À bord de
ce bateau-hôpital psy,
patients et soignants
sont « tous égaux »
17 juillet 2023
Walid, ergothérapeute, fait partie du personnel de « L’Adamant », le seul bateau-hôpital psychiatrique d'Europe. - © Mathieu Génon / Reporterre
Au cœur de la capitale, « L’Adamant » est une péniche un peu spéciale. Unique bateau-hôpital psychiatrique en Europe, patients et soignants sont coauteurs des soins. Tous vivent ensemble, pour apporter un autre regard sur la maladie mentale.
Paris, reportage
À l’aube, les reflets de l’eau de la Seine se réverbèrent sur les baies vitrées de la péniche L’Adamant. Impossible de manquer cet îlot flottant de 650 m2 bâti en bois de teck et amarré quai de la Rapée, à Paris, au pied du pont Charles-de-Gaulle. Ce bateau-hôpital psychiatrique de jour, unique en Europe, accueille une cinquantaine de patients toute l’année du lundi au vendredi. Ici, les patients ne viennent que la journée, puis retournent dormir chez eux. L’endroit est apaisant, coupé du reste du monde.
Sur la passerelle, on se claque la bise et on distribue du café. Un « Joyeux anniversaire » collectif vient surprendre Margaux, patiente qui fréquente le bateau depuis dix ans. Les larmes aux yeux et heureuse, la jeune femme tourne sur elle-même comme une toupie. Pour ses 33 ans, elle a mis une robe rayée à couleurs et quelques paillettes sur ses paupières. Hyperactive aux paroles qui fusent, Margaux a été diagnostiquée schizophrène affective il y a dix ans.
Margaux, patiente qui fréquente le bateau depuis dix ans, est en charge du bar ce matin-là. © Mathieu Génon / Reporterre
Sur le pont, entre deux cigarettes, elle montre à une amie ses dessins. « Dessiner me fait beaucoup de bien. On est tous un peu des artistes ici. Mais sans mon traitement, je ne tiendrai pas. Je prends de l’Abilify par injection une fois par mois. Avec Abilify, je fly ! » chante-t-elle à tue-tête, avant de se reprendre : « Je suis très sensible. » Après une tentative de suicide et plusieurs séjours en soins psychiatriques à l’Hôtel-Dieu, Margaux a entendu parler de L’Adamant par sa psychiatre. Perplexe, elle s’y est rendue et n’en est jamais repartie. « Les services psychiatriques classiques de Paris m’ont détruite. On m’a sauvée ici. Les médecins sont aux petits soins. »
« L’Adamant » est une péniche de 650 m2, bâtie en bois de teck et amarrée quai de la Rapée, à Paris. © Mathieu Génon / Reporterre
Debout au fond de la cafétéria, un homme aux allures de rockstar joue frénétiquement de la guitare. « C’est ma Fender », répète en boucle Frédéric, 64 ans. Dans ses mains, aucun instrument, mais l’illusion que sa guitare est belle et bien réelle. Caban noir, cheveux blancs ébouriffés et lunettes de soleil, il est sur le bateau depuis 2011. Après un sévère burn out, il a erré dans les rues du Marais jusqu’à ce qu’on lui diagnostique une dépression nerveuse.
« J’étais naufragé quand je suis arrivé. Mon premier jour ici, je rejouais en permanence une scène de la pièce de théâtre d’Hamlet. Je parlais et on m’a laissé faire. » Celui qui se définit comme un soixante-huitard chevronné a tout essayé pour mettre « de l’ordre dans [s]a tête » : lectures, relations amoureuses, voyages, etc. « J’ai accepté ma maladie. Je fantasme toujours sur les rockeurs, j’en étais un dans une autre vie. »
Frédéric, sur le bateau depuis 2011 : « Je fantasme toujours sur les rockeurs, j’en étais un dans une autre vie. » © Mathieu Génon / Reporterre
« Nous ne sommes pas des patients, mais des passagers »
Sur L’Adamant, pas de blouse blanche ni de porte fermée à double tour. Les patients vont et viennent sereinement. Ces visages ont été filmés par Nicolas Philibert, réalisateur du documentaire Sur l’Adamant, primé de l’Ours d’or à la Berlinale 2023. Ici, on oublie que nous sommes à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique. Le pont est composé de bureaux de consultation, d’ateliers de cuisine et de peinture. À l’étage inférieur, une salle de relaxation et une grande bibliothèque sont à disposition.
Dans ce lieu, qui dépend du pôle Paris Centre, une vingtaine de personnels accompagnent à temps plein les patients : psychiatres, infirmiers, psychologues, ergothérapeutes, psychomotriciens, etc. La spécificité de L’Adamant ? Les soignants et patients sont coauteurs des soins. Le centre met en application les principes de la psychothérapie institutionnelle, méthode élaborée dans les années 1960, par François Tosquelles et Jean Oury, pour rompre avec les pratiques asilaires des hôpitaux classiques.
« Les médecins ne nous infantilisent pas »
« Nous ne sommes pas des patients, mais des passagers. Les soignants sont des membres de l’équipage, on est tous sur le même bateau », métaphorise Alain, 71 ans. Bipolaire et maniaco-dépressif, cet ancien professeur de sciences économiques et sociales a été diagnostiqué à l’âge de 17 ans. Après plusieurs séances de sismothérapie — une stimulation électrique du cerveau sous anesthésie générale —, il a développé des trous de mémoire. « On m’a fait des électrochocs, ça a réinitialisé mes synapses. »
Réunion du personnel, avec Arnaud Vallet (au centre), responsable de l’équipe médicale.
© Mathieu Génon / Reporterre
Selon lui, L’Adamant fonctionne car le personnel applique des
méthodes de psychiatrie participative. Les rapports humains entre
soignants et patients sont au cœur de la thérapie. « Les
médecins ne nous infantilisent pas, nous sommes tous égaux. Au début,
les gens pensaient que nous allions tous sauter par-dessus bord, mais
nous ne sommes pas aussi fous, s’esclaffe Alain, sourire taquin. Malheureusement, ça coûte beaucoup moins cher de shooter les patients que de bâtir des lieux comme celui-ci. »
« L’Adamant » est l’unique bateau-hôpital psychiatrique de jour en Europe. © Mathieu Génon / Reporterre
Enlever les statuts de chacun
Parmi les soins apportés quotidiennement, l’ergothérapie est l’une des clés du bien-être des patients. Il s’agit de favoriser l’autonomie de chaque patient à l’aide d’ateliers et d’activités. Parmi les ergothérapeutes présents, Walid, 33 ans, oriente régulièrement chaque patient. « Je les aide sur toutes les tâches de la vie, qui peuvent paraître banales aux personnes valides, mais qui ne le sont pas pour eux. Appeler son opérateur, payer ses factures ou remplir des documents administratifs, lorsqu’on les aide ne serait-ce que sur un document, c’est déjà une victoire », précise l’ergothérapeute.
« Lorsqu’on les aide ne serait-ce que sur un document, c’est déjà une victoire », précise Walid, ergothérapeute.
© Mathieu Génon / Reporterre
Employé depuis sept ans sur le bateau, Walid puise la force de continuer dans le côté gratifiant des relations avec les patients. « Lorsqu’ils nous remercient, ça nous touche droit au cœur. Ce côté humanisant, je ne l’ai jamais trouvé ailleurs. On fait en sorte d’enlever les statuts de chacun, qui peuvent stigmatiser, autant pour les patients que pour les soignants. »
Sandra : « J’aime entendre le bruit de l’eau et la sensation de flotter sur le bateau. » © Mathieu Génon / Reporterre
Le lendemain, les ateliers se succèdent toute la journée. Chaque
passager du navire va-et-vient entre les différentes activités. Certains
rigolent et se charrient, à vivre ensemble toute la semaine, la plupart
sont devenus très proches. Après un atelier relaxation, qui consiste à
diffuser musique douce et huiles essentielles pour détendre tout le
monde, Sandra prend l’air sur le pont. Pendant de longues minutes, elle
scrute les allées et venues d’un zodiac de la brigade fluviale de Paris.
« J’aime entendre le bruit de l’eau et la sensation de flotter sur le bateau »,
murmure-t-elle en fermant les yeux. Sandra, originaire de la
Martinique, a rejoint la métropole à 23 ans. Aujourd’hui, elle a 49 ans,
mais ses « voix dans la tête » ne sont jamais parties.
Une ombre court au milieu du bateau. Toujours pressé et dévoué pour chaque passager, Arnaud Vallet est responsable de l’équipe médicale. Infirmier de formation, il a repris le flambeau il y a sept ans. Son leitmotiv est de refaire germer la curiosité de chaque patient. « Quand on est malade, on n’a plus envie de rien. Nous, on décide de stimuler leur désir lors de chaque atelier. Quelqu’un qui se sent bien dans un HP c’est un critère, non ? » dit-il.
Il ajoute : « Dans les services psychiatriques classiques, on applique une politique drastique de management. Si les gens savaient ce qu’il se passe à l’hôpital public, il y aurait des révoltes dans les rues. Nous, on décide d’aimer nos patients en créant du lien et des relations humaines. Ça leur fait du bien, à eux autant qu’à nous ! »
En fin de journée, la chanson « Three Little Birds » de Bob Marley s’échappe de deux sonos. Certains badauds observent la scène du quai. L’atelier musique bat son plein. Au centre, Antoinette, Margaux et Gaël prennent le micro. Les autres patients jouent de la guitare, du piano et du djembé. Après plusieurs minutes, la concentration des musiciens se dissipe, certains chantent d’autres morceaux en cœur, d’autres partent en jam session. Progressivement, le soleil se couche, marquant la fin d’une énième journée sur le bateau pour les passagers. Tous reviendront, tant qu’ils en ressentent le besoin et l’envie. Pour eux, L’Adamant n’est pas seulement un centre de jour, mais une véritable deuxième maison.
L’un des doyens de « L’Adamant » qui a l’habitude d’écriture des poèmes dans la salle du bar. Alain. La bibliothèque.
L’un des doyens de « L’Adamant » qui a l’habitude d’écriture des poèmes dans la salle du bar.
Arnaud Vallet, responsable de l’équipe médicale.Frédéric
Frédéric tient entre ses mains un classeur recoupant quelques coupures de presse relatant son passé.
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