La mortalité des personnes
sans-domicile (3-9)
- 16 sept. 2021
- Par Marcuss
- Blog : Le blog de Marcuss
Introduction
En 2020, au minimum 535 sans-domicile sont décédés. Cependant, aucune donnée ne permet de réaliser une quelconque analyse sur cette année – l’étude du Collectif « Les Morts de la Rue » ne sortira qu’à l’automne 2021. C’est pourquoi, cet article se penche sur la mortalité des personnes sans-domicile de 2019, grâce à l’étude du Collectif « Sur la mortalité des sans-domicile 2019, Enquête Dénombrer & Décrire, 2020 ».
1. Typologie spécifique du Collectif
Le Collectif « Les Morts de la Rue » (CLMR) utilise une typologie particulière pour définir les sans-domicile, qu’il nomme les « sans chez-soi ». Dans cet article, je reprends cette expression. Cependant, je vais commencer par présenter de manière synthétique cette typologie avant d’entrer dans la question principale : celle du décès des « sans chez-soi ».
Pour le CLMR, une personne « sans chez-soi » est « toute personne
ayant principalement dormi au cours des 3 derniers mois précédant le
décès dans un lieu non prévu pour l’habitation et/ou dans une structure
d’hébergement. » Il utilise également l’expression « ancien sans chez
soi » qui définit « toute personne ayant été à un moment de la vie dans
une situation « sans chez soi » mais qui, au décès, dormait
principalement au cours des 3 derniers mois dans un logement
personnel. » La troisième expression mobilisée est « personne récemment à
la rue », qui définit « toute personne ayant perdu son logement depuis
moins de 6 semaines ».
2. Une espérance de vie inférieure à la moyenne
Les conditions de vie insalubres des personnes « sans chez-soi » impactent leur santé. Le CLMR rappelle que les personnes « sans chez-soi » ont davantage de risque de développer des tuberculoses et d’autres maladies respiratoires, mais également des (psycho)traumatismes, des maladies sexuellement transmissibles et des troubles nutritionnels. L’étude SAMENTA[1] réalisée par l’Observatoire du Samu social de Paris et l’INSERM en 2010, estime qu’un tiers des personnes « sans chez-soi » en Ile-de-France souffre de troubles psychiques importants (troubles dépressifs, troubles anxieux chroniques, troubles psychotiques, troubles de l’humeur), mais également des troubles addictifs (alcool, tabac, drogues et médicaments) qui concerneraient 30 % de cette population.
L’expérience de la rue cause des effets considérables sur l’intégrité physique, psychique, neurologique et physiologique, exerçant automatiquement une influence sur la mortalité. Une enquête néerlandaise estime que l’espérance de vie à 30 ans est inférieure de 11 ans chez les hommes « sans chez-soi » et de 15,9 ans chez les femmes « sans chez-soi » par rapport à la population générale de Rotterdam[2]. Une seconde enquête menée par J.Romaszko[3] dans la ville d’Olsztyn en Pologne évalue à 17,5 ans la différence d’âge moyen au décès entre les « sans chez-soi » et la population générale. En 2016, une étude française menée par C.Vuillermoz[4] estime que la moyenne d’âge des « sans chez-soi » qui décèdent en France est de 49 ans, soit 30 ans de moins que la population générale. Celle de S.W.Hwang[5] menée à Toronto au Canada trouve sensiblement les mêmes résultats, avec une estimation à 48 ans.
3. Des causes générales de décès
Dans un premier temps, il faut constater qu’il y a très peu d’études en France sur la mortalité des personnes « sans chez-soi ». Les pouvoirs publics ne financent guère ce type d’enquête, ce qui laisse à penser qu’ils sont indifférents à l’égard des centaines de « sans chez-soi » qui meurent chaque année. Les nombreuses études réalisées sont produites par des associations ou à l’étranger. En 2011, un rapport du cabinet Cemka-Eval commandité par l’ONPES[6] pointait déjà la rareté de ces données, tout comme O.Cha[7] en 2013. C’est pourquoi, nous ne connaissons pas la cause du décès pour la majorité des personnes « sans chez-soi ».
En revanche lorsque nous avons des données, de nombreuses études – quasi-exclusivement étrangères - sur la mortalité des « sans chez-soi » exposent régulièrement plusieurs facteurs : les conséquences des substances psychoactives (drogues et alcool)[8] [9] [10], les maladies infectieuses[11] [12], les maladies de l’appareil digestif[13] [14] [15] [16], les tumeurs[17] [18] [19], les maladies cardiovasculaires et respiratoires[20] [21] [22] [23], les maladies de l’appareil circulatoire et les tumeurs[24] [25] [26] [27]. Les conditions de vie des « sans chez-soi » font qu’ils sont plus vulnérables à ce type de maladies. Par ailleurs, il faut constater que les causes exogènes (intoxications, suicides, agressions et accidents)[28] [29] [30] [31] sont fortes. Une étude Finlandaise de A.Stenius-Ayoade estime qu’elles représentent 34 % des décès.[32] L’étude française de C.Vuillermoz[33] confirme également l’importance des causes externes (agressions, suicides, accidents, chutes, intoxications, noyades etc.), un facteur confirmé par d’autres études comme celle sur la mortalité à Londres[34], et celles des années 1990-2000 [35] [36] [37] [38] [39] [40].
4. Le rapport de 2019 sur la mortalité des personnes « sans chez-soi »
- Les chiffres de la mortalité des « sans chez-soi »
L’étude du CLMR montre qu’en 2019 au moins « 659 personnes ayant connu une période sans domicile personnel sont décédées », dont 563 personnes étaient « sans chez-soi » (85 %), 94 personnes étaient des anciens « sans chez-soi » (14 %), et 2 personnes étaient récemment à la rue (moins de 1 %).
Cependant, comme l’écrit le CLMR, cette donnée n’est pas exhaustive puisqu’il ne connaît que les décès qui lui sont signalés par les familles et les associations. Pour se rapprocher du véritable chiffre de décès des « sans chez-soi », il faut plutôt se référer à l’étude 2008-2010 du CépiDc, qui pose l’hypothèse que le nombre de décès est de 2 à 5 fois supérieur. Par exemple, si on applique les données 2008-2010 du CépiDc aux chiffres de 2012-2016, le nombre de décès pour l’année 2016 est estimé entre 1489 et 4258 décès, soit une moyenne de 2838 décès. Rapporté à une période plus longue, le nombre de décès entre 2012 et 2016 serait de 13 371[41], dont seulement 18%, soit 2369 personnes, sont connues du CLMR.
Pour les données qui vont suivre, elles concernent seulement les personnes « sans chez-soi ».
- La mortalité des « sans chez-soi », une question sexuée ?
La majorité des personnes « sans chez-soi » décédées sont des hommes (89 %), un résultat confirmé par d’autres études[42] [43] - bien qu’il ne soit pas constant. En effet, M. Nordentoft[44] à Copenhague estime que les femmes « sans chez-soi » sont plus à risque de décès quand U.Beijer[45] à Stockholm conclut à une absence de différence selon le sexe. Pourtant, d’autres études – comme celle du CLMR – montrent une très forte surreprésentation des hommes, malgré le fait que les femmes composent quand même 38 % de l’ensemble des « sans chez-soi » (sans-logement + sans-abri). Cependant, parmi elles, seulement 5 % sont sans-abri (personnes totalement à la rue ou en hébergement d’urgence) puisqu’elles bénéficient plus facilement des services d’hébergement. Ainsi, la surreprésentation des hommes dans les décès pourrait s’expliquer d’une part par leur surreprésentation générale dans la population des « sans-domicile », mais encore plus dans la population des sans-abri qui compose la majorité des décès. Il semble évident qu’il y a une vulnérabilité plus grande pour les populations qui vivent dehors, sans avoir recours aux dispositifs d’urgence et d’hébergement.
En revanche, la moyenne d’âge au décès est similaire : 51 ans pour les femmes et 50 ans pour les hommes, soit une moyenne de 30 ans inférieure à la population générale en France. Le taux d’errance est également le même. Si dans la majorité des cas nous n’avons pas d’information précise, pour les autres, c’est 33 % des femmes qui étaient depuis plus d’un an à la rue, contre 32 % des hommes, et 13 % des femmes depuis plus de 10 ans contre 12 % des hommes.
En ce qui concerne les lieux de décès, il manque davantage d’information sur le décès des femmes (25 % contre 11 % des hommes). Sans prendre en compte cette donnée, les hommes décéderaient plus que les femmes dans l’espace public (49 % contre 42 %), les abris de fortune (28% contre 21 %), les établissements de soins (28 % contre 21 %), alors que les femmes sont majoritaires dans les décès au sein des hébergements (10 % contre 13 %). Ceci pourrait s’expliquer par le fait qu’elles ont davantage recours aux services d’hébergement.
Les causes de décès sont peu connues pour les deux genres (71 % pour les hommes et 61 % pour les femmes). Cependant, la principale cause reste la même : les causes externes telles que les intoxications, les overdoses, les accidents, les agressions, les suicides etc.
- Mortalité des deux genres
Le tableau ci-dessous expose les caractéristiques générales des personnes « sans chez-soi » décédées en 2019 - indépendamment du genre -, ainsi que sur la période 2012-2018. Ceci nous permet d’apercevoir les évolutions possibles de la mortalité. Cependant, ces données sont à prendre avec précaution puisque le CLMR ne connait qu’une minorité des personnes qui décèdent. Ainsi, le tableau reste imparfait et les statistiques à prendre avec précaution.
L’âge moyen de décès est de 50 ans, et une personne sur deux avait entre 45 et 65 ans (48 %). Ceci est important puisque selon l’INSEE, la population des « sans chez-soi » est composée majoritairement de 18-49 ans (75 %). Le CLMR émet l’hypothèse que le risque de décès augmente avec l’âge comme d’autres études l’ont montré. D’ailleurs, il expose deux évolutions dans la mortalité des « sans chez-soi » : une augmentation des décès parmi les personnes de plus de 65 ans, et le décès ayant lieu plus fréquemment à la rue ou dans l’espace public qu’en établissement de soins. Pour le reste des victimes, environ 8 % avait entre 0 et 30 ans, 21 % entre 30 et 45 ans, et 17 % plus de 65 ans. Il nous manque des informations pour 6 % d’entre elles.
En ce qui concerne la nationalité, la majorité des personnes décédées sont françaises (51 %) alors que selon l’INSEE et les dernières enquêtes – comme celle en 2018 en Ile-de-France -, la majorité des « sans chez-soi » sont étrangers (53 %). Cette surreprésentation des « sans chez-soi » de droit commun doit nous interpeller pour comprendre cette inégalité. Ensuite, lorsque les données étaient possédées – dans 35 % des cas -, le temps d’errance était pour 90 % des victimes supérieur à un an, et 33 % d’entre elles avaient une expérience de rue de plus de 10 ans.
En ce qui concerne la composition familiale des personnes décédées – dont nous avons des informations pour seulement 25 % d’entre elles -, la majorité vivait seule (71 %). Nous savons également qu’au minimum 21 % (119 personnes) étaient parents dont 2 % assuraient la garde. C’est encore plus vrai pour les femmes décédées car presque la moitié avait des enfants : 48 % (23 sur 48 femmes), dont 5 femmes au minimum vivaient avec eux. Par ailleurs, 32 % avaient des liens sociaux réguliers. En ordre de grandeur, ils étaient constitués du réseau d’amis, des équipes de maraude, du voisinage du lieu de vie, et des cohabitants des structures d’hébergement.
Les deux principaux événements déclencheurs qui ont conduit au
sans-abrisme sont les séparations conjugales et familiales (32 %), et
l’expulsion du logement (9 %). Cependant, cette information doit aussi
être prise avec précaution puisque nous possédons cette donnée seulement
pour 17 % des personnes décédées. Pour finir, l’étude constate que dans
12 % des cas, au minimum, il y avait l’existence d’un placement à
l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) dans le passé. Ceci corrobore avec le
fait qu’au moins 20 % des jeunes qui se retrouvent « sans chez-soi »
(18-25 ans) sont des anciens suivis de l’ASE.
- Sur le détail des décès des « sans chez-soi »
La région Ile-de-France est surreprésentée avec 40 % des décès, ce qui s’explique par la forte présence de personnes « sans chez-soi ». En effet, le préfet d’Ile-de-France déclare que chaque nuit, c’est au minimum 100 000 personnes qui sont hébergées, soit presque 1 % de la région. En ce qui concerne les lieux principaux de décès, la voie publique et les abris de fortune composent 48 % des décès, 26 % pour les lieux de soins et 10 % en hébergement. Si les causes externes expliquent mieux les décès sur la voie publique, ceux en lieux de soin ou en hébergement sont plutôt le fruit de maladie.
Pour rentrer plus en détail sur la question des causes, il faut d’abord constater que pour 67 % des cas (soit 16 points en moins que la période 2012-2018), il est impossible de la définir. Ensuite, les causes externes sont majoritaires, 21 %, et se composent des suicides (4 %), des intoxications (4 %), des agressions (3 %), des noyades (2 %), des accidents de transport (2 %), des chutes (2 %), l’exposition à un froid excessif (1 %), et d’autres causes (3 %). Ensuite, 4 % des victimes sont décédées d’une tumeur, 3 % de maladies de l’appareil circulatoire, 1 % de maladie de l’appareil digestif, 1 % de l’appareil respiratoire et 1 % des conséquences de substances psychoactives (alcool et drogues). En comparaison à la période 2012-2018, les morts par tumeur ont diminué (- 3 %), par agressions (- 2 %), tout comme les accidents de transport (- 2 %), les substances psychoactives (- 1 %), les maladies de l’appareil digestif (- 1 %), les maladies de l’appareil respiratoire (- 1 %) ou encore les maladies de l’appareil circulatoire (- 7 %). Cependant, ces diminutions sont à lire avec précaution puisque nous n’avons pas d’information pour la majorité des décès connus (67 %), une information importante qui diminue (- 16 %), tout en sachant que la majorité des décès sont inconnus du Collectif, et donc des études sur la mortalité des « sans chez-soi ».
Sur la question des saisons, s’il y a effectivement une surreprésentation de la période hivernale, les autres saisons ne sont pas sans risque. Les décès surviennent pour 28 % en hiver, 26 % en automne, 23 % au printemps et 18 % en été, et pour 5 % d’entre eux l’information est manquante. Ainsi, les décès en période hiver-automne est de 54 %, contre 41 % pour la période printemps-été.
Toutes les causes ne sont pas décrites ici - certaines extra-minoritaires n’y figurent pas -, ainsi que le détail de toutes les causes
Nous observons des différences entre les décès des personnes hébergées et ceux dans la rue. Lorsque nous connaissons la nationalité des personnes, la proportion de décès en situation de rue est plus importante parmi les « sans chez-soi » nés en France (67 %) et en UE (21 %), par rapport à ceux nés en dehors de l’UE (11 %). A l’inverse, les décès de personnes « sans chez-soi » nées hors UE semblent plus fréquents dans les structures d’hébergement (26 %), par rapport aux étrangers nés dans l’UE (14 %), même si les « sans chez-soi » français restent majoritaires (53 %). Alors que les étrangers sont désormais majoritaires dans la population des « sans chez-soi », la surreprésentation des personnes de droit commun est paradoxale et questionne.
L’âge moyen de décès entre les personnes hébergées et à la rue est sensiblement le même : 54 ans pour les premiers contre 50 ans pour les deuxièmes. Par ailleurs, si les personnes sans-abri décèdent plus souvent dans la rue, notamment par des causes externes (agressions, accidents, suicides etc.), les personnes hébergées décèdent plus logiquement dans les lieux de soins (hôpital, LHSS, CHRS etc) et leur hébergement par les tumeurs et les graves maladies.
Conclusion
Comme nous l’avons vu dans cet article, les données sont incomplètes et très inégales en fonction des critères sélectionnés. Le CLMR dénonce cette absence de prise en considération par les pouvoirs publics de la mortalité des « sans chez-soi ». Peu d’études sont réalisées en France, des données pourtant d’une importance capitale. Si les statistiques ont souvent tendance à invisibiliser les personnes en « chair et en os » en ne devenant plus qu’une variable sur une courbe ou dans un chiffre froid dans un tableau Excel, ici, la statistique sur la mortalité des personnes « sans chez-soi » permet au contraire de visibiliser ceux et celles que la société a rendu invisibles. C’est pourquoi, les études sur leur mortalité, mais surtout sur leurs parcours de vie en général, doit devenir une priorité afin d’adapter en urgence nos politiques sociales, de prévenir les causes multiples du sans-abrisme, et peut-être, faire en sorte que l’expérience de la rue ne soit qu’une réalité ancienne.
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