En Chine,
l’invisible calvaire
du peuple ouïghour
Publié le 25/11/20
Cimetière ouïghour à Turpan, dans la province du Xinjiang, en Chine. Patrick Wack/Inland
Dans la province du Xinjiang, les ressortissants de cette minorité musulmane subissent quotidiennement une répression d’une extrême violence. Alors que la région prend des allures de gigantesque camp de rééducation à ciel ouvert sous surveillance policière permanente, les journalistes internationaux peinent à rendre compte de cette situation.
Bienvenue au Xinjiang ! Il n’existe pas de visa spécial pour se rendre dans cette région théoriquement autonome du nord-ouest de la Chine. Mais la surveillance est telle qu’il est extrêmement difficile d’y travailler en tant que journaliste. Lors de son dernier voyage en 2019, le photographe de l’AFP Greg Baker et son équipe ont été suivis et surveillés littéralement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de leur arrivée à l’aéroport jusqu’à leur départ. « Un jour, j’en ai eu tellement marre, raconte le photographe Patrick Wack, qui a vécu la même chose, que je suis allé dire aux policiers présents en permanence dans le lobby de mon hôtel : “Quitte à me coller toute la journée, vous n’avez qu’à me servir de taxi !” Ils étaient ravis, et moi j’en apprenais un peu plus sur eux… » Il lui a aussi été demandé de supprimer des images de la carte mémoire de son appareil photo. « Un homme en train de dépecer un mouton, un chantier en construction ou une maison en ruine : la sélection des clichés problématiques était dépourvue de logique. »
L’annihilation d’une culture
Pour plus de discrétion, Patrick Wack avait troqué son moyen format pour un boîtier numérique. « J’ai principalement réalisé des photos d’illustration pour montrer à quoi ressemble la vie sous la répression, et la forme qu’elle prend. Cela passe par l’annihilation d’une culture, mais aussi la destruction du patrimoine architectural et des mosquées. Désormais, certains quartiers et villages sont totalement déserts. Et en 2019, à la différence de 2017, j’ai été frappé par un trou dans la pyramide des âges. Dans la rue, presque aucun homme n’a entre 18 et 50 ans ; la plupart sont dans des camps. » Pour le gouvernement, il est essentiel d’assurer, par tous les moyens, la stabilité et la sécurité de cette région stratégique. Située aux confins de la nouvelle Route de la Soie – projet économique phare du président Xi Jinping –, elle possède aussi un sous-sol riche en hydrocarbures et en métaux précieux, comme l’uranium. L’État organise donc le remplacement de la population actuelle composée à 45 % de Ouïghours (11 millions de personnes) par des Hans, l’ethnie majoritaire du pays. En parallèle, il encourage fortement le tourisme afin, notamment, de contrer l’image négative de sa politique dans la région par la vision idyllique d’un lieu de villégiature. « Les Hans se bousculent pour manger des brochettes et voir une version “Disneyland” du Xinjiang, avec des chameaux dans le désert et des gens qui dansent en habits traditionnels », décrit Patrick Wack. Des scènes qui reviennent régulièrement dans ses photographies.
L’État chinois encourage fortement le tourisme dans la province du Xinjiang, afin de contrer l’image négative de sa politique dans la région. Ici, des jeunes femmes ouïghoures posent avec des touristes chinois pour de l’argent, près de Turpan.
Patrick Wack/Inland
Enfer orwellien
« La vie dans la rue peut sembler tout à fait normale, mais on sent bien, à mille détails, la peur sous-jacente », note Greg Baker. Il est d’ailleurs impossible d’entrer en contact avec un habitant sans le mettre en danger. « Un jour, j’ai demandé du feu à un type, je me suis retourné 100 mètres plus loin, des flics lui posaient déjà des questions », se souvient Patrick Wack. En plus du dispositif policier, tous les moyens technologiques de la Chine sont mis au service de cette répression. « L’ADN prélevé sur chaque individu est couplé à des bases de données de reconnaissance faciale, détaille Sylvie Lasserre, autrice de l’ouvrage Voyage au pays des Ouïghours : de la persécution invisible à l’enfer orwellien. Dans les villes, tous les 300 mètres, des militaires en haut de miradors surveillent les gens. Les contrôles de téléphones portables et d’identité sont incessants. Et les appels venant de l’étranger sont bloqués ou tracés grâce à la reconnaissance vocale. » Les familles encore présentes sur place supplient leurs proches à l’étranger de ne plus chercher à les joindre. De nombreux exilés qui reviennent sont immédiatement transférés dans des camps de rééducation. Pékin va jusqu’à envoyer des fonctionnaires du gouvernement séjourner chez les habitants pour surveiller leur quotidien.
Travaux forcés et bourrage de crâne
Les Ouïghours sont réprimés depuis les années 1990, mais c’est à la suite d’émeutes en 2009 et d’une série d’attentats attribués à des militants indépendantistes en 2014 que Pékin a accentué sa répression. « Courant 2016 commencent les internements de masse dans les "camps de rééducation” sous prétexte de “lutter contre le terrorisme et l’extrémisme religieux”. Entre 1,5 et 3 millions de personnes ont été détenues depuis 2017. Aujourd’hui, il n’y a pas une famille qui ne soit pas touchée », insiste Sylvie Lasserre. Selon les estimations, la région compterait entre cinq cents et… mille deux cents camps ! Après en avoir longtemps nié l’existence, le gouvernement les qualifie désormais de « centres de formation professionnelle », à grand renfort de mises en scène. « Il y a eu des visites organisées dans certains d’entre eux, raconte Greg Baker, mais elles montraient inévitablement des gens qui dansaient joyeusement et semblaient heureux d’apprendre de nouvelles compétences. Or, nous savons, d’après les témoignages de personnes qui ont fui le pays, que la réalité est tout autre. » Les prisonniers, entassés dans de petites cellules, sont soumis à un travail forcé. Ils sont en outre obligés de réciter des chants à la gloire du gouvernement et d’apprendre le mandarin au détriment de la langue ouïghoure.
La province du Xinjiang compterait entre 500 et 1200 camps de rééducations. Depuis 2017, entre 1,5 million et 3 millions de personnes y auraient été détenues.
Greg Baker / AFP
Disparitions
La majeure partie des informations disponibles ont été obtenues en dehors du Xinjiang. L’année dernière, le New York Times a publié quatre cents pages de documents confidentiels du Parti communiste exfiltrées par l’un de ses membres qui éclairent la mécanique de répression instaurée par Pékin. L’Institut australien de stratégie politique, a, lui, communiqué l’emplacement précis de divers camps grâce à un travail effectué à partir de témoignages, de données GPS et d’images satellites. Si la diaspora est restée muette pendant de longues années, pour éviter que le gouvernement ne s’en prenne à leur famille, certains ont désormais décidé de parler. En février 2019, une campagne a été lancée sur les réseaux sociaux pour réclamer des preuves de vie de leurs proches disparus. « Où est ma mère ? », « Où est ma sœur ? », pouvait-on lire sur leurs pancartes accompagnées du hashtag #MeTooUyghur. « Ces opérations s’avèrent efficaces individuellement et beaucoup ont pu ensuite obtenir des nouvelles, mais globalement la situation ne s’améliore pas », constate Sylvie Lasserre. Avec la pandémie de coronavirus et la fermeture des frontières, Pékin a désormais un boulevard devant lui.
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