« Gagner ou mourir » :
des Mexicains luttent
contre les multinationales
10 février 2023 à 09h55
Antonia Salazar Patiño - © Itzel Marie Diaz/Reporterre
L’isthme mexicain de Tehuantepec jouit d’une position géographique idéale et d’abondantes ressources naturelles. Les autochtones se battent contre la dépossession de leur terre et l’avidité des entreprises et de l’État.
Tehuantepec (Mexique), reportage
Kilomètre après kilomètre, la forêt luxuriante de l’isthme de Tehuantepec s’efface pour laisser place à des centaines d’éoliennes surplombant les pâturages. Les oiseaux s’amusent à virevolter autour des pales, les frôlant de près. Dans les champs voisins, le bétail continue de brouter l’herbe sèche. Ici, la tranquillité de la vie paysanne est entrée en contradiction avec les projets industriels.
Cette étendue de terre large de 200 kilomètres est située entre les États d’Oaxaca et de Veracruz, au Mexique. C’est l’endroit le plus étroit du pays. Du nord au sud, l’isthme de Tehuantepec — une grande bande de terre entre deux eaux — rejoint l’océan Atlantique au Pacifique. Véritable eldorado, la région regorge de trésors naturels : vent, pétrole, ressource en bois, activité minière, elle se targue aussi d’une biodiversité remarquable. Au fil du temps, ces richesses naturelles ont attiré un bon nombre de multinationales, en grande partie étrangères. Il faut dire que cette contrée est l’une des plus venteuses au monde, idéale pour l’implantation d’éoliennes. Depuis 2004, vingt-neuf parcs éoliens ont été installés sur plus de 32 000 hectares.
© Louise Allain / Reporterre
Dans l’isthme de Tehuantepec, environ 2 000 éoliennes tournoient en permanence dans les champs des communautés. À coups de contrats déloyaux que les agriculteurs peinent à comprendre — la plupart d’entre eux sont analphabètes ou ne parlent pas espagnol —, les entreprises ont imposé leur loi, louant les terrains pour une bouchée de pain et promettant de développer les villes.
De par sa proximité avec la frontière guatémaltèque, l’isthme est également une zone géographique stratégique pour le passage des marchandises. Ainsi, depuis la décennie 1990 et la signature de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena), elle connaît un développement industriel, minier et marchand. Ces bouleversements ont apporté leurs lots de conflits avec les communautés locales, pour la plupart indigènes.
Depuis 2004, vingt-neuf parcs éoliens ont été installés sur plus de 32 000 hectares. © Itzel Marie Diaz/Reporterre
« L’isthme est à nous »
Impuissantes, les populations Binnizá, Huaves, Ikoots, Mixe et Chontal observent leur quotidien et le paysage se transformer d’année en année. De ces changements sont nées de nombreuses assemblées communautaires. Elles œuvrent à informer les habitants des projets en cours dans l’isthme, ainsi que leurs conséquences. L’Assemblée des peuples de l’isthme en défense de la terre et du territoire (APIDTT), située à Juchitán de Zaragoza, est l’une d’entre elles. Fondée par Bettina Cruz, activiste, et par son époux Rodrigo Flores Peñaloza, professeur en biologie, l’APIDTT est présente sur tout le territoire.
« Dès 2007, nous avons commencé à lutter frontalement contre l’État et les multinationales, explique Rodrigo Flores Peñaloza. En 2010, une vague de persécutions a fait rage dans la région, mettant à mal toutes les personnes qui s’opposaient aux projets éoliens. » Menacés de mort devant la porte de leur maison, agressés par armes à feu, trouvant des mots dans leur voiture les prévenant qu’ils étaient surveillés, Rodrigo Flores Peñaloza, Bettina Cruz et leurs deux filles ont vécu pendant trois ans loin de l’isthme de Tehuantepec. « La vie ne vaut pas grand-chose ici », dit l’activiste.
Rodrigo Flores Peñaloza : « Dès 2007, nous avons commencé à lutter frontalement contre l’État et les multinationales. » © Itzel Marie Diaz/Reporterre
Antonia Salazar Patiño vit là. Elle est Binnizá et parle le zapotèque. « Je ne sais ni lire ni écrire. Toute ma vie, j’ai été femme de ménage. Je suis une fille de paysans, et mes grands-parents sont morts ici », raconte-t-elle. Comme beaucoup de personnes de son village, Antonia n’a connu que cette terre. Son mari possède un champ de maïs, derrière la maison. C’est la principale source de revenu de la famille. Le parc industriel sera implanté sur El Pitayal, un vaste terrain communal. « Nous ne pourrons plus aller chercher du bois pour nous chauffer. Nous ne pourrons plus aller chasser des lièvres et des iguanes quand nous aurons faim », s’inquiète la Binnizá. À Puente Madera, la population est prête à mourir pour défendre son territoire.
« Soit nous gagnons, soit nous mourrons ! »
Le lendemain de cette rencontre, David Hernández Salazar, son fils, sera arrêté à l’école primaire dans laquelle il travaille, accusé d’avoir brûlé des voitures en guise de protestation. Dès lors, la nouvelle a fait le tour de la communauté, et les habitants ont organisé un blocus sur la route qui traverse Puente Madera. Alors que les hommes taillaient des bouts de bois en forme de lance à l’aide de leurs machettes, les femmes installaient des chaises sur l’asphalte brûlant. « Soit nous gagnons, soit nous mourrons ! » criaient-ils ensemble. David Hernández Salazar sera finalement libéré dans la nuit, après de longues heures de négociation.
La population ne sort pas toujours gagnante des altercations avec les autorités. À quelques kilomètres de là, la petite municipalité de Colonia Jordán est elle aussi ébranlée par le mégaprojet du couloir interocéanique. Les villageois se sont rassemblés sur la place principale pour une consultation avec l’armée. Sept maisons se trouvent sur la zone d’agrandissement de la voie ferrée, elles devront être détruites.
« Il existe des programmes de réhabilitation pour les personnes qui seront concernées », informe le vice-amiral Juan Carlos Vera Salinas, chargé des travaux. Le militaire expose les nombreux aspects positifs que présente ce projet : création d’emplois, ouverture sur le monde, développement économique et culturel de la région. L’État d’Oaxaca est l’un des plus pauvres du Mexique. « Le couloir interocéanique permettra de moderniser la région et de concurrencer le canal du Panama », argumente le vice-amiral.
L’exemple des éoliennes n’a laissé qu’un goût amer aux communautés, croyant difficilement pouvoir récolter l’argent semé sur leurs terres. Malgré les milliers d’éoliennes présentes sur l’isthme, les habitants n’ont pas accès à des tarifs d’électricité avantageux. L’énergie produite sur leurs champs sert à alimenter les entreprises elles-mêmes. À La Ventosa, les terrains sont loués entre 2 000 et 4 000 pesos (98 et 196 euros) par an et par hectare, selon les dires des paysans.
« La société Iberdrola nous avait promis de refaire nos routes, de construire des écoles et de nous donner des médicaments. Purs mensonges », déplore Ernestina Díaz Cortez, habitante de la localité. Actuellement, c’est la société EDF qui est en conflit avec les communautés de l’isthme. L’entreprise française souhaite implanter un nouveau parc éolien. Les istmeños n’ont pas fini de résister à ce qu’ils ont l’habitude de nommer « néocolonialisme ».
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