Les étonnantes subventions
allouées aux chasseurs
au nom de la biodiversité
Initier des écoliers à manier un couteau, distribuer des nichoirs en plastique, rembourser des déplacements en plein confinement... Selon la cellule investigation de Radio France et le magazine "Capital", des subventions reçues par des fédérations de chasseurs au nom de la biodiversité posent question.
Dès son élection en 2017, Emmanuel Macron s'est montré très généreux envers les fédérations de chasseurs. Il leur a notamment accordé 60 millions d'euros pour indemniser les dégâts du gibier dans les champs, une baisse de 50% du prix du permis national (de 400 à 200 euros environ) et une subvention annuelle automatique, l'éco-contribution, a été instaurée par une loi de juillet 2019. Cinq euros sont prélevés sur chaque permis de chasse, tandis que l'Office français de la biodiversité (OFB), un établissement public administratif, verse dix euros à un fond destiné à financer des projets de reconquête de la biodiversité. À ce titre, l'OFB débourse une enveloppe d'environ dix millions d'euros par an en fonction des dossiers présentés par les fédérations de chasseurs.
En quatre ans, 40,7 millions d'euros d'argent public ont ainsi été distribués pour financer des actions en faveur de la nature. Planter 892 km de haies pour faire revenir des oiseaux et préserver les sols, creuser des mares pour les canards mais aussi pour les tritons et les libellules : voilà le type de projets qui entrent dans le cadre de cette éco-contribution. Mais tous sont loin d'être aussi vertueux. Avec le magazine Capital, la cellule investigation de Radio France a en effet eu accès aux près de 800 dossiers présentés depuis quatre ans et à des justifications financières ; dont certaines posent clairement question.
Des projets invérifiables
On constate d'abord que les premiers projets présentés entre 2019 et 2021 étaient très flous. Par exemple, la fédération des chasseurs Centre-Val-de-Loire a reçu 310 000 euros pour nouer des partenariats afin de faire des haies ou des mares mais sans préciser où et avec qui. "Ces projets étaient tellement succincts qu'ils étaient difficiles à évaluer pour nous", explique un ex-agent des services de l'OFB. Ce qui est aussi frappant, ce sont les différences de montants qu'on peut trouver pour des opérations pourtant similaires. Par exemple, planter des haies va coûter plus de 60 000 euros en Isère, alors que dans les Ardennes, un projet plus précis ne bénéficiera que de 14 403 euros. Même chose pour des opérations de ramassage de déchets.
Autre bizarrerie : la fédération des chasseurs de la Sarthe a touché deux fois une enveloppe de 18 613,33 euros pour un même projet en 2021. "C'était une erreur, il s'agissait de deux projets différents au même prix", rassure Olivier Thibault, le directeur de l'OFB. Mais d'autres projets posent question. La fédération d'Occitanie a ainsi perçu près de 385 000 euros pour la mise en place d'une base de données des espèces chassables, CynObs, alors que la société qui l'a mise au point indique utiliser certaines solutions informatiques gratuites. Pour un projet similaire, elle nous propose une prestation d'environ 2 400 euros seulement.
Une première alerte en 2021
Plusieurs membres du conseil d'administration de l'OFB, plutôt issus du monde associatif, alertent rapidement sur ces approximations. Et en novembre 2021, le conseil scientifique de l'OFB publie aussi un avis critique sur le dispositif. "Le conseil scientifique s'était autosaisi pour signaler à la direction de l'OFB que les projets n'étaient pas assez nombreux pour sélectionner les meilleurs. La qualité scientifique n'était pas au rendez-vous", explique Philippe Grandolas, directeur de recherche au CNRS et membre du conseil scientifique de l'établissement. "C'était une telle manne financière qui leur tombait d'un coup dessus qu'ils n'arrivaient pas à suivre", analyse Yves Vérilhac, ancien administrateur de l'OFB pour la Ligue de protection des oiseaux (LPO).
Une installation de nichoirs en plastique présentée sur la page Facebook de la fédération des chasseurs des Hauts de France. (CAPTURE ÉCRAN FACEBOOK)Une nouvelle convention entre l'Office français de la biodiversité et les fédérations de chasseurs est finalement mise en place en 2021. Elle est censée permettre de préciser les projets et de mieux les contrôler pour éviter les erreurs des premiers temps. Pourtant, on en trouve encore aujourd'hui d'assez surprenants. La fédération des Hauts-de-France, par exemple, a obtenu une aide de l'OFB de plus de 58 000 euros pour distribuer notamment 20 000 nichoirs en plastique. Or, "les oiseaux vont ingérer le plastique, s'insurge Yves Vérilhac de la LPO. L'été, il y fera trop chaud et ça va tuer les petits". Le directeur de la fédération des Hauts-de-France reconnaît que ce n'est pas l'idéal mais il explique que les nichoirs en plastique coûtent bien moins cher que ceux en bois.
Une initiation au couteau pour des écoliers
Selon nos calculs, plus de 1,5 million d'euros a aussi été distribué pour divers projets pédagogiques aux fédérations. Celle d'Île-de-France a ainsi bénéficié d'environ 425 000 euros entre 2020 et 2022, notamment pour une exposition d'animaux empaillés présentée dans les établissements scolaires. Dans le Tarn, mi-octobre 2023, un chargé de mission de la fédération départementale se vante lui sur les réseaux sociaux d'avoir fait fabriquer un arc à des enfants de 7 à 10 ans dans le cadre d'activités périscolaires, grâce à l'éco-contribution. Et il explique qu'il va leur faire passer ensuite un "permis couteau" pour leur apprendre à utiliser cet objet en toute sécurité.
Sa fédération a effectivement obtenu près de 10 000 euros en 2022 pour organiser des ateliers avec les écoles. Bien que l'inspection académique ait refusé d'agréer ses animateurs, ils se sont tout de même présentés devant des élèves grâce à l'étiquette de l'OFB, mais aussi à un partenariat avec une autre association locale, le CPIE, le Centre permanent d'initiative pour l'environnement. Or cette association affirme ne pas avoir prêté son agrément aux animateurs de la fédération des chasseurs pour ce genre d'intervention. Ni la fédération des chasseurs, ni les animateurs n'ont souhaité répondre à nos questions. Quant à l'atelier qui devait permettre de passer un "permis couteau", il a été annulé lorsque nous avons demandé des explications à l'inspection académique.
Toujours en Occitanie, dans l'Aveyron, la fédération des chasseurs écrit dans son dossier de demande de subvention à l'OFB qu'elle fait "désormais passer une formation obligatoire sur la biodiversité à tous les enseignants de primaire du département". Il n'en existe pourtant aucune mention dans le catalogue des formations proposées aux professeurs 2023-2024. "Est-ce qu'il y a de la triche ? On ne peut pas l'empêcher totalement. Mais j'aimerais bien voir un système d'aides qui n'a aucun mauvais dossier", répond pour sa part Olivier Thibault, le directeur de l'OFB.
De l'argent pour des études fantômes ?
Dans les Hauts-de-France, la Vendée, la Meurthe-et-Moselle et la Drôme, les fédérations ont parfois obtenu près de 200 000 euros pour faire vivre un programme scientifique de suivi des oiseaux. Ce programme baptisé STOC a été mis au point par le Museum d'histoire naturelle et la LPO. "Chaque participant se voit attribuer un carré de territoire et doit aller compter tous les oiseaux qu'il entend selon un protocole précis", précise Benoît Fontaine, ingénieur au Museum et salarié de l'OFB. Mais lorsqu'il a vérifié la liste des participants à ce programme, Benoît Fontaine n'a trouvé aucun contact récent de fédération de chasseurs et il a repéré des incohérences dans le nombre de parcelles suivies par département.
Pour justifier leur financement dans le cadre de ce projet, les fédérations expliquent qu'elles effectuent bien des comptages pour le programme STOC, mais qu'elles transmettent leurs données, non pas au Muséum, mais à l'Institut scientifique nord est atlantique (Isnea). Un organisme créé par Willy Schraen, le président de la Fédération nationale de la chasse, et contesté depuis que son ancien dirigeant, un biologiste aujourd'hui décédé, a publié une étude polémique en 2019. "Son article concluait que la chasse ne dérangeait pas un rapace : le gypaète barbu, alors que toutes les autres études montraient le contraire, explique Aurélien Besnard, directeur de recherche au CNRS de Montpellier. Le journal scientifique a rétracté l'étude, ce qui est extrêmement rare". Le nouveau directeur de l'Isnea nous a affirmé avoir bien transmis ses données à son financeur : l'OFB qui, lui, ne les a pas encore rentrées dans l'inventaire du Museum. Aucun chercheur académique ne peut donc vérifier pour l'instant si les fédérations respectent bien le protocole qu'elles se sont engagées à suivre.
Des ex-braconniers champions de la biodiversité
Autre cas de subvention troublante, la fédération des Bouches-du-Rhône a perçu à deux reprises près de 100 000 euros pour étudier la reproduction des oiseaux de Camargue. Or, elle a aujourd'hui comme directeur, Joseph Condé, condamné pour braconnage, subornation de témoin et d'autres malversations. Un autre de ses agents a lui aussi été condamné en Haute Saône pour destruction d'espèces protégées.
"Le fait qu'il y ait des procédures judiciaires en cours n'est pas un critère pour refuser une subvention."Olivier Thibault, directeur de l'OFB à franceinfo
"Il suffirait de changer une phrase dans les statuts juridiques des fédérations pour éviter que ce genre de situation ne se produise, regrette pourtant Olivier Lenormand, le secrétaire général du syndicat national des personnels des fédérations des chasseurs. Il faut juste que ce soit décidé en assemblée générale des chasseurs". Le syndicaliste dit avoir évoqué le sujet avec le président de la FNC, Willy Schraen, mais ce dernier n'a pas souhaité répondre à nos questions dans le cadre de notre enquête.
Des factures problématiques
À l'été 2023, la Cour des comptes a estimé que l'OFB devait renforcer les moyens de ses équipes, (…) le contrôle de la pertinence et de l'efficacité des projets. Une injonction difficile à suivre pour des équipes qui disent se sentir débordées. "À la création de l'OFB, les fonctions supports étaient déjà en souffrance. À cela s'est rajouté la nouvelle charge de travail des dossiers d'éco-contribution", explique Fabienne Mallet, secrétaire adjointe du syndicat SNE-FSU à l'OFB.
Certaines factures examinées par la cellule investigation de Radio France semblent pourtant problématiques. La fédération régionale d'Ile-de-France, par exemple s'est d'abord vu accorder près de 100 000 euros de l'OFB en 2020 pour des programmes d'éducation à l'environnement. Elle a ensuite envoyé des factures pour les frais de déplacements de certains de ses agents. Mais ces factures couvrent une période comprise entre mars et mai 2020, autrement dit, pendant que la France était confinée. Ces nombreux trajets, parfois effectués chaque jour et dépassant 500 km (d'après des notes de frais auxquelles la cellule investigation de Radio France et Capital ont eu accès), étaient justifiés par la préparation de supports pédagogiques et l'animation de projet, alors que les écoles étaient toutes fermées... "Nous préparions la reprise après le confinement", avance un technicien de la fédération de Seine et Marne "Je n'ai jamais été confiné. J'ai toujours travaillé dans le cadre de nos missions de service public", poursuit-il, oubliant que l'éducation à l'environnement ne fait pas partie des missions de service public des fédérations de chasseurs.
Extraits d’une note de frais des déplacements d’un agent de la fédération des chasseurs d'Ile de France pendant le premier confinement (2020). (DR)Un soutien public déguisé ?
Ces factures montrent plus généralement que l'OFB a financé de l'achat de matériel mais surtout des emplois de salariés des fédérations en CDI et parfois en CDD pour assurer de la communication auprès des écoles ou sur les réseaux sociaux. "On n'a pas trop vu de postes liés à l'éco-contribution", s'étonne Olivier Lenormand, du syndicat des personnels des fédérations départementales. Selon les chiffres du syndicat national des chasseurs, c'est la FNC qui a créé le plus d'emplois. Elle a presque doublé ses effectifs en deux ans. Pas seulement à cause de l'éco-contribution mais aussi grâce à la baisse du coût du permis national. "Une réforme pour les riches et très jacobine qui ne nous a rien apporté", regrette Henri Sabarot, de la fédération des chasseurs de Gironde.
De fait, la FNC est devenue la première fédération de France en termes d'emplois avec 45 postes, devant celle de la Somme et du Pas-de-Calais. Pourtant, le nombre de chasseurs ne cesse de baisser en France. Depuis la réforme de 2019, les fédérations ont perdu au moins 40 000 adhérents. Ils ne sont plus que 963 000 en 2022. Et qui dit moins de chasseurs dit aussi une baisse de revenus pour les fédérations et des craintes pour leurs employés.
Évolution du nombre de chasseurs depuis 2017
Les subventions de l'OFB seraient-elles donc, dans ce contexte, devenues une variable d'ajustement de fédérations en perte de vitesse ? "Je ne vais pas jeter la pierre à ceux qui essaient de récupérer des sous de l'éco-contribution mais il faut sans cesse avoir des idées", soupire Olivier Lenormand, du syndicat des personnels des fédérations départementales.
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