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dimanche 8 janvier 2023

Maman, c'est quoi, un pauvre ?


 

Compter, compter, compter

22 février, 2022

 
Classé dans : Billets d'humeur — Barbara @ 12:50

 

 

- Maman, c’est quoi, un pauvre ?

- C’est quelqu’un qui compte tout le temps.

Compter, compter, compter.

C’est vrai, ça, c’est quoi, un pauvre ? Si on écoute le gouvernement, les médias, tout ce qui tente de nous remplir les oreilles et la tête, un pauvre, c’est des chiffres, des statistiques. Un pauvre, c’est des millions. Un pauvre, c’est un pourcentage de la population. Un pauvre, c’est un problème. D’ailleurs, un pauvre n’est jamais seul. On parle des pauvres. Et encore, la plupart du temps, on ne parle pas de pauvres, mais de la pauvreté – même leur humanité, ils la perdent pour être englobés dans un ensemble plus vaste. Et encore, pauvreté, c’est un gros mot, mieux vaut dire précarité. C’est mieux, précarité, ça fait savant, ça cache la misère.

Compter, compter, compter.

Un pauvre, c’est avant tout quelqu’un qui compte. Qui compte l’argent qu’il n’a pas, l’argent qui lui manque. Mais pas que. Le pauvre compte, pèse, calcule. De quoi on doit se passer pour combler ce besoin urgent sur lequel on ne peut pas faire l’impasse. Sur cette vieille voiture tombée en panne juste au moment où on doit faire des dépenses pour l’école – l’école gratuite, vous vous souvenez ? Elle n’est gratuite que pour ceux qui ne sont pas obligés de compter au centime près. Compter de combien on peut raisonnablement décaler le contrôle technique et ses inévitables réparations. Compter de façon à ce que la fin du délai de réparation se situe juste après le 5 du mois, ce moment où on reçoit l’aumône publique.

Compter, compter, compter.

Compter le nombre de sorties – oh, pas les sorties de loisirs, hein, les sorties obligatoires, les déplacements qu’on ne peut pas ne pas faire et qu’on essaie de regrouper pour économiser des bouts de chandelles et des bouts d’essence ou de diesel. Compter combien de démarches on peut faire en un seul déplacement.

Compter, compter, compter.

Moi, j’ai compté récemment en voiture combien de secondes s’écoulaient entre le moment où je voyais un panneau de signalisation et le moment où je le lisais. Elles furent nombreuses, ces secondes, parce que je n’arrivais à lire ces panneaux qu’une fois le nez dessus ou presque. Elles furent encore plus longues lorsque l’expérience fut menée de nuit. Alors j’ai compté tout ce à quoi j’allais devoir renoncer parce qu’il est évident que je ne peux plus conduire de nuit – j’avais compté combien me coûterait un changement de lunettes, mais l’opération fut vite faite : trop cher.

Compter, compter, compter.

J’ai compté combien me coûterait de renouveler ma garde-robe – pas entièrement, certes non, mais au moins de quoi mettre le nez dehors et aller à ces entretiens d’embauche que j’ai le plus grand mal à décrocher. Dame, quand on a des soucis de santé et qu’on a pris du poids, on n’a plus grand chose à se mettre…

Compter, compter, compter.

Compter combien de dents il me reste, combien coûterait de les faire remplacer. Ah ? Tout ça ? Bon, je resterai avec mes trous… Compter combien de personnes vont les voir, ces trous, combien vont se moquer plus ou moins ouvertement. Compter combien de temps encore je vais réussir à aller montrer ma bobine sans être définitivement submergée par la honte – pas très longtemps, pour être honnête.

On compte quand on fait ses courses, ces pauvres courses que sont les courses des pauvres. On calcule combien de temps on va pouvoir tenir dans ces conditions. On compte depuis combien de temps on n’a pas entendu parler de nous autrement que dans des statistiques. On compterait nos morts aussi, si les chiffres n’étaient pas invisibilisés. On compte combien de temps il reste avant l’expulsion du logement. On compte combien de temps ça prend de remplir une casserole pour faire des pâtes, parce que l’eau du robinet a été réduite à un filet – pas coupée, hein, c’est interdit, même la cellule de fact checking de BFM l’a dit. On surveille le compteur de la station service, parce qu’on n’a plus de carte de crédit depuis des lustres, juste une carte de retrait, et comme on est obligé de payer en liquide, faut pas dépasser la somme dont on dispose. On compte combien de temps on pourra rouler avec ça.

Compter, compter, compter.

On compte combien ça coûterait à la personne qu’on aime si on se mettait à vivre ensemble, parce qu’alors on serait à sa charge. Et comme ça lui coûterait beaucoup trop, on compte autre chose : quels soirs on va pouvoir se voir. Faire un planning d’amour. Parce que quand on est pauvre, cette chose qu’on pense pouvoir avoir quelle que soit sa situation sociale, cet amour, cette tendresse, même ça, on est obligé de le consommer par petits morceaux volés. Sauf à trouver quelqu’un d’aisé, mais ne nous leurrons pas : la reproduction sociale réduit ce genre de cas.

Compter, compter, compter.

Compter le nombre de fois où on a été humilié, écrasé, par des démarches qui nous rongent et nous rabaissent. Parce que c’est important de nous culpabiliser, de ne pas nous permettre d’oublier un peu que nous sommes coupables d’être pauvres. Que c’est notre faute, et que comme nous sommes irresponsables, il faut bien nous surveiller, exiger de nous qu’on déclare que non, on n’a toujours pas gagné d’argent ces trois derniers mois. Être à la merci du moindre bug informatique de la CAF, qui va nous priver de ressources même si on a fait toutes leurs foutues démarches. Et paf, on te coupe ton RSA, et tout s’enchaîne très vite, avec le compte en banque qui vire aussitôt dans le rouge, et là, on compte les SMS, les mails, les courriers, les appels pour nous dire que tel prélèvement n’a pas été honoré. Et on compte combien de temps on va encore pouvoir supporter ça. Et on calcule quelle est la possibilité de tout arranger depuis cette fenêtre au troisième étage. Si la hauteur peut suffire à nous sortir de là, ou si elle va juste engendrer des frais supplémentaires en hospitalisation et prise en charge de handicap. La fenêtre répond rarement. Dans un parcours marqué de déveine, on calcule qu’à tous les coups, on n’arrivera même pas à se finir. Alors on tente de continuer. On compte le nombre de fois où on s’est senti un moral aussi bas, et on calcule si la fréquence n’a pas augmenté.

Ce qu’on ne calcule pas, c’est combien de force et d’énergie ça nous prend, de compter tout ça. Quel pourcentage d’usure ça nous inflige. Combien d’années de vie ça nous vole, de se ronger à ce point, tout le temps, tous les jours. Combien de saloperies l’agro-industrie nous fait avaler, parce qu’on n’a pas d’autre choix que d’acheter des produits bas de gamme, dont la mauvaise qualité est compensée – en apparence – par des additifs, des produits chimiques, du gras, du sel, du sucre. Combien de maladies ça va nous causer. On ne calcule pas cela. On le sait, mais on évite de le calculer – même si on y pense souvent, mais comme on n’y peut rien…

Un pauvre, c’est quelqu’un qui compte. Tout le temps. C’est quelqu’un qui gère. Tout. Sauf les chances qui lui restent : ça, pas besoin de calculer.

 

Source : http://armoriademortain.unblog.fr/2022/02/22/compter-compter-compter/


Lu par l'autrice : https://www.facebook.com/watch/?v=505926057800392

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