Pourquoi les betteraves bio
sont rares en France
26 janvier 2023
En France, les betteraviers bio ne représentent que 0,5 % de l’ensemble des planteurs de betteraves sucrières. - Flikr/CC BY 2.0/Marco Verch Professional Photographer |
Le gouvernement a définitivement interdit les néonicotinoïdes pour les producteurs de betteraves sucrières. Ceux-ci vont devoir cultiver sans ces insecticides tueurs d’abeilles. Ce que font déjà les rares betteraviers bio en France.
Il est presque une curiosité dans le paysage agricole. Sébastien Lemoine, 53 ans, est l’un des rares producteurs de betteraves sucrières bio en France. « Cette année, je vais semer 5 hectares », indique-t-il en marchant dans la cour de sa ferme, à Gouzeaucourt (Nord). En France, les betteraviers bio ne représentent que 0,5 % de l’ensemble des planteurs de betteraves sucrières. Lors de la campagne 2021-2022, seuls 1 800 hectares de betteraves bio ont été plantés, sur 402 000 hectares. Désormais, l’État ayant définitivement interdit les néonicotinoïdes, ces insecticides tueurs d’abeilles, les producteurs vont devoir s’inspirer des pratiques des quelques centaines de planteurs bio.
Pour quelle raison cette culture attire-t-elle si peu ? « Ce qui pose problème avec la culture de la betterave bio, c’est le désherbage », explique Sébastien Lemoine. La betterave sucrière est particulièrement sensible à la concurrence des « mauvaises herbes ». Mais puisque les producteurs bio n’utilisent pas d’herbicides, tout le désherbage doit se faire à la main, ou mécaniquement.
« On peut passer 40 à 250 heures de travail sur 1 hectare », poursuit Sébastien Lemoine. Il sort sa calculette : « 250 heures multipliées par, disons 16 euros, ça fait déjà 4 000 euros de charges de main-d’œuvre saisonnière à l’hectare. C’est un coût important. » Cela ne rebute pas cet agriculteur, qui estime que cela fournit du travail aux habitants de la région, mais d’autres planteurs rechignent à le faire.
Produire des betteraves sucrières bio demande plus de temps de travail, pour un rendement plus faible. © Bio Hauts-de-France |
« En 2019, on a fait des betteraves sucrières sur une petite surface — 2,5 hectares — pour essayer », témoigne Frédéric Lambin, producteur bio dans la Marne. Problème : lui et ses employés ont dû travailler plus de 200 heures à l’hectare, à biner les betteraves. « Ça représentait un coût faramineux, ce n’était pas du tout rentable », raconte-t-il. Sans compter qu’il avait « galéré à trouver du monde » pour biner dans ses champs. Deux ans plus tard, Frédéric Lambin a retenté sa chance, en utilisant cette fois un robot (d’une valeur d’environ 100 000 euros). Le temps de travail a été divisé par deux. « C’est un coût, mais ça reste toujours moins cher que la main-d’œuvre saisonnière, relativise-t-il. Sans ce robot, je ne me vois pas continuer à faire de la betterave sucrière. »
Des rendements moins importants
En raison d’une date de semis plus tardive, et d’une absence de produits chimiques, les rendements des betteraves sont également moins importants en bio qu’en agriculture conventionnelle. « Les producteurs conventionnels doivent en moyenne être à 80-90 tonnes de rendement [par hectare]. Nous, on plafonne plutôt à 50 tonnes », résume Sébastien Lemoine.
Coûts de production élevés, rendements moindres… En bio, la betterave sucrière est perçue comme une « culture risquée ». Et ce, même si elle est payée plus cher que son équivalent en agriculture conventionnelle : en moyenne, les grosses sucreries françaises comme Tereos ou Cristal Union [1] achètent la tonne de betteraves bio à 80 euros, contre une trentaine d’euros en conventionnel.
Les producteurs de betteraves sucrières bio, comme Sébastien Lemoine à Gouzeaucourt (Nord), sont peu nombreux en France. ©Justine Guitton-Boussion/Reporterre |
« La rémunération des producteurs doit évoluer pour motiver davantage. Les planteurs hésitent à se lancer [en bio], car ils prennent l’essentiel des risques, avec des rendements divisés par deux ou par trois. La culture de la betterave bio demande davantage de travail et de technicité », a déclaré Nicolas Rialland, alors directeur environnement de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), dans un article du journal Le Betteravier [2].
Les débouchés de la betterave sucrière bio sont également très récents. Le groupe Cristal Union n’a commencé ses premières expérimentations en sucre bio qu’en 2017 — 2018 pour Tereos. La filière est opérationnelle depuis 2019.
Accepter de produire moins
Si les producteurs conventionnels hésitent à se lancer dans la betterave sucrière bio, c’est aussi car le secteur du sucre est en crise depuis plusieurs années. Jusqu’en 2017, des quotas limitaient la production de sucre au sein de l’Union européenne. En guise de contrepartie, un prix minimum était garanti aux producteurs. Mais il y a cinq ans, ces quotas et ce prix minimum ont été supprimés, ce qui a entraîné une surproduction, un effondrement du marché et une maigre rémunération des planteurs. De quoi redouter de se lancer dans une culture risquée.
Pour Sébastien Lemoine, la solution à apporter aux betteraviers — bio comme conventionnels — est une véritable restructuration de la filière (et pas le retour des néonicotinoïdes, comme l’a autorisé le gouvernement pendant deux ans, avant de renoncer en janvier). « Il faut revoir la filière dans son ensemble, abondait dès 2020 sur Reporterre Christophe Caroux, producteur de betteraves bio installé dans le Pas-de-Calais. Selon moi, l’industriel doit payer la betterave à son juste prix pour pouvoir faire vivre ses producteurs, sans qu’ils soient obligés de faire des rendements qui dépassent des plafonds intolérables. »
Une microsucrerie bio devrait ouvrir dans le Nord à l’automne 2024. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Hans Hillewaert |
Depuis 2016, l’association Bio en Hauts-de-France — dont Sébastien Lemoine a été administrateur — travaille notamment sur un projet de microsucrerie bio, sous forme d’une coopérative, dans le Nord. « L’idée, c’est de produire du sucre cristallisé bio de façon la plus vertueuse possible, expose Sébastien Lemoine. Un sucre sans étape de raffinage ou de purification, produit de manière équitable, avec une répartition de la valeur sur l’ensemble de la filière. » Ainsi, dans cette future microsucrerie, dont la mise en service est prévue à l’automne 2024, la tonne de betterave sucrière sera payée 100 euros aux planteurs. De quoi compenser les coûts de production et les rendements moindres.
Plusieurs autres règles ont été édictées : chaque adhérent de la coopérative ne pourra posséder que 5 hectares de betteraves sucrières au maximum, dans un rayon de 100 kilomètres autour de la microsucrerie ; les producteurs préférant la main-d’œuvre humaine aux robots seront rémunérés davantage ; l’irrigation sera interdite…
Cette microsucrerie ne pourra pas concurrencer les grosses industries comme Tereos ou Cristal Union. « On écrasera environ 20 000 tonnes de betteraves par an, quand une sucrerie conventionnelle peut en écraser 20 000 tonnes par jour », précise Sébastien Lemoine en souriant. La microsucrerie veut toutefois montrer qu’un autre modèle est possible. Un modèle plus petit, qui accepte de produire moins, et de rémunérer davantage les betteraviers. Un modèle qui ne passe pas par le retour d’insecticides toxiques pour la santé des insectes, des sols et des humains.
Le projet du Nord pourrait même faire des petits. « Il pourrait y avoir des microsucreries dans tous les territoires, espère Sébastien Lemoine. Les producteurs bretons bossent sur ce projet par exemple, ils aimeraient bien produire du sucre dans leur région. » « Si demain une microsucrerie se monte dans ma région, oui, ça peut m’intéresser », ajoute de son côté Frédéric Lambin. De quoi imaginer un avenir où la betterave sucrière ne serait plus une intruse parmi les cultures bio.
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