Mines au Maroc :
la sinistre réalité
du « cobalt responsable »
La mine de Bou-Azzer, au Maroc. - © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Pour leurs voitures électriques, Renault et BMW prétendent acheter du cobalt éthique. Dans la mine marocaine où il est extrait, les mineurs rapportent des conditions de travail catastrophiques pour leurs droits et leur santé.
Vous lisez la première partie de notre enquête sur les mines de cobalt au Maroc. La seconde est ici.
Agdez (Maroc), reportage
À 120 kilomètres au sud de Ouarzazate, bordée par les collines de l’Anti-Atlas, immensité aride où paissent de maigres chèvres, la route sert autant aux charrettes de foin tirées par des ânes qu’à la course des camions chargés de cobalt qui transitent vers Marrakech.
Debout, en casquettes et en tongs, ils sont un petit groupe à attendre le minibus pour aller prendre leur poste. Âgés de 20 à 40 ans, Osmane [*], Idir [*] et les autres sont mineurs de fond, employés en sous-traitance dans la mine de Bou-Azzer, filiale de Managem, grande entreprise minière du pays et propriété de la famille royale marocaine.
En langue tamazight, ils décrivent le boulot. Huit heures par jour, à 300 voire 500 mètres de fond, 20 minutes de pause à midi. Dans les galeries, ils poussent des wagons de minerai d’une tonne sur 1 à 2 kilomètres. Pour abattre le gisement, ils posent des explosifs à la main et, munis d’un marteau-piqueur pesant 25 kg, forent la roche dans un nuage de poussière.
© Louise Allain / Reporterre |
Le minerai que leur labeur permet d’extraire est un composé d’arseniure de cobalt : arsenic et cobalt, les deux produits commercialisés depuis des décennies par cette filiale de Managem.
Le premier sert à produire des pesticides, le second des alliages et des batteries, qui intéressent l’industrie automobile dans sa mutation vers l’électrique, en particulier BMW et Renault.
Ces deux marques se sont tournées vers le Maroc pour échapper au scandale du cobalt extrait en République démocratique du Congo. Fournissant l’industrie mondiale à plus de 70 %, il est pointé du doigt pour de graves violations de droits humains.
La mine de Bou-Azzer s’étend en surface, mais ce sont surtout dans ses profondeurs que les travailleurs triment. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Les deux constructeurs le claironnent dans leurs communiqués de presse : pour produire les batteries de leurs véhicules électriques, ils s’approvisionnent en « cobalt responsable » extrait au Maroc.
Depuis 2020, la marque allemande est l’une des principales clientes de la Managem. En 2022, pour approvisionner sa future gigafactory dans le Nord, Renault a conclu avec elle un accord pour la fourniture de 5 000 tonnes de sulfate de cobalt par an, à partir de 2025, permettant de produire 300 000 véhicules électriques.
« L’extraction de cobalt […] répond aux critères de soutenabilité les plus exigeants »
BMW et Renault ont largement communiqué sur cet approvisionnement éthique. Pour Renault, le partenariat avec la Managem « s’inscrit dans la stratégie de Renault Group visant à construire une chaîne de valeur de la batterie plus durable et transparente ».
BMW affirme que « le respect des normes environnementales et des droits humains est une priorité numéro un ». « Notre responsabilité éthique quant à l’extraction et la production de matières premières couvre l’ensemble de la chaîne de valeur, jusqu’aux mines, s’est félicité le groupe, assurant que « l’extraction de cobalt par le groupe Managem répond aux critères de soutenabilité les plus exigeants. »
L’entreprise propriétaire de la mine de Bou-Azzer affiche des certifications aussi impressionnantes que démenties par ses ouvriers. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Sur le papier, la Managem paraît championne de la mine responsable : elle est membre de la Fair Cobalt Alliance et ses pratiques sont certifiées par des organismes comme la Responsible Minerals Initiative (RMI) et Ecovadis.
L’entreprise affirme « améliorer en continu la performance en matière de santé et de sécurité au travail ; prévenir activement les maladies professionnelles », « respecter les droits humains » et promouvoir « les libertés syndicales et les droits d’association ».
« Notre équipement, ce sont des bottes trouées, des gants déchirés »
Sur place, la réalité diffère. « Notre équipement, ce sont des bottes trouées, des gants déchirés et un casque », décrit Osmane, 24 ans. « Ma formation a duré un jour, poursuit-il. Tout en travaillant, on nous a expliqué comment poser les explosifs, comment mettre les protections. On ne nous a pas dit que la poussière était toxique. On n’a pas de masques. Une fois par an, il y a un examen médical rapide : on souffle pour vérifier la capacité pulmonaire, mais ils ne donnent pas le résultat. »
La poussière que respirent chaque jour les 1 200 salariés de la mine de Bou-Azzer est hautement toxique. Le cobalt et l’arsenic sont cancérigènes, en particulier le second, un poison notoire. L’exposition chronique à l’arsenic cause, entre autres, des cancers de la peau, des poumons et de la vessie, des maladies neurologiques et cardiovasculaires et des troubles de la reproduction.
Des mineurs présentent des maladies de peau pouvant être associées à une intoxication à l’arsenic. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Employé en contrat à durée déterminée, Osmane gagne 3 500 dirhams par mois — environ 326 euros — soit un tout petit peu plus que le salaire minimum. Il fait les trois-huit et vient de travailler deux mois d’affilée sans aucun jour de repos.
Dans le droit du travail marocain, le recours au travail temporaire pour l’extraction minière est illégal [1]. Tout comme les autres pratiques que décrivent les mineurs de Bou-Azzer. Les règles pourtant peu protectrices du Statut du mineur, datant de 1960, ne semblent pas appliquées [2], et encore moins la Convention internationale sur la santé et la sécurité dans les mines, ratifiée par le Maroc en 2013.
Des repas au fond des galeries
Seuls les cadres déjeunent au réfectoire, les mineurs doivent apporter leur propre nourriture et manger recroquevillés dans les galeries, où « il n’y a pas de place ». La pose d’explosifs s’effectue après une formation de pure forme et sans la « carte de contrôle d’explosifs » requise.
Les sous-traitants multiplient illégalement les CDD, privant les mineurs de leurs droits en matière de santé, de congés, d’avancement et de retraite. En cas d’accident, ces entreprises — Hydromines, Agazoumi, Top Forage, Socotramines, Fox — ne disposent d’aucune ambulance.
« Quand on est malade, on nous jette »
« L’autre jour, témoigne Idir, employé par Hydromines, un collègue a fait un malaise et est resté 45 minutes au fond sans pouvoir être évacué. C’est arrivé plusieurs fois depuis que je suis là. Il n’y a pas de médecin sur place. » Osmane intervient : « Mon oncle a fait un malaise dans un puits de mine et est tombé la tête la première. L’entreprise l’a ramené en camion sans l’hospitaliser. »
Amazir [*], mineur d’une quarantaine d’années, s’emporte : « Je déteste ce travail. Il y a trop d’accidents dans cette mine. Les câbles d’extraction, les soutènements, rien n’est sécurisé. Beaucoup de mineurs souffrent de cancers, de maladies inconnues, et n’ont pas d’argent pour se soigner. Quand on est malade, on nous jette. »
De nombreux mineurs de Bou-Azzer portent sur leur peau les stigmates de leur travail. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Attablé dans un café de la ville voisine d’Agdez un jour de marché, Idriss, 60 ans, tout juste retraité, pourrait faire figure de privilégié. Après trois ans en sous-traitance à Bou-Azzer, il a signé un CDI en bonne et due forme avec la Managem, la société-mère, pour laquelle il a travaillé pendant 14 ans. Mais il souffre d’acouphènes, et surtout, de silicose.
« J’ai un poumon très atteint et je ne peux plus monter l’escalier sans m’arrêter. J’ai obtenu une retraite anticipée mais la Managem n’a jamais accepté que je déclare ma maladie, raconte-t-il. J’ai lutté devant l’Inspection du travail. J’ai fait faire une radio des poumons par un médecin indépendant. Puis, j’ai fini par accepter un arrangement à l’amiable avec la Managem, qui m’a versé une certaine somme d’argent. La silicose a été déclarée au nom d’une société de sous-traitance pour laquelle je n’ai jamais travaillé ! Aucun des documents officiels présentés au tribunal ne comportait le nom de la société-mère. »
« Quinze points de suture au thorax, quinze à la tête »
Les ouvriers rencontrés confirment que la majorité des mineurs ne peuvent pas déclarer leurs maladies professionnelles, et encore moins les ouvriers en sous-traitance, qui représenteraient la moitié des 1 200 salariés de la mine. Une fois un mineur atteint du stade 2 de la silicose, il est généralement licencié avec une « prime » de deux ans de salaire, et la maladie n’est pas déclarée.
Visible sous sa chemise, Idriss a une large cicatrice au thorax. « Une des tiges qui retiennent le grillage du plafond de la galerie a lâché, j’ai reçu une charge de deux mètres sur trois. Le casque s’est cassé sous le choc. Quinze points de suture au thorax, quinze à la tête. J’ai été soigné à l’hôpital de Ouarzazate, et pourtant l’accident n’a jamais été déclaré », raconte-t-il.
« L’entreprise, poursuit Idriss, m’a donné le choix entre ne rien déclarer et prendre quinze jours de repos, ou bien déclarer et ne prendre qu’une demi-journée. J’ai pris le repos ! » rit-il. Il s’estime chanceux, car un de ses amis est mort sur le coup après un effondrement de ce type : « Il était en train de donner des consignes de travail quand le plafond a cédé sur lui. »
Idriss montre sa cicatrice. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Les accidents mortels sont-ils fréquents à Bou-Azzer ? Idriss fait le compte : « De tête, je peux en citer 11 entre 2008 et 2022 », répond-il. Saïd, 45 ans, machiniste de la mine reconverti dans la boulangerie, a constaté que « quand il y a un mort, le sous-traitant paie uniquement les obsèques ».
Il se souvient notamment d’un ancien collègue décapité par la roche quand un puits de ventilation s’est effondré, en 2018. Cette fois, l’entreprise a fait un geste, en embauchant à la mine le frère du défunt en guise de compensation.
Saïd a été emprisonné et licencié suite à une grève lorsqu’il était mineur. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
« Du cobalt responsable ? C’est un grand mensonge, s’étrangle Hamid Majdi, syndicaliste, membre du Parti socialiste unifié et de l’Association marocaine pour les droits humains (AMDH). La Managem n’applique même pas le droit du travail ! » Elle mène aussi une politique de répression syndicale, dont il a été directement victime.
Membre de l’AMDH, Hamid Majdi est aussi conseiller municipal à El Kalaâ des Sraghna et coordinateur de l’association Jonction, qui œuvre pour le droit du travail. Au sein de la Confédération démocratique du travail (CDT), il a plusieurs fois tenté avec des mineurs de créer une section syndicale à Bou-Azzer.
Hamid Majdi a été poursuivi suite à la grève à Bou-Azzer. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
« En 2006, raconte-t-il, la Managem a acheté les membres du bureau pour faire disparaître la section. À partir de 2011, nous avions réussi à en remonter une, à laquelle ont adhéré près de 400 mineurs. »
Entre 2011 et 2012, les ouvriers ont mené des grèves d’ampleur et des sit-in pour réclamer l’application du droit du travail, des mesures de sécurité urgentes et une hygiène de base, comme du savon pour les sanitaires.
La répression a été féroce. « La gendarmerie royale est descendue jusque dans les puits pour faire sortir les mineurs en les tabassant. 80 mineurs syndiqués ont été licenciés. D’autres ont conservé leur emploi à condition de quitter la Confédération », poursuit Hamid.
Torture et prison ferme
Omar Oubouhou, syndicaliste à Ouarzazate et membre de l’AMDH, raconte : « J’ai été arrêté en 2012 après un sit-in devant l’administration de la mine, emprisonné pendant douze jours et torturé à la gendarmerie avec quatre camarades. J’ai été envoyé à l’hôpital de Ouarzazate où le médecin a refusé de me donner un certificat. L’avocat a demandé une contre-visite, mais ce sont des médecins accompagnés du commissaire qui l’ont faite. » Au tribunal, où il a comparu avec ses blessures, Omar Oubouhou a reçu six mois de prison ferme pour « entrave au travail ».
Selon Hamid Majdi qui relate ces événements dans son livre paru en 2021 [3], la Managem a fait pression au plus haut niveau pour se débarrasser du syndicat. « En 2013, raconte-t-il, la direction nationale de la CDT nous a lâchés : du jour au lendemain, nous avons été démis de nos fonctions et nos bureaux d’Agdez et de Ouarzazate ont été fermés. »
Hamid a compris pourquoi le jour d’une entrevue avec le Premier ministre : « Il a fait une gaffe et mentionné un accord conclu entre le gouvernement et le secrétariat général de la CDT ! Le gouvernement et la Managem avaient corrompu notre direction syndicale pour qu’elle se débarrasse du syndicat de Bou-Azzer. »
Omar Oubouhou, syndicaliste, a été torturé et emprisonné après un sit-in. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Pour avoir organisé le mouvement des ouvriers à Bou-Azzer et dans la mine voisine d’Imini, Hamid Majdi a été poursuivi pour quatorze chefs d’accusation au total. Il a même été inculpé pour trafic de stupéfiants. « Un jour, j’ai été encerclé par la police à Marrakech. Ils m’ont accompagné jusqu’à ma voiture dont ils ont sorti des sachets de drogue. On les avait placés là pour me piéger. » L’affaire a fait scandale, jusqu’en France.
Sous la pression populaire, Hamid sera acquitté deux ans plus tard. Fonctionnaire de l’administration, il a néanmoins été muté loin de Ouarzazate, son salaire a diminué et il a été mis au placard. « Depuis cette répression, conclut Hamid Majdi, il n’existe plus à la mine de Bou-Azzer qu’un syndicat aux ordres de la direction. »
Ni l’entreprise qui possède la mine ni les constructeurs automobiles européens qui en bénéficieront n’ont reconnu les problèmes dénoncés. © Benjamin Bergnes / Reporterre |
Contacté par Reporterre, son futur client, Renault, rappelle que « la production de cobalt de Managem Group a été certifiée selon les standards de la Responsible Minerals Initiative (RMI), ainsi que par les évaluations de NQC et ECOVADIS ».
Également contacté par Reporterre, le groupe BMW assure que le groupe « mène des audits réguliers sur les sites de ses fournisseurs pour vérifier leur conformité avec les normes sociales et environnementales de l’entreprise » et qu’un « groupe d’experts s’est rendu sur le site de Bou-Azzer en 2022 ». Sans reconnaître avoir remarqué le moindre problème.
La Managem n’a pas répondu à nos requêtes concernant la mine de Bou-Azzer.
Notes
[*] Le prénom a été modifié à sa demande.
[1] L’article 497 du Code du travail marocain interdit le travail temporaire pour les « travaux comportant des risques particuliers ».
[2] L’article 8 du Règlement général sur l’exploitation des mines prévoit que les ouvriers doivent porter un masque s’il y a de la poussière. L’article 9 prévoit qu’ils ne doivent pas manger dans les locaux affectés au travail. Les règles du Statut du mineur prévoient la titularisation au bout d’un an maximum (article 8), etc.
[3] Ouarzazate parle au Maroc : 1999-2013, éd. El Wardi, Kalaa Essraghna, 2021 (en arabe).
Précisions
Remerciements à El Hassane Akarkab et Omar Oubouhou pour leur précieux travail de traduction.
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