Trente-huitième jour :
les eaux noires
38e jour. Le procès s'est déroulé sans le chroniqueur de Charlie
Miguel Martinez. Par François Boucq. |
Ça devait arriver. Hier matin, après trente-sept jours d’audience et trente-sept chroniques écrites chaque nuit de 4h30 à 7h du matin, je n’ai pas trouvé la force d’aller au procès. L’épuisement, l’horreur de la décapitation de Samuel Paty qui persiste, le discernement qui faiblit, la saturation des ténèbres qui essaient de vaincre notre esprit, et cette épaisseur qui nous enveloppe quand il y a trop de crime et plus assez de lumière : tout cela s’est jeté soudain sur moi.
Nous sommes tous absolument seuls avec ce procès : même s’il donne en miroir sur la France entière, même s’il en réfléchit les divisions, les déchirements, les tourments ; même si certains jours, à force d’intelligence, il nous ouvre à une communauté de paroles qui se contredisent et parfois miraculeusement s’accordent, il renvoie chacun de nous à la solitude de la nuit. Dans l’insomnie viennent les démons, c’est-à-dire tout ce que la politique ne parvient pas à régler, et les attentats qui s’accumulent déversent leur noirceur dans nos âmes pour les pourrir.
Une lectrice de Charlie Hebdo m’a écrit pour me dire que le nom de l’un des accusés, Karasular, voulait dire en turc « les eaux noires ».
Nous veillons toute la journée sur ce procès, nous écoutons la parole
des accusés, des avocats, des témoins et de la cour, nous tendons
l’oreille vers ce qui nous échappe ; et lorsque nous rentrons chez nous,
le soir, la fatigue prend le dessus et répand dans notre sommeil ces
eaux noires que l’esprit a absorbées au contact du mal. Écrire ce texte,
chaque nuit, c’est se dresser contre une telle crue ; c’est lui opposer
la lumière des mots qu’on transmet : c’est de l’âme pour l’âme — de la mienne à la vôtre.
Il se passe quelque chose d’effrayant, de vraiment terrible dans ces
ténèbres que le procès remue. Il y a certes la comédie des mensonges
quotidiens, ces frères humains qui se débattent pour sauver
leur peau, qui se sont fait avoir et essaient de nous avoir. Mais il y a
aussi dans ces ténèbres un autre remuement, celui d’où les morts font
signe, et rien n’est plus juste à mes yeux que d’être capable de les
écouter dans la nuit, d’être disponible à leurs volontés.
Hier, c’était l’interrogatoire de Miguel Martinez, le comparse d’Abdelaziz Abbad, dont je vous ai parlé le jour d’avant. Mes camarades de Charlie, François Boucq et Agathe André, y étaient ; ils m’ont raconté. J’ai compris que Miguel Martinez, cet Ardennais qui tenait un garage et à qui l’on reproche d’avoir recherché des armes avec Abbad, n’était finalement que très peu impliqué, et qu’il n’était pas un terroriste. Abbad lui avait financé son garage, et il avait ainsi une dette, qu’il a essayé de rembourser en aidant son associé quand celui-ci a été dans la difficulté (il a trempé dans le trafic d’armes censé apporter de l’argent à Abbad lorsque celui-ci était en fuite, sans un sou, après le meurtre de Jaouel Rondeau). Même chose pour sa soi-disant radicalisation : depuis le début de ce procès — depuis quatre ans qu’il est en prison —, on le regarde, parce qu’il ose ne pas cacher son amour de l’Islam, comme un musulman radical. Mais s’il aime sa religion, il déteste le crime : c’est un modéré passionné. On lui imputait une ridicule obsession pour le crime après qu’a circulé la rumeur de son rire face à une vidéo de « décapitation » : en vérité, cette vidéo ne contenait aucun acte de barbarie, c’était son beau-père, témoin hier à la barre, qui avait inventé cette histoire pour lui nuire. Son avocate, Me Pugliese, a démontré que la vidéo, mettant en scène des coups de pelle, était en réalité extraite d’un film de fiction d’Albert Dupontel qui a fait rire Miguel Martinez, comme il a fait rire un million de spectateurs.
Soutenez-nous
La publication, accessible à tous pendant 24H00 des comptes rendus quotidiens du procès est pour nous une évidence. Si vous voulez nous encourager, vous pouvez nous soutenir à la hauteur que vous souhaitez et/ou vous abonner.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire