David Dufresne :
“Face aux violences policières,
la cécité est plus violente
que les images”
Publié le 21/09/20
Dans son film “Un pays qui se tient sage”, en salles le 30 septembre, David Dufresne interroge le maintien de l’ordre en laissant parler les victimes de la répression policière qui ont émaillé le mouvement des Gilets jaunes. Entretien avec un ex-journaliste touche-à-tout à l’esprit punk, qui oppose au formatage des chaînes info la pluralité des voix et des images.
Toujours en mouvement. Quand nous le rencontrons dans les bureaux parisiens de son producteur, David Dufresne est en plein tour de France pour présenter son film, Un pays qui se tient sage. Où il questionne le maintien de l’ordre à travers les images de violences policières qui ont émaillé le mouvement des Gilets jaunes. Des images parfois très dures, dont le passage sur grand écran saisit le spectateur. « Dans les salles, les gens, de tous profils et âges, sont très concentrés derrière leur masque et restent pour débattre et pour témoigner, raconte-t-il. Cela montre bien que la question de la place de la police dans la démocratie traverse toute la société, au-delà de l’institution elle-même, des syndicats et des militants. »
Après être passé par L’Autre Journal, Best, Actuel, Libération, i>Télé (aujourd’hui CNews), Mediapart, il a quitté le journalisme pour cultiver sa liberté. Rencontre avec un inclassable touche-à-tout, capable de se passionner pour l’affaire Tarnac (nom du village corrézien où furent arrêtés Julien Coupat et ses proches, soupçonnés de sabotages de lignes TGV en novembre 2008), Pigalle, Brel ou les prisons américaines, et qui n’a rien perdu de l’« esprit punk » de ses débuts.
Pour voir la bande-annonce cliquer sur ce lien :
https://www.youtube.com/watch?v=FDCnWwan7IM&feature=emb_logo
Pendant les manifestations des Gilets jaunes, vous avez recensé sur Twitter les violences policières à la façon d’un lanceur d’alerte, puis publié un roman, Dernière Sommation (éd. Grasset). Pourquoi un film aujourd’hui ?
Le fil Twitter Allô place Beauvau
a apporté un contrechamp à ce que diffusaient en continu les
télévisions et a servi à interpeller les journalistes qui, d’après moi,
ne faisaient pas le boulot. Le roman présente ma vision personnelle,
intime de ces événements. Le film est une synthèse destinée à nourrir le
débat et à engendrer une analyse collective. C’est pourquoi les
intervenants sont issus d’univers très divers et je n’y apparais
absolument pas.
Issues des réseaux sociaux, la plupart des images ont jusqu’ici été visionnées essentiellement sur les mobiles. Qu’apporte leur passage sur grand écran ?
Sur nos téléphones, on fait défiler les images
puis… on les oublie. Je voulais qu’on s’y arrête, qu’on s’y attache,
qu’elles soient gardées telles qu’elles ont été tournées ou saisies par
leurs auteurs, vidéastes amateurs ou semi-pro. Si le son, souvent de
mauvaise qualité pour cause de compression numérique, a beaucoup été
travaillé, les images, elles, présentaient un réel intérêt
cinématographique. La séquence de l’éborgnement de Jérôme Rodrigues, un
des leaders Gilets jaunes, est incroyable : son téléphone tombe sur son
ventre pile comme il faut pour filmer, dans un cadre parfait, la colonne
et le Génie de la Bastille ! De même, le plan séquence du tabassage
dans le Burger King est en fait un étonnant travelling, que n’ont jamais
montré les télévisions.
Certaines images sont parfois à la limite du soutenable. Ne craignez-vous pas de rebuter les spectateurs ?
On
aurait pu réaliser un film bien plus gore par des effets
d’accumulation, de ralenti, de musique… On est le plus en retenue
possible. Je comprends tout à fait que des gens baissent les yeux dans
la salle. Mais ce qui est dur, ce ne sont pas les images, c’est la
réalité. Et il faut la voir en face. Les violences policières ont été
ignorées pendant près de quarante ans. L’indifférence et la cécité sont
plus violentes que les images.
Dans le film, les intervenants réagissent deux par deux – policiers, sociologues, journalistes, avocats, manifestants… – aux images des violences. Pourquoi ce dispositif ?
Pour instaurer le
dialogue. Montrer qu’il reste encore un espace pour discuter dans ce
pays, même quand les visions sont diamétralement opposées. Il ne s’agit
pas de produire des clashs à la BFM ou CNews, mais de filmer l’émotion
et la pensée. Si ce dialogue n’est plus possible, on risque de basculer
dans la guerre civile, comme aux États-Unis, où en août un jeune
suprémaciste de 17 ans a tué deux manifestants à coups de
fusil-mitrailleur à Kenosha.
L’identité des intervenants n’est révélée qu’à la fin. Vous risquez de désorienter le spectateur…
C’est un vrai choix artistique. Ce qui compte, c’est ce qui est dit, et non qui le dit. Si je vois une incrustation qui précise qu’untel est policier, avocat, chercheur ou Gilet jaune, je plaque mes préjugés sur ce que la personne va dire. Effacer les fonctions gomme la hiérarchie sociale… Certains prennent le général de gendarmerie Cavallier pour un penseur de l’extrême gauche ! À la télé, les incrustations sont là pour éviter le zapping. Dans une salle de cinéma, on peut faire confiance à l’intelligence et au plaisir d’écouter.
“Il y a un continuum entre ce qui se passe depuis quarante ans dans les quartiers populaires et ce qui est arrivé aux Gilets jaunes.”
Pourquoi n’y a-t-il aucun représentant du ministère de l’Intérieur ou de la préfecture de police ?
Ils
n’ont pas voulu nous parler. C’est un manque de courage politique qui
montre que l’institution n’est pas prête à dialoguer. Et aussi une
marque de fébrilité. En off, les policiers sont pourtant les premiers à
dire qu’il y a des problèmes. Mais dès qu’ils commencent à parler, à
l’image du fonctionnaire rouennais qui a révélé le racisme de flics dans
un groupe WhatsApp, ils sont ciblés comme des traîtres.
Le titre du film fait allusion au commentaire d’un policier – « Voilà une classe qui se tient sage » – quand il filme des lycéens mis à genoux à Mantes-la-Jolie (1). Mais tout le reste du documentaire traite des Gilets jaunes…
C’est
déjà à Mantes-la-Jolie en 1991, après la mort d’un jeune homme, que la
police a commencé à parler de « violences urbaines ». De mon côté, après
les révoltes de 2005 dans les banlieues, j’ai réalisé un film (Quand la France s’embrase)
et écrit un livre sur le maintien de l’ordre. Il y a un continuum entre
ce qui se passe depuis quarante ans dans les quartiers populaires et ce
qui est arrivé aux Gilets jaunes. Dans Un pays qui se tient sage, un
intervenant dit que les banlieues ont servi de laboratoire à la police.
C’est un film sur la violence d’État et la démocratie, pas sur la
banlieue ou les Gilets jaunes. On interroge le rôle de la police et sa
place dans la société.
Que reprochez-vous aux médias dans le traitement des manifestations de Gilets jaunes, et particulièrement des violences policières ?
À
la télé, la violence a été atténuée. On a montré un croche-pied, un
policier qui lance un pavé dans le vide, un autre qui donne une paire de
gifles. Les vraies violences, on ne les a quasiment pas vues. Et quand
c’était le cas, elles étaient floutées ou accompagnées de commentaires
de syndicalistes policiers pour dire en gros « c’est bien fait pour
eux ». Souvent, les chaînes ajoutaient un tampon « images Twitter ou
Facebook », comme pour pour dire aux téléspectateurs « méfiance », on ne
sait pas d’où ça vient. Bref, on a dévalorisé des images qui sont
pourtant à mes yeux celles d’un soulèvement.
Pourquoi choisissez-vous la citation du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) comme point de départ du film ?
Sur les plateaux télé, syndicalistes policiers et journalistes répètent que l’État « détient » le monopole de la violence légitime en tronquant la phrase de Weber. Il a écrit : « L’État revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. » C’est
très différent, ça appelle à la négociation, à la discussion sur la
question de la légitimité. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin,
l’a encore déformée il y a peu en déclarant « la police détient »… Et quand Emmanuel Macron prétend que « les termes violences policières et répression sont inacceptables dans un État de droit », il refuse tout débat. Il faut aussi livrer la bataille des mots.
Cet été, les déclarations martiales se sont multipliées, on a entendu les termes « sauvagerie », « ensauvagement », « été Orange mécanique »… La question du racisme et des violences policières a disparu.
Ces
dernières semaines, la reprise en main du discours me paraît
hallucinante. On voit très bien que 2022 s’annonce comme 2007. Je me
souviens du débat de l’entre-deux-tours où Ségolène Royal avait dit « Moi, je suis pour l’ordre juste », et Nicolas Sarkozy avait répondu « Je suis juste pour l’ordre ». Je
ne marche pas dans cette combine de « moi ou le chaos », « la
république ou le fascisme », Macron ou Le Pen. C’est infantilisant,
dégradant. Mon film rappelle qu’on pourrait réfléchir autrement.
“Je m’intéresse à la police depuis qu’elle s’intéresse à moi. À 16 ans, je fais un fanzine punk-rock à Poitiers et je suis convoqué par les RG…”
De nombreux politiques prétendent que la sécurité est la première des libertés, voire le premier des droits de l’homme…
Il
faut revenir à l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen. Il résume toute la question de la force publique, « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».
Je n’oublie pas que les révolutionnaires de 1789 instaurent une force
publique. Qu’une des premières préoccupations des communards est d’avoir
une police à eux. Les communards, c’est-à-dire l’idéal
révolutionnaire ! « Force publique » signifie soumise à publicité, elle
doit rendre des comptes. Aujourd’hui, le téléphone portable, avec ses
vidéos, réalise ce vœu d’une force soumise à la vue de tous.
D’où vient votre intérêt déjà ancien pour la question du maintien de l’ordre ?
Je
m’intéresse à la police depuis qu’elle s’intéresse à moi. À 16 ans, je
fais un fanzine punk-rock à Poitiers et je suis convoqué par les
Renseignements généraux, qui soupçonnent certains contributeurs d’avoir
commis des actes terroristes. Ça tombait mal, j’étais seul à faire le
journal… avec plusieurs signatures ! C’était en 1984. En 1986, j’arrive à
Paris et je manifeste dans le Quartier latin contre la loi Devaquet. Le
soir de la mort de Malik Oussekine, rue Monsieur-le-Prince, je suis
tout près, à deux rues. J’ai les voltigeurs aux trousses, qui me
frappent. Je ne l’oublierai jamais. Je découvre le monde adulte et la
brutalité.
Pourquoi êtes-vous parti au Canada de 2011 à 2018 ?
J’avais
été très marqué par les émeutes de 2005, parce que je vivais à
Saint-Denis. C’était les années Sarkozy, j’avais envie d’aller voir
ailleurs. C’est mon côté fan de Brel, qui disait toujours : « Il faut aller voir. »
Je faisais aussi le deuil du journalisme à la suite du traitement
médiatique de l’affaire dite « de Tarnac », qui, la justice l’a dit dix
ans plus tard, s’est révélée être une fiction. En donnant toujours un
même son de cloche, les chaînes info ont tué le journalisme. Le
basculement date de la première guerre du Golfe avec CNN et le phénomène
d’embedment, ces reporters embarqués avec les militaires.
À votre retour, vous partez prendre le pouls de la France sur les traces de Brel à Vesoul. Dans votre livre On ne vit qu’une heure, on sent en germe la révolte des Gilets jaunes. Ce mouvement n’a pas dû vous étonner ?
J’ai
quand même été très surpris par son ampleur. L’idée du livre était de
voir ce qu’il reste de la France de Brel dans le pays d’aujourd’hui. Je
rencontre le frontiste du coin, le « cochon de bourgeois », les p’tits
vieux à l’Ehpad, les écoliers… Le livre sort en octobre 2018 et, un mois
plus tard, il y a les Gilets jaunes. Il ne m’a pas fallu longtemps pour
dire « ça, c’est le peuple » quand les journalistes parisiens nous disaient « ça, c’est des fascistes, c’est l’extrême droite, c’est des antisémites ».
Non ! Il y en avait, bien sûr, à l’image de la société. Ensuite, les
violences policières m’ont ramené à mon travail précédent, sans que j’en
sois conscient. Comme si je revenais à l’époque de mon départ pour le
Canada pour constater que rien n’a changé, et même que ça empire.
Dans ce livre sur Brel, vous dites être saisi par des obsessions que vous creusez jusqu’au bout. Pourquoi en privilégier une plutôt qu’une autre ?
Le
point commun, c’est la liberté. Je m’intéresse à des héros de la
liberté. Comme Brel, un type qui arrête en pleine gloire et se remet en
cause, lui qui vient de la bourgeoisie la plus convenue. Ou le Pigalle
des années 1980, avec ses derniers apaches, le triomphe du rock
alternatif dans un mouchoir de poche, le New Moon, dont je me rends
compte qu’il a aussi abrité le QG des impressionnistes cent ans avant et
une des toutes premières boîtes de jazz dans les années 1920. À
l’inverse, je m’intéresse aussi à ceux qui rétrécissent les libertés. Le
webdoc Prison Valley explorait
le capitalisme carcéral, car, aux États-Unis, la prison est un marché,
et le prisonnier, une marchandise… Donc je suis toujours guidé par la
liberté, ses amis comme ses ennemis.
“Je suis très influencé par dada, les situationnistes,
le punk, par cette idée qu’il faut être conséquent.”
D’où aussi une passion précoce pour Internet…
Là
encore, c’est la liberté. L’idée que tout le monde peut émettre sans
demander l’autorisation à qui que ce soit. Déjà, à 13 ans, je
participais à la création d’une radio libre à Poitiers. Quand Internet
arrive, en 1994… le bruit du modem… C’est la révolution. Je me retrouve
dans un réseau de webmestres, on fait même un manifeste du Web
indépendant, contre les marchands, à une époque où les Gafa n’existaient
pas… Mark Zuckerberg était encore à l’école !
Cette liberté peut coûter cher quand on est freelance, sans certitude du lendemain.
Oui,
j’ai quitté des endroits où je gagnais très bien ma vie mais où je me
serais vite ennuyé. Je suis très influencé par dada, les
situationnistes, le punk, par cette idée qu’il faut être conséquent. Et
la conséquence, vous la payez.
Vous expérimentez de multiples formes, du roman au récit en passant par le documentaire ou le webdoc, dont vous avez été un des pionniers.
C’est
pour renouveler le plaisir à chaque projet, ne pas être dans la
répétition. Informer, étymologiquement, ce n’est pas donner des
informations, c’est « mettre en forme ». Un pays qui se tient sage
a nécessité des mois de maturation, de réflexion. Le sel du métier, qui
ne serait plus celui de journaliste mais celui de narrateur, c’est de
réfléchir à la forme. Beaucoup de choses meurent du formatage.
Que répondez-vous à ceux qui vous jugent « militant » ou « activiste » ?
Je
réponds : parlons du travail. Où y a-t-il erreur ? J’ai toujours dit
d’où je parlais, ce qui n’est pas le cas de mes détracteurs. Ce qui me
gêne, ce n’est pas les gens engagés, ce sont ceux qui masquent leur
engagement. Un pays qui se tient sage est un contre-récit. Je
ne prétends pas que ce soit le seul valable, mais, en face, les chaînes
d’information servent un discours univoque en répétant, comme Margaret
Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative. » Mais si !
(1) Le 6 décembre 2018, cent cinquante et un lycéens sont interpellés après des incidents en marge d’une manifestation puis forcés par les policiers de se tenir à genoux mains sur la tête pendant plusieurs heures.
1968 Naissance à Meudon (Hauts-de-Seine).
1994 Journaliste à Libération.
2002 Rédacteur en chef à i>Télé.
2007 Maintien de l’ordre : enquête, éd. Hachette.
2012 Tarnac, magasin général, éd. Calmann-Lévy.
4 décembre 2018 Début d’« Allô place Beauvau », sur Twitter.
À voir
Un pays qui se tient sage, documentaire de David Dufresne, en salles le 30 septembre.
À lire
Corona Chroniques, éd. du Détour, en librairie le 1er octobre.
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