Le futur a déjà eu lieu à Nauru
Peu de gens ont entendu parler de
Nauru. Plus rares encore sont ceux capables de situer cette petite île
sur une carte. Minuscule État, l’île de Nauru compte un peu plus de 10
000 habitants et 21 km2 de superficie, ce qui en fait le
troisième pays le plus petit du monde. Perdue dans le Pacifique Sud,
elle semble oubliée du monde moderne. Elle fut, pourtant, durant
quelques années, l’un des pays les plus riches du monde, avant de
connaître un total effondrement.
La petite île de Nauru est approchée pour
la première fois par des Occidentaux en 1798. Ces derniers,
impressionnés par la beauté de l’île, nomment celle-ci Pleasant Island.
Un siècle plus tard, en 1896, un capitaine de navire rapporte en
Australie une étrange pierre trouvée à Nauru. Cette pierre, qui
ressemble à du bois pétrifié, traîne sur le sol d’un bureau pendant
trois ans, servant à en caler la porte. L’Australie cherche alors à
développer son économie agricole, et a grand besoin d’engrais pour
augmenter la productivité de ses sols pauvres. Un géologue de la Pacific Island Company,
Albert Ellis, cherche ainsi dans tout le Pacifique, sans trop de
succès, des gisements de phosphate, composant essentiel des engrais
nécessaires au développement de l’agriculture australienne. Ellis,
intrigué par l’étrange pierre venant de Nauru, analyse celle-ci en 1899,
et se rend alors compte que sa quête est terminée : la pierre se révèle
être du phosphate presque pur. À l’orée du XXe siècle, la petite île de Nauru vient de devenir un enjeu minier majeur.
Pleasant Island devient à partir
de ce moment une mine à ciel ouvert. Durant des décennies, les
compagnies occidentales vont exploiter le phosphate de l’île. Nauru
change de mains durant les négociations liées au traité de Versailles en
1919, passant des Allemands aux Anglais, puis des Anglais aux
Australiens, en fonction de l’évolution de rapports de force se décidant
à des milliers de kilomètres de la petite île. Durant la Seconde Guerre
Mondiale, les Nauruans sont occupés, puis intégralement déportés par
les Japonais. Durablement traumatisés par cette expérience, les
habitants de Nauru décident à partir des années 1950 de prendre le
destin de leur île en mains. L’Australie fait cependant tout ce qu’elle
peut pour garder la mainmise sur Nauru, allant jusqu’à proposer de
relocaliser tous les Nauruans sur l’île Fraser (située au nord de l’État
australien du Queensland), cent fois plus grande, mais ne possédant
aucune ressource naturelle économiquement stratégique. L’État australien
cède finalement sous la pression des Nations unies, habilement
manœuvrée par le père de l’indépendance de Nauru et premier président de
l’île : Hammer Deroburt. Le 31 janvier 1968, l’État de Nauru devient
indépendant, et prend le contrôle de l’exploitation du phosphate. Les
habitants de l’île ne le savent pas encore, mais ils viennent de
récupérer un incroyable trésor qui, tel celui des Nibelungen, va les
mener à leur perte.
Un vrai pays de cocagne
Le nouveau président Hammer Deroburt nationalise l’exploitation du phosphate dans le cadre de la Nauru Phosphate Corporation.
Il décide également de reverser une grande partie des revenus de
l’exploitation minière aux habitants de l’île. Deroburt crée ainsi un
système « collectiviste », où chaque citoyen nauruan jouit d’une aisance
financière et matérielle incomparable, assurée directement par l’État.
Les Nauruans n’ont ainsi plus besoin de travailler, le travail minier
étant essentiellement assuré par des immigrés chinois. L’eau et
l’électricité deviennent gratuites pour les habitants de l’île, et ils
ne payent évidemment pas d’impôts, les caisses de l’État étant pleines
grâce à la manne du phosphate. Nauru se dote aussi d’un hôpital dernier
cri, à l’accès entièrement gratuit. Le gouvernement va même jusqu’à
payer des femmes de ménage aux Nauruans, qui n’ont ainsi même plus à
s’occuper de leur intérieur. De même qu’ils n’ont plus à s’occuper de
pêche, activité pourtant traditionnelle à Nauru, puisqu’ils achètent en
masse des plats préparés aux nombreux commerçants chinois qui se sont
alors installés sur l’île.
Dans les années 1970, chaque foyer
nauruan possède six ou sept voitures, que nul sur l’île ne songerait
alors à réparer en cas de panne, alors qu’il est si facile de s’en faire
expédier une nouvelle. Les Nauruans achètent également en masse des
équipements technologiques de pointe, qu’ils n’hésitent également pas à
remplacer purement et simplement de façon régulière. La culture
traditionnelle de Nauru est alors rapidement victime de l’invention la
plus diabolique de l’histoire de l’humanité : la télévision. Toute la
vie sociale traditionnelle de l’île disparaît ainsi, du fait de
l’omniprésence des cassettes vidéo que les Nauruans regardent seuls chez
eux sur leur grand écran importé d’Australie. Mais cela compte alors
peu aux yeux des habitants de l’île, Nauru est en effet à ce moment le
pays ayant le P.I.B/hab le plus élevé du monde.
Nauru est une véritable « utopie »
consumériste, où l’oisiveté et le gaspillage règnent en maîtres. Mais
ses ingénieurs ont prévenu le président Deroburt dès la fin des années
1960 : l’exploitation du phosphate ne pourra encore durer qu’une
trentaine d’années. Le gouvernement nauruan cherche alors à placer
l’argent du phosphate dans des investissements avantageux afin de
préparer l’avenir. Hélas, le mélange puissant de corruption,
d’incompétence et d’inconséquence régnant au sein du gouvernement
nauruan durant des années fera tourner cette initiative clairvoyante à
la catastrophe. Nauru se lance dans une série d’investissements
désastreux. Citons par exemple une compagnie aérienne, Air Nauru, qui se révèlera être un gouffre sans fond, et des investissements immobiliers démesurés, comme le Nauru House Building (qui sera, lors de son inauguration en 1977, le plus haut gratte-ciel d’Australie avec 190 mètres de hauteur).
La richesse de la petite île, couplée à
l’incompétence et à l’absence de scrupules de ses dirigeants, attire
également un nouveau genre de requins jusqu’alors inconnu dans ces eaux
lointaines du Pacifique : les hommes d’affaires. Ces derniers,
rebaptisés « conseillers économiques », feront sciemment perdre des
sommes considérables à l’État nauruan, pour mieux les détourner. Le
journaliste Luc Folliet rapporte, dans son livre Nauru, l’île dévastée, ces propos d’un avocat australien : « Nauru,
c’est une île faite de merde, qui ressemble à une merde, et qui a
l’odeur de la merde. Mais si vous êtes bon en affaires, alors vous allez
tout de suite vous faire avec ce pays un bon petit paquet d’oseille ». En vingt ans, ce sont ainsi des milliards de dollars que le gouvernement nauruan a gaspillés pour rien.
La fin d’un monde
À partir des années 1990, le
ralentissement, puis finalement l’arrêt de l’exploitation du phosphate,
va provoquer sur l’île un cataclysme. Privée de ressources, cette
société insulaire vivant sous perfusion d’argent facile depuis trop
d’années s’effondre totalement. Le gouvernement nauruan est contraint
d’emprunter massivement, puis doit chercher de nouvelles ressources afin
de rembourser des intérêts exorbitants. L’île monnaye ainsi sa voix à
l’O.N.U, votant en faveur de la reprise de la chasse à la baleine en
échange de quelques subsides japonais. Le gouvernement nauruan
transforme aussi le pays en paradis fiscal, et n’hésite pas à vendre des
passeports. Le sommet est atteint lorsque Nauru loue plus de la moitié
de son territoire à l’Australie, qui y installe des camps de rétention
de migrants. Les Nauruans, appauvris, dépossédés de leur propre île,
sont de plus méprisés par la communauté internationale, qui considère
l’État nauruan comme un « État voyou ».
Aujourd’hui, l’île, qui avait été surnommée Pleasant Island,
demeure dévastée sur le plan écologique par des décennies
d’exploitation minière forcenée, et reste parsemée de carcasses de
voitures rouillées et de bâtiments en ruines. La culture traditionnelle
de Nauru a été totalement oubliée en deux décennies. La société de
consommation a ainsi réussi à détruire l’identité culturelle des
Nauruans, ce qu’aucun des nombreux colonisateurs de l’île n’avait réussi
à faire. L’île cumule de plus les statistiques records : 90% des
Nauruans sont au chômage, 80% souffrent d’obésité morbide, et 40% d’un
diabète de type II. Le diabète, allié à la vétusté des installations
médicales, est ainsi devenu la première cause de mortalité de l’île,
allant, aux yeux de certains, jusqu’à hypothéquer la survie du déjà peu
nombreux peuple nauruan. D’autres voient dans l’effondrement économique
de l’île l’occasion pour ses habitants de renouer avec leur mode de vie
traditionnel, espérant guérir de cette façon les terribles effets
sanitaires et sociaux engendrés par le mélange d’oisiveté et de
surconsommation qui a régné à Nauru durant des années. Mais comment
reprendre le fil d’une tradition qui a été rompu par les mirages de
l’individualisme et du consumérisme ? Comment renouer avec ce qui a été
détruit avec insouciance ?
Une synthèse de la modernité
En quelques années, la petite île de
Nauru a réalisé, à une vitesse éclair et de façon particulièrement
extrême, l’« utopie » moderne de la « société d’abondance », avant de
connaître un effondrement aux conséquences catastrophiques sur les plans
humain, sanitaire, social, culturel, économique et écologique. Si la
rapacité cupide des affairistes de tout poil et la médiocrité de sa
classe politique n’ont évidemment pas aidé l’État nauruan, c’est bien
l’épuisement de ses ressources naturelles qui a fini par briser l’île de
Nauru.
Guerrier nauruan en tenue traditionnelle. 1880.
Lorsque nous nous penchons sur cette trajectoire historique qui fut celle de l’île de Nauru, il est tentant d’y voir une analogie avec nos propres sociétés. Nauru semble en effet avoir parcouru à marche forcée l’histoire séculaire de la modernité occidentale, passant en très peu de temps d’une société traditionnelle à une société de consommation. À partir de cette constatation, nous pouvons nous demander si l’effondrement qu’a connu Nauru n’est pas une image de notre propre avenir. Nous continuons en effet chaque jour à dévaster la planète afin d’en extraire toujours plus de pétrole, de charbon, d’uranium et bien d’autres choses encore. Que se passera-t-il alors lorsque ces ressources non-renouvelables se raréfieront ? Lorsque nous aurons de moins en moins de combustibles disponibles pour faire tourner la grande machine insatiable que sont devenues nos sociétés techno-industrielles ? Lorsque notre système technicien globalisé devra ralentir faute de carburant suffisant ? La catastrophe sera probablement moins brutale, plus étirée dans le temps, que celle qu’a connue Nauru, mais elle n’en sera, à la fin, certainement pas moins dramatique. Elle pourrait même, au contraire, se révéler encore pire. Et ce ne seront alors probablement pas les voitures électriques d’Elon Musk qui nous aideront. L’histoire éminemment tragique de l’île de Nauru nous montre à quel point l’idée d’une croissance infinie dans un monde fini est proprement suicidaire, à quel point le consumérisme est un mirage destructeur pour l’homme et pour le monde, et à quel point le « progrès » mène finalement la civilisation et la culture à l’anéantissement.
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