Camille Étienne :
« S’attaquer à Total,
Shell ou Exxon,
c’est gagner du temps
en prenant la lutte à la racine »
- Camille Etienne Militante écologiste
À 25 ans, Camille Étienne fait figure d’icône des jeunes en lutte pour la planète. Dans son premier livre, Pour un soulèvement écologique. Dépasser notre impuissance collective (Seuil, 2023), elle nous invite à « repenser notre peur » de l’urgence climatique pour tendre vers plus de respect de l’environnement et de justice sociale.
La Croix : Vous êtes souvent désignée comme « l’icône des jeunes en lutte pour la planète ». Pourtant, vous affirmez dans votre livre que la « génération climat » n’existe pas. Pourquoi ?
Camille Étienne : Je n’adhère pas à cette étiquette de « porte-parole de la jeunesse ». Cependant, si cette incarnation malgré moi me met mal à l’aise, j’ai conscience qu’elle est utile à la lutte que je mène pour le vivant car elle permet que les idées rencontrent les corps. Les histoires intimes sont des récits qui nous marquent et peuvent agir comme des déclencheurs.
C’est pourquoi j’ai choisi de livrer une part de moi-même dans cet essai et d’y exposer mes vulnérabilités. Ensuite, si je réfute la notion de « génération climat », c’est parce que la lutte contre la destruction du vivant concerne tout le monde et qu’évoquer une fracture générationnelle est surtout très utile pour nous diviser.
Je ne suis pas en guerre contre les « boomers » et je refuse de considérer que la fracture se situe entre mon grand-père et moi. Ce n’est pas une confrontation : au contraire, notre combat s’inscrit dans la continuité des luttes des générations précédentes et des droits qu’elles ont acquis. Le sujet de la préservation du vivant sur cette planète n’est pas générationnel, il est politique.
Dans ce livre, vous invitez à « repenser la peur » pour « sortir de notre impuissance ». Comment éviter la paralysie face à l’urgence écologique ?
C. E. : La peur face à l’urgence écologique crée de l’apathie dès lors que nous la reléguons dans l’intime, comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui. L’éco-anxiété et l’impuissance que ressentent beaucoup de personnes en sont les symptômes. En réponse à cela, je pense qu’il est important de ne pas oublier qu’à l’origine, biologiquement, la peur est un mécanisme qui nous permet de réagir pour sortir d’une situation de danger.
Lorsque nous avons peur, notre corps nous envoie des signaux et libère des hormones nous permettant de passer à l’action. C’est avant tout un élan vital, le sentiment de peur est une réponse saine à un monde malade et il convient de s’en saisir pour se mobiliser collectivement.
Aujourd’hui, alors que l’heure est à l’urgence climatique, il existe une rupture entre ceux à qui nous avons remis notre légitimité pour s’occuper de la chose publique et le silence, le mépris parfois, qu’ils nous renvoient. Le contrat social apparaît rompu et, pour sortir de notre impuissance, nous devons nous concentrer sur la seule grande peur qui mérite notre attention.
Vos critiques se cristallisent beaucoup sur Total et la figure de son PDG, Patrick Pouyanné. Ne craignez-vous pas que votre argumentaire paraisse simpliste ?
C. E. : La complexité de notre transition écologique réside dans la manière dont nous décidons d’habiter le monde autrement. Dès les années 1970, les géants des énergies fossiles – parmi lesquels Total – ont été les premiers à embaucher les meilleurs climatologues et à découvrir l’impact des émissions de CO2 dans le réchauffement climatique.
Seulement,
au lieu de changer leur trajectoire ou d’agir en conséquence pour
préserver la planète, ils ont choisi de créer du doute en finançant des
études pour tenter de démontrer que les origines du changement
climatique étaient autres et que les solutions se trouvaient ailleurs.
C’est leur stratégie de répandre l’idée que la responsabilité est diffuse. Évidemment, c’est en partie vrai, et les mentalités doivent évoluer vers de nouvelles habitudes de consommation, d’alimentation et de transport mais la réalité, c’est que nous n’avons plus beaucoup de temps.
Par conséquent, nous devons être radicaux pour changer les structures de la société et permettre que des comportements plus écoresponsables puissent se généraliser. La véritable question à se poser est de savoir qui, aujourd’hui, organise ce système qui met l’accent sur les énergies fossiles et détruit le vivant. La réponse est simple : nos dirigeants et les multinationales face auxquelles ils plient. S’attaquer à Total, Shell, BP ou Exxon, ce n’est pas simplifier la lutte mais gagner du temps en la prenant à la racine.
Comment s’organise ce rapport de force ?
C. E. : Les actions de désobéissance civile, si elles permettent d’interpeller les décideurs pour politiser et rendre médiatiques des sujets environnementaux éminemment techniques, ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’obtention du moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins, en janvier 2023, en est le parfait exemple.
Durant des mois, nous avons travaillé sans relâche pour exercer un lobbying très précis à Paris, à Bruxelles et à l’ONU, mais cette victoire n’a été possible que parce que nous nous sommes entourés des meilleurs dans leurs domaines. Ce fut le cas sur le volet scientifique avec Diva Joan Amon, une biologiste marine, sur la dimension environnementale avec Claire Nouvian, la fondatrice et présidente d’honneur de l’association Bloom, et également sur l’aspect juridique avec des cabinets d’avocats très qualifiés. Ce travail de l’ombre a rendu notre argumentaire implacable auprès des instances de décisions.
Dans ce livre, vous rendez hommage à d’autres femmes actives dans la défense du vivant autour du monde. Que vous inspirent-elles ?
C. E. : J’évoque notamment Vanessa Nakate, une activiste ougandaise de 26 ans qui lutte contre l’Eacop de Total – un projet pétrolier vertigineux prévoyant l’installation d’un oléoduc de 1 443 km entre l’Ouganda et la Tanzanie. Dans ces pays, la répression est immense et les activistes s’engageant pour l’environnement et les populations locales mettent en danger non seulement leur corps, mais aussi leur famille.
Le meilleur moyen de les protéger est de faire connaître leur combat et de les exposer médiatiquement. Récemment, une autre activiste ougandaise, Hilda Flavia Nakabuye, a parcouru plus de 9 000 km jusqu’à Paris afin d’être parmi les dizaines de personnes réunies devant le bâtiment du Crédit agricole pour dénoncer le financement des activités de Total dans son pays. Une telle action lui donne une plus grande visibilité en Occident, là où se décide ce projet d’écocide. Ce qu’elles font est immense, et leur détermination nous oblige.
Dans un autre registre que celui des énergies fossiles, j’ai eu la chance de rencontrer Vandana Shiva. En Inde et dans le monde, elle est, à 70 ans, une figure mondiale de la lutte contre les multinationales, a remporté des batailles contre Monsanto et a donné naissance à une banque de graines. Cette dernière permet aux agriculteurs indiens de garder une diversité de semences face aux industriels de l’agroalimentaire qui voulaient détruire l’autonomie paysanne. Ces parcours m’inspirent au plus haut point et démontrent que des victoires sont possibles.
Quelle place la justice écologique doit-elle occuper dans le soulèvement que vous souhaitez impulser ?
C. E. : Il est inconcevable de penser la transition écologique sans tendre vers plus de justice sociale. À l’échelle de la France, 63 milliardaires émettent autant de gaz à effet de serre que 50 % de la population… Peut-être serait-il intéressant de commencer – ne serait-ce qu’un tout petit peu – à mettre ces ultra-riches face à leurs responsabilités et à les faire participer à l’effort collectif auquel la société doit consentir face à l’urgence climatique ?
Par exemple, aujourd’hui, le carburant utilisé pour faire voler les jets privés et l’aviation en général est entièrement détaxé. Ainsi, un litre de kérosène est moins cher qu’un litre d’essence dans le réservoir d’une voiture alors que le transport aérien pollue énormément plus. Une taxe sur le kérosène serait un début, mais aujourd’hui nos dirigeants prennent des pincettes avec les ultra-riches en leur demandant si éventuellement ils pourraient « utiliser un peu moins » leurs jets privés… Ils démissionnent de leur pouvoir, et ces deux poids, deux mesures ne sont plus acceptables.
Vouloir avoir des enfants et désirer pour eux une planète préservée peut-il être le moteur de notre transition ?
C. E. : À l’instar du combat générationnel dans lequel on tente de nous enfermer, le discours nataliste est une pente sur laquelle je ne souhaite pas m’engager. Si je peux comprendre la logique du mouvement « Ginks » pour « Green Inclination, No Kids » (« Engagement vert, pas d’enfant »), je n’y adhère pas. Tout d’abord car j’ai le désir profond d’avoir un enfant, mais aussi parce que je trouve cette vision de l’écologie profondément triste. Je ne souhaite pas me battre pour un monde malheureux. Au contraire.
J’adore la réponse que George Sand apporte à cette vision de l’humanité. « À tous ceux qui disent”après moi le chaos”, c’est le plus funeste des blasphèmes que l’homme puisse proférer. C’est la formule de la démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres » (1).
Ses mots, bien qu’ils datent du XIXe siècle, résonnent avec beaucoup de force aujourd’hui car, dès lors que nous nous projetons dans un monde dans lequel habitera une partie intime de notre être, notre enfant, les conditions d’existence futures sur la planète deviennent tout à coup beaucoup plus importantes. Mon souhait le plus cher est de laisser au monde une génération qui saura rompre avec la sinistre logique d’autodestruction qui est la nôtre.
(1) George Sand, Impressions et souvenirs (1873), Paris, Éditions des Femmes, 2005.
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