Exploités pour leur bile,
les ours-lune de Corée
sont désormais protégés
23 septembre 2025
Auparavant exploité pour sa bile, cet ours-lune est l'un des 13 ours du sanctuaire de Hwacheon, l’un des rares lieux en Corée du Sud qui cherchent à offrir une seconde vie aux animaux rescapés. - © Olorin Maquindus / Reporterre
Patates douces et feuilles de chou : dans un sanctuaire de Corée du Sud, 13 ours-lune, autrefois exploités pour leur foie ou leur bile, sont chouchoutés. L’an prochain, élever et tuer ces ours sera interdit dans le pays.
Province de Gangwon (Corée du Sud), reportage
Depuis Séoul, il faut trois heures de voiture pour rejoindre le sanctuaire reculé de Hwacheon, dans la province de Gangwon, au nord de la capitale. Sur la route, sinueuse, des véhicules militaires nous dépassent et des panneaux en forme de tête de mort invitent à faire demi-tour : nous approchons de la frontière avec la Corée du Nord. L’ancienne ferme est située à la lisière de la forêt. C’est un terrain de 30 000 m2 au total, dont une petite parcelle servait jusqu’en 2021 à l’exploitation d’ours noirs d’Asie (Ursus thibetanus).
Selon la médecine traditionnelle asiatique, la bile de ces bêtes — qu’on appelle aussi ours-lune à cause de la tache sur leur poitrail — possèderait des vertus exceptionnelles : elle permettrait de traiter les maladies du foie et de stimuler la vitalité. Traqués à cause de ces croyances, les ours-lune sont capturés puis élevés en cage, et tués, ou ponctionnés plusieurs fois par jour pour certains, de ce précieux liquide. Cette pratique deviendra néanmoins illégale à partir du 1er janvier 2026.
Les soigneuses apportent de la nourriture enrichie. Après des années de carences en captivité, les ours ont besoin de mets adaptés. © Olorin Maquindus / Reporterre
À Hwacheon, bien qu’ils soient toujours enfermés dans leur cage d’une vingtaine de mètres carrés, treize ours y sont en sécurité, et choyés par l’équipe du Project Moon Bear. Cinq femmes s’en occupent à temps plein, par shift de trois. L’ONG, créée par le directeur Choi Taegyu, 44 ans, qui donne aussi des cours d’études des animaux et de la société à l’université, entend redonner aux mammifères un quotidien décent : « La société coréenne les a contraints à la vie en captivité, et a utilisé leur corps. Nous avons presque provoqué leur extinction dans la péninsule. »
Les ours-lune évoluent dans un enclos sécurisé du sanctuaire. Sauvés d’une ferme à bile, ils gardent les stigmates de la captivité et nécessitent encore une surveillance rapprochée. © Olorin Maquindus / Reporterre
Repas de patates douces
Accroupies dehors près d’une cuve, Jiyae et Siyeon s’appliquent à laver des feuilles de chou. C’est l’heure du repas. Les autres soigneuses découpent des sacs en kraft et y fourrent des morceaux de courges, carottes et patates douces, avant d’arroser le tout. Une odeur caractéristique emplit l’air humide de la forêt. « C’est de l’huile de sésame, pour stimuler leur odorat, indique Kang Jiyoon. Tout ce qu’on leur propose est tourné vers cet objectif : travailler leurs sens et leur mobilité. »
Pour ce faire, les sacs en papier sont accrochés en hauteur, et les aliments dissimulés. Avant de s’introduire dans les cages, soit deux rangées de couloirs parallèles, il faut user de stratagèmes pour attirer les ours dans la partie la plus reculée, qui se ferme par un panneau activable à distance.
« Chaque ours a son caractère »
« J’ouvre ! » prévient une soigneuse, d’un ton ferme et solennel. Une fois que les autres membres ont acquiescé — question de sécurité — la cage est ouverte dans un grincement métallique. Et la nourriture disposée dans chaque cage. À la fin de ce rituel, elles assistent ensemble au repas des ours, sourire aux lèvres. Chacune a son petit favori : « Mon préféré, c’est Pusil, dit Kang Jiyoon. Il est si drôle. Chaque ours a son caractère, sa façon de manger… »
À côté des cages, un terrain bordé de hautes barrières, avec ponts en bois, hamacs et balançoires — et bientôt un bassin de 7 m2 — sert de cour aux mammifères. Les amener est fastidieux. Les ours étant, à un âge avancé, des animaux particulièrement indépendants, il faut les introduire dans l’enclos chacun son tour. Certes, certains d’entre eux s’entendent bien, comme Soyo et Deoki, qui ont toujours vécu proches l’une de l’autre. Les soigneuses procèdent régulièrement à des « rencontres » pour les habituer à la présence des uns et des autres.
Il est illégal d’extraire de la bile d’ours encore vivants en Corée du Sud. Il est cependant légal d’abattre les animaux, une fois qu’ils ont 10 ans, pour leur vésicule biliaire entière afin qu’elle soit utilisée en médecine traditionnelle asiatique. © Olorin Maquindus / ReporterreAujourd’hui, c’est au tour de Juyoung et Uturi. Les deux ours s’ignorent dans un premier temps, chacun occupé à dévorer son repas. Quelques grognements de satisfaction plus tard, ils s’approchent l’un de l’autre, et se reniflent. « Cela fait quatre ans qu’ils socialisent », glisse Choi Taegyu.
Graves séquelles et pratiques cruelles
La captivité et la maltraitance dont les ours ont été victimes ont laissé des marques. Certains sont agressifs envers les humains. Un autre garde une blessure à la tête qui se met à saigner de temps en temps. « Il manque un orteil à la patte avant droite d’Uturi, et les autres ont été fracturés. Petit, un ours adulte l’a attrapé, et il s’est coincé dans une barrière en voulant s’échapper. Mais comme le fermier ne voulait pas dépenser d’argent en soins, il n’a rien fait », se désole Kang Jiyoon.
Le Project Moon Bear, la Korea Animal Rights Advocates et la Korean Animals Welfare Association (Kawa) se sont battus pendant des années pour les sauver des pratiques cruelles d’exploitation : « En 2020, j’ai personnellement assisté à l’abattage d’un ours d’élevage. L’éleveur, qui n’avait pas de licence vétérinaire, lui a injecté un relaxant musculaire. Cela provoque un arrêt cardiaque. Une fois que l’ours a cessé de bouger, il lui a tranché la gorge alors qu’il était encore en vie », témoigne, au bord des larmes, Chae Iltaek, directeur du bureau des affaires stratégiques de la Kawa, depuis son bureau à Séoul.
Les soigneuses surveillent en temps réel les ours-lune. © Olorin Maquindus / Reporterre« Les experts affirment que, comme le produit ne fait que paralyser les muscles, l’animal peut encore ressentir de la douleur pendant l’agonie. Non seulement il s’agit d’une méthode d’abattage inhumaine, mais les autres ours sont contraints d’assister au massacre de leurs congénères. Or, cela constitue une violation de la loi en vigueur sur la protection des animaux. Pire encore, on prélève la bile des ours vivants, et jusqu’à très récemment, certaines personnes continuaient à le faire malgré l’illégalité de la pratique. »Taegyu Choi, responsable du projet Moon Bear du sanctuaire de Hwacheon. © Olorin Maquindus / ReporterreLes acheteurs font sécher la bile, et la font bouillir. D’après Chae Iltaek, dans le passé, certaines personnes consommaient même directement le foie cru. Selon la Kawa, le prix d’un foie d’ours peut atteindre 18 000 euros.
250 ours toujours captifs
Accroupie au milieu des plantes devant une charmante maison à quelques pas des cages d’ours, Kim Haesu [*], 65 ans, jardine. Elle se déplace lentement, et accepte d’accueillir Reporterre pour parler du passé de son mari, et de son beau-père, tous deux éleveurs d’ours. Le dernier a commencé la traite d’ours dans les années 1980, et comme le profit se fait sur le long terme, la famille a dû prendre en charge cet héritage. Mais en 2021, l’époux de Haesu est tombé malade. Le couple s’est alors tourné vers Choi Taegyu, qui visitait régulièrement la ferme pour enquêter sur les conditions de vie des ours.
Depuis, l’équipe du Project Moon Bear loue leur terrain et prend soin des mammifères — une partie était déjà sur place, une autre a été achetée à d’autres éleveurs. Reconnaissante, et très émue, Kim Haesu assure : « Je suis terriblement désolée pour ces ours. Je plains ceux qui ne peuvent toujours pas être relâchés. Chacun d’entre eux est une âme, un être vivant. Je pense que le gouvernement et tous les fermiers devraient se sentir désolés. »
Dans le pays, il reste 250 ours en captivité dans 16 fermes, d’après Project Moon Bear. Deux sanctuaires publics sont en construction, mais selon les ONG, ils ne pourront en accueillir au total que 120. Quatre associations, dont Project Moon Bear, ont réussi à acheter douze bêtes à des éleveurs : une victoire car la plupart d’entre eux réclament le double que ce que peuvent débourser les ONG.
Il reste 250 ours dans des fermes en Corée du Sud (contre 1 400 lorsque l’industrie était à son apogée). © Olorin Maquindus / Reporterre« Il y a un risque que les fermiers abattent leur ours avant la fin de l’année, pour vendre, légalement, leur foie, confirme Choi Taegyu, l’air soucieux. C’est d’ailleurs ce que certains menacent ouvertement de faire, pour nous pousser à acheter leurs animaux au prix réclamé. »
Si certains militants souhaitent et espèrent encore que le gouvernement prenne en charge l’achat des ours aux fermiers, d’autres n’attendent rien des autorités.
Sollicité, le ministère de l’Environnement argue que « l’acquisition [des ours] par l’État est difficile ». Quant à ceux qui ne pourront être transférés dans les deux sanctuaires publics en construction, « ils seront pris en charge dans [de] nouvelles structures privées. À partir de 2026, des programmes de soutien seront mis en œuvre afin de créer [...] des zoos ou des refuges. » Encore faut-il que les ours ne soient pas abattus avant le 1er janvier...
Notes
[*] Le prénom a été modifié.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire