qu’ils soient français, étrangers travaillant ou réfugiés
chez nous ? À quel moment la gauche est-elle devenue froide et
calculatrice ? À quel moment a-t-elle cessé d’utiliser le mot
prolétariat ? À quel moment a-t-elle cessé de parler de province pour
parler de territoires ?
De glissements en glissements, sémantiques ou pas, a surgi un monde brisé en une infinité de groupes. Tous plus narcissiques les uns que les autres. La colère est désormais érigée en valeur. Certains ont enfourché cette colère, l’ont invoquée comme s’il s’agissait de la seule déesse libératrice. Ils raclent les colères jusqu’au fond du chaudron de la guerre civile. Or la colère n’est pas une valeur, c’est un symptôme. C’est, en général, le symptôme de la peur. il faut des remèdes à cette peur. Vite.
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