« Au
cours de l’année, mon domicile est devenu une terre d’asile, “la terre
de l’homme fou qui aide sans réfléchir”, disait Ousman, venu du Tchad.
Seulement trois hectares de terre protégeant des hommes et des femmes
poussés par la volonté de vivre. Un “camp” pour certains, une utopie
pour d’autres. Le préfet n’est pas la justice, seule la justice peut
entrer en propriété privée. Ici les Noirs pourchassés devenaient des
hommes ayant des droits, et le préfet n’en voulait pas.
Cette terre de paix s’est transformée au fil des mois en
camp retranché. Ce refuge s’est vu encerclé par les forces armées de
l’État français. Jour et nuit, ils étaient des dizaines d’hommes à se
relayer pour épier, surveiller, traquer. Sur les routes, les hommes
armés ont encerclé le havre de paix, empêchant femmes, hommes et enfants
d’accéder aux droits fondamentaux de notre République. L’État est
devenu la terreur des faibles. Ici ce n’est plus la France. Ici c’est le
Soudan, l’Érythrée, le Tchad, la Somalie, ici, c’est la Libye.
Ça fait peur parfois, surtout la nuit, quand on entend la
porte grincer. C’est la nuit qu’on imagine le pire, les rêves font
resurgir les émotions de la journée. Les pas du chat noir sur le parquet
deviennent des pas de gros gaillards aux crânes rasés. Le bruit du vent
dans les arbres devient une perquisition musclée. Le glapissement
enroué du renard se transforme en hurlements d’une jeune femme perdue
dans la forêt.
Nous étions comme des marins sur un bateau se battant
contre le vent violent. Le bateau gîtait à la limite de dessaler : vus
du bateau nous avancions, vus de la terre nous reculions. Les courants
nous trompaient. Deux mondes se battaient, le nôtre, sans arme ni
violence, et celui orchestré par le préfet. Mais quand on n’a pas
d’armes, on utilise ce qu’on a de plus fort en soi, le bon sens,
l’amour et la fraternité.
Briser le bateau d’un marin ne le tue pas, mais lui donne
la rage. Pas la rage à laquelle vous pensez, celle qui rend le monde
aigri, mais celle qui fait qu’on se sent en vie, celle qui donne envie
de se battre pour l’amour de naviguer où bon nous semble.
Source : https://humanite.fr/cedric-herrou-letat-est-devenu-la-terreur-des-faibles-647973
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