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lundi 23 novembre 2020

C'est la faute à Rousseau (lettre à mes amish à propos des "Lumières" de Macron)

Bonjour,

Voici une nouvelle livraison : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1368
Et là : https://chimpanzesdufutur.wordpress.com/2020/10/07/cest-la-faute-a-rousseau-lettre-a-mes-amish-a-propos-des-lumieres-de-macron/

Jacques Luzi, auteur de Au rendez-vous des mortels. Le déni de la mort dans la culture occidentale, de Descartes au transhumanisme (Éditions de la Lenteur, 2019) nous a envoyé ce courrier en réponse à notre "Avis aux opposants à la 5G sur les luttes de pouvoir au sein du parti technologiste".

A vrai dire, le faux procès en obscurantisme que nous font les idéologues du parti technologiste, relève de la routine. Ainsi une salariée du CNRS a récemment trouvé subtil de nous fourrer dans le même sac que Heidegger, Sartre, Derrida, Foucault, Agamben, Badiou et toute leur séquelle néo-sexiste, néo-raciste, néo-ségrégationniste, du « Comité invisible » aux « Indigènes de la République », en passant par toutes les sections de « l’intersectionnalisme ». Cette crasse incompétence et ce confusionnisme insane ont valu à Stéphanie Roza d’être publiée chez Fayard par Najat Vallaud-Belkacem, et de voir La gauche contre les lumières ? célébré par la bonne presse, du Monde à France Culture.

Mais revenons à Macron, champion autoproclamé des « progressistes » - c’est-à-dire des technologistes – de gauche à droite de l’aire politique. Jacques Luzi pulvérise en quelques feuillets son recours fallacieux (et celui des technocrates en général) à l’esprit des Lumières pour justifier leur perpétuelle fuite en avant technologique, toujours présentée comme un « progrès » issu de celui-ci.

A relire Rousseau, Diderot et Kant, il saute aux yeux du lecteur que les obscurantistes et les éclairés ne sont pas ceux que l’on croit.

Merci de faire circuler,
Pièces et main d’œuvre


Lire aussi :
- Avis aux opposants à la 5G sur les luttes de pouvoir au sein du parti technologiste : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1357

- Alain Badiou nous attaque, et nous faisons (humblement) notre autocritique  : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1111

- Manifeste des chimpanzés du futur contre le transhumanisme, Pièces et main d’œuvre (Service compris, 2017) : https://chimpanzesdufutur.wordpress.com/category/manifeste-des-chimpanzes-du-futur-contre-le-transhumanisme/


 Lettre à mes « amish » 

de PMO 

à propos des « Lumières » 

de Macron

 

Le propre de cette idéologie technocratique est de se présenter comme étant sans alternative : on na pas le choix ! 

Jürgen Habermas, 1968



Jai bien reçu votre « 5G : avis aux opposants sur les luttes de pouvoir au sein du parti technologiste » (20.09.2020), dans lequel vous navez pas manqué de mettre en exergue cette déclaration du Président de la République : « La France est le pays des Lumières, le pays de linnovation. Jentends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer quil faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile. Je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine »(14.09.2020).

Je nai quune connaissance superficielle de qui sont les amish, aussi ne parlerai-je que des « amish », à la fois au sens méprisant donné par Macron et au sens d’« amis ». Jai, par contre, une conscience un peu plus fouillée de lenseignement des Lumières, qui est sans rapport avec linjonction à linnovation technologique systématique. Ayant à délivrer un cours dHistoire de la pensée à une jeunesse étudiante parfois soucieuse d’échapper au carcan abêtissant de la « professionnalisation », jenvisage cette année de le présenter à partir de quelques commentaires à propos de cette affligeante déclaration présidentielle, dont le seul mérite est de démontrer, si tant est quil faille encore le faire, linculture,la médiocrité et la mauvaise foi de nos gouvernants (comme de leurs fidèles chalands). Et de confirmer ce jugement de Rousseau : « Il est douteux que depuis lexistence du monde, la sagesse humaine ait jamais fait dix hommes capables de gouverner leurs semblables. » Je me permets, en retour de votre texte, de partager quelques idées directrices de cette introduction.

La référence immédiate à laquelle chacun pourrait (devrait) songer suite à l’évocation des Lumières est le texte dEmmanuel Kant, « Quest-ce que les Lumières ? » (1784). Par cette question, le philosophe cherchait, non pas à établir une synthèse exhaustive de la pensée plurielle, ambivalente et contrastée des Lumières, mais à capturer leur signification commune, entièrement contenue, selon lui, dans la devise : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », afin de te libérer du pouvoir de ceux qui prétendent s’ériger en tuteur de ton existence.  

Un passage mérite d’être lu attentivement : « Si jai un livre qui me tient lieu dentendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, [un GPS qui décide pour moi de ma direction], etc., je nai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je nai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; dautres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. » A lautonomie de la pensée (être « majeur »), Kant oppose ainsi lhétéronomie de la pensée (être « mineur »), quil associe à lautorité dun « expert » (en spiritualité, en santé, en organisation du travail 1, etc.) moyennant ses « services » afin de guider les activités de ceux qui, consentant à en devenir dépendants (pour lui, par manque de courage), samputent des qualités correspondantes. À suivre ce raisonnement, la conclusion est manifeste : lextension des domaines conjoints de lexpertise et de la marchandise, portée par linnovation technologique systématique chère à Macron, est diamétralement opposée à lesprit des Lumières tel que Kant le concevait. 

Les héritiers légitimes des Lumières ne sont donc pas les technocrates/ marchands qui simmiscent entre les individus et leurs pensées, leurs activités et leurs besoins, puisque cette médiation instituée (obligatoire) conduit à conforter leur statut de « mineurs ». Au moins deux « amish » de ma connaissance ont prolongé et actualisé les arguments de Kant. 

Le premier est lessayiste américain John Saul qui, pour décrire le détournement de la raison des Lumières par la rationalité technocratique, désignait les technocrates comme les « bâtards de Voltaire ». Ainsi en est-il de notre Président. Saul précisait : « De nos jours, la Raison d’État se change en un principe général que lon pourrait résumer ainsi : le technocrate sait parfaitement ce quil convient de faire. Sans que quiconque se hasarde à le dire ouvertement, le citoyen est privé, doffice, de toute participation. Il (ou elle) est là pour être « gérée » 2 .» Dans le vocabulaire kantien : pour être « mineur ».

Lautre « amish » est Ivan Illich, qui a montré comment le « marché » et l’« expert » élargissent leur contrôle social en transformant toujours plus chacun en un « dépendant » et un « infirme » : un « mineur ». Les marchandises (tangibles ou intangibles) correspondent « directement à des besoins fabriqués par leurs producteurs » et les experts (ou les professionnels, les spécialistes) sarrogent « lautorité de décider qui a besoin de quoi, et le monopole des moyens par lesquels ces besoins [seront] satisfaits ». Il ajoute que « la reconstruction sociale commence par la naissance du doute chez les citoyens », cest-à-dire par l’émergence de lusage autonome de son entendement, prélude à lusage autonome de son existence 3 .

La « croissance économique », l’« innovation technologique », etc., ne sont ni des nécessités « naturelles », ni des finalités universellement désirables, ni des préceptes sacrés issus des Lumières. Elles ne sont que les incantations magico-idéologiques grâce auxquelles le parti technologiste (de droite ou de gauche) maintient et renforce son pouvoir en maintenant et en renforçant la « minorité » de tous. Cest la raison pour laquelle il nest nul besoin den référer à la catastrophe écologique pour désirer sémanciper de lorientation sociale que ces incantations imposent aux croyants. Lune des Lumières les plus remarquables, Diderot, est là, dès laube de la première révolution industrielle, pour nous le rappeler :

Si Rousseau, au lieu de nous prêcher le retour dans la forêt, s’était occupé à imaginer une espèce de société moitié policée et moitié sauvage, on aurait eu, je crois, bien de la peine à lui répondre. Lhomme sest rassemblé pour lutter avec le plus davantage contre son ennemie constante, la nature ; mais il ne sest pas contenté de la vaincre, il en a voulu triompher. Il a trouvé la cabane plus commode que lantre ; et il sest logé dans une cabane. Fort bien. Mais quelle énorme distance de la cabane au palais ! Est-il mieux dans le palais que dans la cabane ? Jen doute. Combien il sest donné de peines pour najouter à son sort que des superfluités et compliquer à linfini louvrage de son bonheur !
Helvétius a dit, avec raison, que le bonheur dun opulent était une machine où il y avait toujours à refaire. Cela me semble bien plus vrai de nos sociétés. Je ne pense pas, comme Rousseau, quil fallût les détruire, quand on le pourrait ; mais je suis convaincu que lindustrie de lhomme est allée beaucoup trop loin, et que si elle se fût arrêtée beaucoup plus tôt et quil fût possible de simplifier son ouvrage, nous nen serions pas plus mal. (...) je crois quil y a un terme dans la civilisation, un terme plus conforme à la félicité de lhomme en général, et bien moins éloigné de la condition sauvage quon ne limagine ; mais comment y revenir, quand on sen est écarté, comment y rester, quand on y serait ? Je lignore. Hélas ! l’état social sest peut-être acheminé à cette perfection funeste dont nous jouissons, presque aussi nécessairement que les cheveux blancs nous couronnent dans la vieillesse. Les législateurs anciens nont connu que l’état sauvage. Un législateur moderne plus éclairé queux, qui fonderait une colonie dans quelque recoin ignoré de la terre, trouverait peut-être entre l’état sauvage et notre merveilleux état policé un milieu qui retarderait les progrès de lenfant de Prométhée, qui le garantirait du vautour, et qui fixerait lhomme civilisé entre lenfance du sauvage et notre décrépitude 4 . 

 

La domination de lindustrialisme ne saccroit quen désagrégeant toujours plus notre part de « sauvagerie » : dautonomie matérielle, de réciprocité, de solidarité, de convivialité, de simplicité, etc. En multipliant le besoin de « superfluités » artificielles, il voue les humains à lanomie et la Terre à la destruction. Si être « amish » consiste à sopposer aux avancées de cette « décrépitude » et à rechercher l’équilibre entre les états « sauvage » et« policé », alors Diderot démontre que lon peut être « amish » en se réclamant des Lumières, non comme une source dautorité aussi vague quindiscutable, mais comme une source dinspiration et de questionnements, textes à lappui.

U
n exemple. Gilbert Rist, après dautres, distingue deux formes de l’échange. Le premier, « sauvage », est la réciprocité (le don/contre-don), dont la finalité est de nouer et dentretenir des liens entre les humains (et entre les humains et les non-humains). Le second, propre à la société industrielle, est l’échange marchand entre individus anonymes. Dans le premier, « la valeur de lobjet est dabord symbolique, même si elle peut être tantôt considérable, tantôt se réduire à « rien ». (...) L’échange marchand au contraire se concentre sur la valeur du bien, qui ne dépend nullement de la relation quentretiennent les échangistes. (...) Il sagit donc du « degré zéro » de la relation : lintroduction de la monnaie pour rémunérer les biens ou les prestations de service brise le rapport social 5 . » Il sagit certes là de types-idéaux. La réciprocité a résisté à la marchandisation du monde, sans quoi la société marchande imploserait. Mais elle ne survit que soumise à lorientation et à lesprit dune société gouvernée par la marchandise et les experts. A linverse, il est tout à fait possible de concevoir une société plus proche de « l’état sauvage », tolérant des échanges marchands uniquement dans la limite fixée par la prédominance sociale de lautonomie matérielle et de la réciprocité.

De la même manière, Ivan Illich envisageait de conserver certaines (rares) activités industrielles, dès lors quelles serviraient la société conviviale et sa « quête de lautonomie », « non par un retour « au bon vieux temps » », mais dans une « nouvelle synthèse » : certains biens « continueraient à être produits par des méthodes industrielles. Mais ils seraient considérés et appréciés différemment. Aujourdhui, les biens marchands sont considérés principalement comme des articles répondant directement à des besoins fabriqués par les producteurs. Dans cette seconde option, ils sont des matières premières ou des outils permettant aux gens de produire des valeurs dusage assurant la subsistance de leurs communautés respectives  6 . »

Nen déplaise à Macron, être « amish » ne signifie pas simplement un retour à « la lampe à huile », mais linstauration collectivement partagée dun art de vivre permettant aux gens ordinaires de régler de façon autonome le sens de leur existence et lorganisation de leurs activités matérielles, en associant la norme du suffisant et un commerce avec la nature se tenant à égale distance de limpuissance technique et de la démesure technologique 7 .

Cette révolution dans le rapport aux éléments naturels nadviendra que par une révolution des rapports sociaux institués au sein des sociétés industrielles, vers un égalitarisme conséquent. On trouve, chez Rousseau, une telle ambition, quaccompagne la description, saisissante danticipation, de l’état dans lequel se trouve la société industrielle contemporaine :

Cest donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir lextrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens den accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, & entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts dagrément & de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles & pénibles ; lagriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l’état ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, & que les vertus mêmes se vendent à prix dargent : telles sont les causes les plus sensibles de lopulence & de la misère, de lintérêt particulier substitué à lintérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, & de laffaiblissement de tous les ressorts du gouvernement 8 .

Il est assez clair, pour ceux dont lentendement nest pas hypnotisé par les écrans et atrophié par la propagande technolâtre, que le déferlement technologique actuel ne fait quaggraver
tragiquement le constat déjà dressé par Rousseau. Il faut donc prendre notre Président aux mots, en les ramenant à leur sens véritable. Les Lumières ne sont pas linnovation systématique, au service de laccumulation aveugle des moyens, etc. Les Lumières sont lautonomie du peuple se rendant « majeur », dans la fraternité et l’égalité.

LUnivers ayant « hérité de tous les attributs ontologiques de la Divinité » (Alexandre Koyré), le pouvoir de la Technoscience sest substitué au pouvoir de l’Église et les technoprêtres (les « experts ») se sont instaurés comme les garants indispensables du salut de lhumanité. Ai-je besoin de rappeler ce truisme : « relever le défi de l’écologie contemporaine » est incompatible avec le renforcement de la domination de ceux qui lont provoqué ? Et ne pourra se fonder que sur les enquêtes critiques et lautoéducation des citoyens dont vous faites l’éloge dans votre texte, sans en masquer les difficultés. Il me semble que cest là, au quotidien, une pratique quauraient encouragée un Kant, un Diderot ou un Rousseau.

Avec toute mon « amishtié » 

Jacques Luzi, le 07.10.2020

 ___________________

Notes

1 Voir J. Chapoutot, Libres dobéir. Le management, du nazisme à aujourdhui, Gallimard, Paris, 2020. 

2 J.Saul, Les bâtards de Voltaire, Payot, Paris, 2000.

3 I.Illich, Le Chômage créateur (« Suprématie mutilante du marché », « Services professionnels mutilants »), Œuvres complètes, Volume 2, Fayard, Paris, 2005.

4 Diderot, Réfutation suivie de louvrage dHelvétius intitulé LHomme, Œuvres, Robert Laffont, Paris, 1994, tome I. 

5 G.Rist, L’économie ordinaire entre songes et mensonges, Presses de Sciences Po, Paris, 2010.

6 Il est significatif quIllich exemplifie son propos par la bicyclette, et non par la voiture (type-idéal de la contre-productivité industrielle) ou lavion (type-idéal de la superfluité industrielle destructrice de la nature).  

7 Pris dans la logique industrielle, même lusage de la lampe à huile est destructeur. M. Auzaneau remarquait ainsi quau milieu du 19e siècle, « Lapparition de lindustrie du pétrole a sans doute sauvé les baleines, les cachalots, les phoques, les éléphants de mer et les autres mammifères marin pourchassés pour leur graisse », Or Noir. La grande histoire du pétrole, La Découverte, Paris, 2015. 

8 Rousseau, article « Économie ou Œconomie (Morale & Politique) », dans LEncyclopédie, 1751.


Source : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/lettre_a_mes_amish.pdf

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