En Europe,
plus d’un million de barrages
menacent la survie des poissons
Le barrage de Caban Coch, dans la vallée de l'Elan au Pays de Galles, n'est que l'un des 1,2 million d'obstacles fluviaux estimés en Europe. Sara Barrento/Nature, Author provided |
Le célèbre écrivain Franz Kafka a souvent décrit dans ses textes des personnages qui tentent d’atteindre leur but sans jamais y parvenir, freinés sur leur chemin par d’innombrables obstacles. C’est à peu près ce que doivent ressentir les poissons et les invertébrés migrateurs qui vivent dans nos rivières européennes. Notre étude parue dans Nature le 17 décembre dernier révèle qu’il existe en moyenne 0,74 obstacle par km de rivière en Europe. Cela signifie qu’un organisme peut difficilement parcourir plus de 1000 mètres sans être arrêté par de grands barrages ou par une myriade de structures de basse chute telles que des déversoirs, des ponceaux, des gués, des écluses et des rampes.
Le mouvement de l’eau constitue la nature essentielle de tous les courants d’eau, des petits ruisseaux aux grandes rivières. Mais ce mouvement naturel, et notamment ses variations qui provoquent inondations et sécheresses, a été jugé trop dynamique pour les êtres humains, les freinant dans leur volonté de devenir « maîtres et possesseurs de la nature » depuis leurs premiers jours, selon l’expression de Descartes dans son Discours de la méthode. Lorsque les enfants jouent avec des bâtons au bord des ruisseaux ou quand ils créent des paysages dans leur jeu vidéo Minecraft, le barrage est l’une des premières choses qu’ils apprennent à construire.
Maîtriser la puissance des inondations, traverser les rivières par des ponts, contrôler le débit pour la navigation, dévier le cours de l’eau pour l’irrigation… toutes ces techniques constituent le grand art de l’ingénierie, et une partie essentielle de la culture humaine.
Les poissons migrateurs tous menacés
Jusqu’à l’ère industrielle, l’humain n’avait qu’une influence locale ou régionale sur l’environnement et les conséquences restaient relativement limitées. Des études prouvent que les premières constructions de moulins dans les affluents du Rhin, qui empêchaient les saumons d’atteindre leur frayère, ont réduit la population de saumons de moitié… déjà au Moyen Âge. Le saumon était alors si abondant que malgré cette chute drastique, les populations demeuraient suffisamment importantes pour ne pas mettre en péril l’espèce. Mais jusqu’à quand ?
Désormais, seuls quelques fleuves très éloignés coulent sans entraves, leurs eaux inondent et fertilisent des plaines d’inondation naturelles poissonneuses à la végétation florissante, leurs sédiments sont transportés en aval, construisant des îles et même des deltas dans la mer. En Europe, la rivière Vjosa, qui prend sa source en Grèce et traverse l’Albanie jusqu’à l’Adriatique constitue l’une de ces rares exceptions.
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La plupart des fleuves du « Nord global », c’est-à-dire des pays industrialisés, mais de plus en plus aussi des pays en développement du Sud global, ont été fragmentés en morceaux. Ils ne coulent plus guère, leurs sédiments sont bloqués en amont des barrages, et leur lit s’érode peu à peu. Les deltas de l’Ebre, du Nil et du Mékong disparaissent ainsi, ne recevant plus de leur cours supérieur qu’un faible pourcentage de la production naturelle de sédiments.
Les poissons à la recherche de leurs sites de frai sont soit bloqués, soit affaiblis par une série de passes à poissons dont quelques-uns seulement survivent. Et même lorsqu’ils y parviennent, leur progéniture ou les adultes qui migrent en aval sont souvent coupés en morceaux en tentant de traverser une turbine hydroélectrique.
Résultat, presque toutes les espèces de grands poissons migrateurs du monde entier en sont arrivées au bord de l’extinction, comme si un plan invisible d’éradication avait été exécuté depuis deux siècles. C’est ainsi que de fascinants fossiles vivants, comme des espèces d’esturgeons vieilles de 250 millions d’années, ne sont presque plus visibles que dans les zoos.
D’autres espèces qui dépendent des migrateurs comme les moules de rivière, qui les utilisent pour transporter leurs larves, sont menacées. C’est le cas de la Grande Mulette en Europe. Face à ces problématiques, la prise de conscience demeure trop lente, notamment car les pêcheurs traditionnels, gardiens des poissons, sont eux-mêmes en déclin dans le monde entier.
Des traités internationaux ont vu le jour, comme la directive-cadre européenne sur l’eau. Ils donnent des outils pour s’attaquer au sujet, en supprimant certains barrages, en les détournant ou en libérant l’eau en fonction des débits naturels. Mais la première étape consiste à mesurer l’ampleur du problème : combien y a-t-il de barrages ? Les grands barrages, qui mesurent plus de 15m de haut, sont visibles sur des images satellites et dans la plupart des pays nécessitent un permis de construire enregistré. Il est donc aisé de les recenser dans le monde entier et d’obtenir à leur sujet des informations précises.
Mais les obstacles plus petits, les barrages à faible hauteur de chute, ou même les ponceaux, sont souvent construits sans formalités détaillées, et sont difficilement visibles depuis l’espace. Il existe par ailleurs une confusion babylonienne sur les expressions permettant de nommer ces constructions, même au sein d’un seul pays.
Recenser les barrages, un travail de titan
De tels défis attirent des scientifiques audacieux, comme Carlos Garcia di Leaniz, un biologiste de la pêche d’origine basque et professeur à l’université de Swansea au Pays de Galles, en Grande-Bretagne. Dans le cadre d’un projet Horizon 2020 appelé Amber, il a réuni des chercheurs de toute l’Europe pour élaborer un atlas recensant ces obstacles sur le continent. Un travail titanesque au cours duquel ils se sont confrontés à de nombreuses difficultés.
Des études de terrain ont permis de développer des modèles sur le nombre d’obstacles n’apparaissant pas sur les cartes normales ou les images satellites, ou de mettre au point des prédicteurs tels que la densité de population, afin d’estimer la densité des obstacles dans une région donnée.
Une application pour téléphone portable appelée « barrier tracker » a été développée pour inviter les citoyens à contribuer par leurs observations à la vérification des cartes sur le terrain.
Le plus compliqué a certainement été de récolter des informations totalement dispersées et non vérifiées stockées dans des milliers de pages de rapports et dans la mémoire profonde des ordinateurs de la plupart des institutions et administrations… et des pays.
C’est alors que nous nous sommes rencontrés par hasard. Tous deux invités à une réunion d’experts à Chongqing, en Chine, nous nous sommes retrouvés côte à côte dans le bus d’excursion en octobre 2016 au barrage des Trois Gorges.
Je venais de soumettre avec succès un projet de consortium LeStudium (Loire Valley Institute for Advanced Studies) pour plusieurs ateliers d’experts, rassemblant des informations sur la suppression du barrage. Titulaire d’une chaire Unesco sur Fleuves et Patrimoine, j’avais dans l’idée d’aider à transférer l’expérience européenne et américaine en matière de suppression des barrages vers les pays du Sud Global dont les sociétés se développent rapidement, une approche classique de la chaire Unesco. Nous avons donc décidé de collaborer.
La France a depuis longtemps établi une banque de données sur les obstacles à l’écoulement (ROE), et ces données ont facilement pu être transférées dans les banques de données et les modèles dans le projet H2020 Amber.
Une collaboration européenne laborieuse
Dans d’autres pays, la situation est plus compliquée. En Italie, il existe des dizaines d’expressions pour qualifier des types d’obstacles très similaires. En raison de la structure fédérale de mon pays d’origine, l’Allemagne, chaque comté (Bundesland) a une manière différente d’enregistrer les données, bien que les Länder collaborent au sein d’un groupe de travail commun, la LAWA. Avec l’aide de l’Institut fédéral d’hydrologie, nous avons enfin pu disposer de ces données dans un format commun, avec une terminologie commune, de sorte qu’elles sont désormais intégrées à l’Atlas des barrières, que l’on peut télécharger gratuitement sur le site web Amber.
Mon expérience m’a révélé les difficultés qui persistent dans la collaboration européenne autour d’une gestion durable de l’environnement. Le millefeuille institutionnel, entre les pays et au sein des pays, freine considérablement notre travail.
Les résultats de l’Atlas des barrières, qui ont été publiés dans notre article dans Nature en décembre sont très choquants à deux égards. Le nombre d’obstacles est d’une part bien supérieur à ce que nous avions prévu, puisqu’il s’élève à plus d’1,2 million en Europe. Par ailleurs, près de 10 % de ces barrières sont obsolètes et pourraient être retirées.
Comment les supprimer précisément, et que faut-il prendre en compte lors du démantèlement d’un barrage… chercheurs autour du monde (dont nous) tâchent de répondre à ces questions à l’avenir, en espérant qu’un jour, l’esturgeon et d’autres migrateurs sensibles pourront suivre à nouveau librement le cours de nos rivières.
Pour cela, il faudra que la société dépasse sa vision des rivières comme simple ressource à exploiter, pour laisser place à une reconnaissance de leur rôle de berceau de l’humanité, de systèmes essentiels de maintien de la vie et d’entités biologiques et culturelles à préserver pour leur propre nature. En bref, qu’elle développe « une culture fluviale ».
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