Géo-ingénierie :
« La Terre est une bête incontrôlable.
Vouloir la mettre en laisse,
c’est chercher des ennuis »
6 décembre 2019 / Entretien avec Clive Hamilton
La géo-ingénierie, soit la technologie comme réponse à la crise climatique, est « fortement séduisante pour les industries fossiles ». Elles pourraient ainsi continuer à polluer, dit le philosophe australien Clive Hamilton. Mais si les humains tentent de « mettre la Terre en laisse, alors nous cherchons juste des ennuis ».
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Reporterre — Qu’est-ce que la géo-ingénierie ?
Clive Hamilton — Les gens essayent constamment de la redéfinir mais la géo-ingénierie se divise en deux catégories : la gestion du rayonnement solaire et la capture de carbone. Pour la première, différentes techniques sont envisagées pour réduire la quantité de rayons solaires qui atteignent la surface ou l’atmosphère supérieure de la Terre. La plus dangereuse est la propulsion d’aérosols sulfatés dans la stratosphère, mais c’est aussi celle qui a reçu le plus d’attention. Au point où nous en sommes, elle est aussi la plus probable, si le monde ou une certaine partie de celui-ci décidait de faire usage de géo-ingénierie. La deuxième catégorie concerne les moyens d’extraire du dioxyde de carbone de l’atmosphère par des moyens mécaniques ou chimiques, et de trouver une manière soit de le stocker de manière permanente, soit de le réutiliser.
Ces deux catégories se distinguent-elles par leurs échelles, locale ou planétaire ?
On pourrait croire que la gestion du rayonnement solaire porte sur la planète en totalité, alors que les technologies d’élimination du carbone sont bien localisées et plus sûres. Ce n’est pas nécessairement le cas. Par exemple, une technologie pour capter le carbone de l’atmosphère est la fertilisation de l’océan : y répandre du fer d’une manière ou d’une autre pour y faire développer de l’efflorescence algale, qui pourrait en retour aspirer du CO2. Si cette technique était déployée à une échelle importante, elle changerait la composition chimique des océans, donc c’est une technologie à échelle planétaire.
Comment l’idée de géo-ingénierie est-elle devenue séduisante pour certains ?
Elle a d’abord séduit quelques scientifiques travaillant dans le domaine du changement climatique. La discussion portant sur des solutions technologiques au changement climatique s’est ouvert il y a quelques dizaines d’années, de manière très spéculative. C’est seulement lorsque les climatologues se sont rendus compte de l’ampleur du danger auquel le monde fait face du fait de l’augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre que l’idée de la géo-ingénierie a commencé à recevoir une attention notable au sein de la communauté scientifique. C’est arrivé autour de 2011 ou 2012.
Pour réduire la quantité de rayons solaires qui atteignent la
Terre, certains préconisent de propulser des aérosols sulfatés dans la
stratosphère.
Depuis votre livre Les Apprentis sorciers du climat, publié il y a dix ans, comment a évolué le débat ?
Depuis que j’ai écrit cette enquête sur géo-ingénierie — enquête qui est aussi une analyse des conséquences politiques du fait même d’en discuter – le débat a remarquablement peu changé. La géo-ingénierie reçoit davantage d’attention : le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a par exemple incorporé des formes de capture de carbone, ou d’« émissions négatives », dans son rapport spécial de l’an dernier. Mais à mon soulagement, l’idée de manipuler la géologie de la planète n’a pas généré une adhésion politique importante. Cependant, la géo-ingénierie séduit fortement les industries fossiles ou les politiciens conservateurs.
L’attrait pour la géo-ingénierie peut-il se coupler au climatoscepticisme ?
Des climatosceptiques et quelques groupes de réflexion étasuniens promouvant le déni climatique ont montré de l’intérêt pour la géo-ingénierie. C’est contradictoire, car pourquoi voudriez-vous discuter d’une solution à un problème qui n’existe pas ? Mais pour eux, la géo-ingénierie et en particulier la gestion du rayonnement solaire est le type de solution qui leur convient, parce qu’elle maintiendrait les structures de pouvoir en place. Cela permettrait aux industries fossiles de continuer à opérer, d’extraire des énergies fossiles et de les brûler. Ça serait aussi une preuve que le changement climatique n’est pas un échec de la civilisation, mais un problème que l’intelligence humaine peut résoudre.
Ces techniques sont-elles réalisables ?
Je pense que oui : la propulsion d’aérosols sulfatés pourrait commencer dès 2020 si le gouvernement d’un grand pays décidait de lui consacrer suffisamment de ressources. La technologie n’est pas compliquée, il s’agit simplement d’envoyer une flotte d’avions dans la haute atmosphère pour propulser des aérosols sulfatés ou d’autres particules. Imitant des éruptions volcaniques, c’est une technologie qui d’une certaine manière est plutôt rudimentaire. Cependant les scientifiques ne comprennent pas vraiment comment cette technologie pourrait affecter l’atmosphère, et comment elle pourrait, par exemple, altérer la formation des nuages. Donc, c’est relativement peu cher et pourrait presque être efficace pour réduire rapidement les températures mondiales, selon l’échelle à laquelle elle est utilisée. Mais les effets secondaires et les autres impacts que cela aurait sur le climat pourraient être pire que le remède.
Avons-nous perdu des années précieuses d’action climatique du fait d’un espoir dans la géo-ingénierie ?
Oui, parce que différents acteurs ont promu le stockage de carbone [CCS, comme Capture et séquestration du carbone]. C’est une forme de géo-ingénierie visant à capturer le CO2 provenant des centrales à charbon, en le concentrant et l’enterrant dans le sol. Il y a eu un espoir phénoménal des dirigeants mondiaux – de Bill Clinton à Gerhard Schröder et Tony Blair – sur ce sujet : ils proclamaient en chœur que cette technologie était la réponse à nos problèmes. Cela vient du fait que l’industrie fossile a investi d’immenses ressources pour promouvoir la capture et le stockage de carbone. Mais le CCS n’a conduit à rien : cette affaire est un désastre, vraiment. Néanmoins, je ne pense pas que la géo-ingénierie a eu des conséquences significatives sur le débat mondial de l’atténuation du changement climatique. Mais elle pourrait facilement l’avoir – si un acteur puissant, tel que les États-Unis ou la Chine, commençait à la préconiser.
Une technologie proéminente pour aspirer du carbone de l’atmosphère est la « fertilisation » de l’océan.
Y a-t-il un risque que ces technologies soient déployées de manière précipitée ?
Oui. Si un basculement très rapide se produit dans la situation climatique mondiale – un basculement qui serait à l’origine par exemple de sécheresses massives dans le sous-continent indien ou en Chine, provoquant la mort de millions de personnes – alors un gouvernement désespéré pourrait y répondre en propulsant des aérosols dans l’atmosphère. C’est une possibilité dont nous devrions sérieusement nous soucier.
Pour quelles raisons certains groupes de décideurs pourraient-ils trouver un intérêt dans ces technologies ?
Les pouvoirs politiques sont fortement influencés par l’idéologie des industries fossiles et veulent protéger les structures de pouvoir en place. Ils pourraient donc facilement s’orienter vers la géo-ingénierie. Le magnat australien de la presse Rupert Murdoch, par exemple, pourrait décider que la propulsion d’aérosols sulfatés est la solution au changement climatique, et tous ses journaux autour du monde pourraient alors commencer à la promouvoir... C’est mon pire cauchemar.
Vous appelez le groupe de personnes intéressées par la géo-ingénierie la « géo-clique ».
Oui. Pendant les premières années de débat autour de la géo-ingénierie, la « géo-clique » dominait la discussion mondiale sur le sujet, notamment dans la communauté scientifique. Mais depuis, le nombre de personnes qui s’intéressent ou étudient la géo-ingénierie a considérablement augmenté, et l’influence de la « géo-clique » a diminué. Des scientifiques européens et d’autres groupes environnementaux ont commencé à l’étudier, apportant une attitude sceptique à son égard – ce qui a permis d’équilibrer l’attitude bien plus enthousiaste qui provenait des États-Unis.
Que voulez-vous dire lorsque vous définissez la géo-ingénierie comme un projet prométhéen ?
Des scientifiques nous disent que nous pouvons contrôler la quantité de lumière du soleil atteignant la Terre, que l’un des mécanismes naturels les plus basiques et absolus contrôlant la totalité du système biologique de la planète pourrait passer sous le contrôle humain, en installant une sorte de thermostat mondial… L’idée que nous, les êtres humains, ou du moins un petit groupe d’êtres humains, puissions contrôler le fonctionnement du système Terre dans sa globalité, c’est le rêve prométhéen ultime !
Y a-t-il un projet alternatif que l’on peut opposer à ce rêve prométhéen ?
Eh bien le monde doit se réveiller (rires) ! Il doit vraiment se réveiller face aux effets catastrophiques que les émissions de CO2 commencent à provoquer sur le système Terre. Les écoliers et collégiens, depuis douze mois, sont en train de lancer l’alarme d’une manière qu’on n’a jamais vu auparavant.
L’espoir dans la géo-ingénierie permet-il de fuir les causes profondes du changement climatique ?
Il s’agit bien d’une réponse aux symptômes, non à la cause. Derrière les émissions de gaz à effets de serre, il y a des structures de pouvoir et une société orientée vers la consommation et la croissance.
Quelle est la question éthique soulevée par la géo-ingénierie ?
La mise en œuvre de la géo-ingénierie pourrait réduire la motivation pour couper les émissions de gaz à effet de serre. Mais pour moi, il y a un dilemme éthique plus important : si les êtres humains altèrent dangereusement le fonctionnement du système Terre, quelle sorte de créature devenons-nous ? Si nous décidons de nous emparer du contrôle du système Terre dans sa totalité, cela modifie complètement la relation des êtres humains à leur environnement et à leur planète.
Mais ne devient-t-il pas presque inévitable de se tourner vers la géo-ingénierie pour atténuer la catastrophe ?
C’est la question la plus compliquée, mais la plus importante… Nous pourrions nous retrouver durant la prochaine décennie dans des circonstances telles que même l’opposant le plus farouche à la géo-ingénierie pourrait être contraint de dire : « Nous devons le faire... »
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’être pessimiste quant au pouvoir de l’ingéniosité humaine ?
Il suffit d’examiner l’échelle à laquelle s’appliquerait la géo-ingénierie ou la gestion du rayonnement solaire. La Terre n’est pas le type d’objet qui accepte gentiment le contrôle des humains. C’est une bête incontrôlable, trop puissante. Si nous tentons de la mettre en laisse et de l’apprivoiser afin qu’elle nous serve, nous cherchons juste des ennuis.
Le temps est-il venu pour que les choses changent ?
Je pense que les douze derniers mois ont établi une rupture nette dans les politiques du changement climatique autour du monde, et plus particulièrement dans le monde occidental. C’est le type de rupture historique que j’espérais. Nous saurons seulement dans les prochains deux à quatre ans si c’est véritablement la rupture dont nous avons besoin. Espérons-le. Car c’est notre dernier espoir pour contourner les pires conséquences d’un climat qui change.
- Propos recueillis au téléphone par Victor Chaix
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Lire aussi : Géo-ingénierie : il ne faut pas attendre de miracle
Source : Victor Chaix pour Reporterre
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