Cancers et pollution :
des parents mènent l’enquête
Face aux concentrations anormales de cancers pédiatriques dans certaines régions, les autorités sanitaires n’identifient pas les possibles causes environnementales. Des parents mènent l’enquête à leur place.
« Dans 99,99 % des clusters, on ne trouve pas les causes. » Voici l’explication donnée à Marie Thibaud quelques années après que son fils Alban, âgé de 4 ans, a été diagnostiqué d’une leucémie. La famille habite alors à Sainte-Pazanne, en Loire-Atlantique. Dans l’hôpital où il se rend, Alban remarque dans les couloirs plusieurs copains de son école. Un, deux, puis trois... Au total, une vingtaine d’autres enfants des communes alentour sont dans ce même hôpital. Tous ont un cancer. Certains ont le même que celui d’Alban, d’autres non. Marie Thibaud s’interroge : qu’ont tous ces enfants ? Y a-t-il un cluster de cancers ? Elle alerte les autorités sanitaires, qui jugent en 2017 la situation anormale. Outre les origines héréditaires des maladies, une autre cause est soulevée : la pollution environnementale.
Quatre sources potentielles de pollution ont été détectées : des sols pollués aux hydrocarbures, une pollution au benzène liée aux rejets industriels et au trafic routier, et enfin les expositions au radon et aux pesticides. Malgré cela, trois ans plus tard, la douche froide : Santé publique France (SPF) a déclaré la région exempte de surrisque. Les enfants de Sainte-Pazanne n’avaient pas plus de chance de développer un cancer que dans d’autres régions. Les pistes soulevées ont alors été enterrées, et l’enquête abandonnée. « Mais maman, pourquoi ils ont arrêté de chercher ? » a demandé Alban à sa mère.
Un nombre anormalement élevé de cancers pédiatriques a été signalé à Saint-Rogatien, en Charente-Maritime. © Avenir Santé Environnement
Face à l’absence de réponse des autorités sanitaires, Marie Thibaud a décidé de mener l’enquête elle-même : en 2019, elle a créé avec d’autres familles concernées le collectif Stop aux cancers de nos enfants. « Nous avons fait énormément de recherches, nous avons trouvé énormément de choses. Nous les avons transmises aux autorités sanitaires qui n’ont jamais rien fait. Nous avons décidé d’arrêter de nous battre contre l’État, les autorités sanitaires et les dysfonctionnements institutionnels. Nous avons décidé d’agir », explique Marie Thibaud.
Poussé par le collectif et soutenu financièrement par le département, la région et les élus locaux, un institut citoyen de recherche et de prévention en santé environnementale doit ouvrir ses portes cette année, et les citoyens espèrent qu’il sera totalement opérationnel pour l’été. « Nous allons commencer par faire un bilan de l’ensemble des études menées », explique Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherche pour l’Inrae, qui fait partie du projet.
Ces parents ne sont pas les seuls à prendre les choses en main. Dans l’Eure ou le Haut-Jura, d’autres collectifs de parents d’enfants atteints de cancers pédiatriques sont nés. Il en existe bien d’autres en France. Trois regroupements anormaux de cancers pédiatriques ont en effet été identifiés en France : deux sont officiellement reconnus par Santé publique France (dans le Haut-Jura et l’Eure) ; le troisième (à Sainte-Pazanne, en Loire-Atlantique) n’est plus reconnu officiellement depuis 2020. Un quatrième, en Charente-Maritime, autour de la commune de Saint-Rogatien, ne l’est pas encore, l’étude étant en cours. Dans ces quatre départements, « aucune cause unique n’a été identifiée » et plus aucune investigation de Santé publique France n’est en cours. D’où l’importance du travail de recherche que font les familles, aidées de scientifiques, de citoyens et d’élus locaux.
Un lien causal difficile à déterminer
Leurs recherches se heurtent pourtant à la réalité scientifique : il est difficile de prouver que la pollution environnementale est à l’origine des cancers pédiatriques. Une chose est sûre : sur les 1 700 enfants de moins de 15 ans et 800 entre 15 et 18 ans atteints de cancers pédiatriques chaque année, 10 % sont d’origine héréditaire. Les 90 % restants sont liés à la malchance et/ou à des facteurs extérieurs.
Difficile, aussi, de savoir quels sont les polluants incriminés, et combien sont-ils. Les sources de pollution se sont considérablement multipliées au cours des dernières décennies. On trouve des polluants dans l’eau, l’air et le sol. Et les types de cancers pédiatriques sont nombreux. « Il en existe soixante-cinq différents, explique Marie Castets, chercheuse au Centre de recherche en cancérologie de Lyon. Arriver à faire une étude épidémiologique qui démontre formellement un lien causal entre un polluant et un cancer est très compliqué. Beaucoup plus que pour les cancers de l’adulte lié au tabagisme, à l’alcool, à l’amiante où les populations étaient bien définies. »
S’il est difficile d’établir ce lien direct, encore faut-il le chercher. Différentes équipes de recherche fondamentale [1], dont celle de Marie Castets, planchent sur les effets sanitaires de la combinaison de différents polluants, mais sur le terrain les autorités sanitaires recherchent encore une seule cause.
Pourtant, médecins, toxicologues, écologues alertent depuis des décennies sur les effets combinés des molécules. Dès 1962, la biologiste étasunienne Rachel Carson expliquait dans son ouvrage Printemps silencieux le potentiel explosif de la combinaison de différents pesticides. Soixante ans plus tard, rien n’a changé dans notre approche de la toxicologie. « Le problème est que les autorités ne sont pas là pour faire de la recherche. Ils ne font que mesurer si l’on respecte des normes », dénonce Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherche pour l’Inrae.
Conséquence : il est impossible de connaître les effets combinés de ces expositions. Sur l’effet cocktail, l’agence régionale de santé de Loire-Atlantique est claire : « L’état actuel des connaissances ne permet pas d’intégrer ce type de mesure dans les investigations conduites sur le secteur de Sainte-Pazanne », est-il précisé sur son site.
Autour de Sainte-Pazanne, le collectif SCE organise des actions de recherche et de prévention contre les cancers pédiatriques. © Stop aux cancers de nos enfants - Collectif SCE« La quantité de pesticides a augmenté »
La pollution environnementale fait pourtant de nombreux dégâts sur l’humain. Dans l’Eure, à l’initiative de parents d’enfants atteints de cancer, une surexposition au plomb et aux terres rares a été révélée l’été dernier. Santé publique France avait pourtant clos l’enquête.
À Saint-Rogatien, les pesticides sont aussi bien présents. En 2019, les résultats de l’étude Atmo sur la qualité de l’air ont été sans appel : sur la plaine d’Aunis qui entoure Saint-Rogatien, 33 pesticides empoisonnent l’air. En 2022, on a même atteint 41 pesticides, avec un score record pour le prosulfocarbe. Un an auparavant, une étude épidémiologique de l’Inserm avait identifié un excès de risque de cancers pour les moins de 24 ans autour de la commune de Saint-Rogatien.
« La quantité de pesticides a augmenté », dénonce Franck Rinchet-Girollet, de l’association Avenir Santé Environnement, fondée par le collectif de parents d’enfants atteints de cancers pédiatriques. Des résidus de pesticides ont également été retrouvés dans l’eau potable, à des concentrations supérieures aux limites autorisées.
Fin septembre, l’association a dénoncé ces pollutions massives dans une tribune, suivie d’une marche en décembre dernier.
Lutte contre les pesticides
En Charente-Maritime, les citoyens réclament la fin de l’usage des pesticides dans leur département. Ils souhaitent plus largement la prise en compte du cumul des facteurs d’exposition et de la toxicité chronique dans les études scientifiques et médicales. « La France doit s’armer de normes et investir dans la recherche pour réglementer cette polyexposition. Elle ne peut se contenter d’être dotée uniquement de normes sur la toxicité aiguë », expliquent les signataires de la tribune.
À l’été, les citoyens ont également réclamé un moratoire sur la pulvérisation de prosulfocarbe, dont les concentrations dans l’air sur la plaine d’Aunis ne semblent pas inquiéter le gouvernement. Après avoir refusé le moratoire, « l’État avait promis une étude de l’Anses pour fin septembre », raconte Franck Rinchet-Girollet. Finalement, celui-ci ne sera pas publié avant le premier trimestre 2023. « Après la période d’épandage. Nous avons pris encore une année de pulvérisations dans les dents. »
Les membres de l’association Avenir Santé Environnement ont manifesté contre les pesticides en décembre 2022. © Franck Rinchet-Girollet
Pour ces parents d’enfants malades et ces citoyens, il est urgent de mettre en place des mesures de prévention. « Le fait qu’il y ait des taux délirants de pesticides dans l’air sur un territoire déjà impacté par des maladies environnementales n’entraîne aucune réaction, c’est très problématique. On ne peut pas dire à SPF de relier ces chiffres à la survenue des cancers, c’est plus compliqué que cela. Mais ne rien mettre en place comme mesure de prévention, c’est incroyable », soutient Laurence Huc.
De leur côté, les scientifiques dénoncent le manque de données fiables, actualisées et régionalisées. Au niveau national, les registres des cancers pédiatriques enregistrent un retard des saisines de plusieurs années. Au niveau départemental, la mise en place de tels registres dépend de la bonne volonté des pouvoirs publics. Résultat : sur 95 départements français, seuls 19 en sont dotés. La Cour des comptes a d’ailleurs épinglé Santé publique France sur sa gestion des saisines. « Ce qui compte, c’est la santé de nos enfants, pas les dysfonctionnements institutionnels », certifie Marie Thibaud, dont le fils Alban est depuis en rémission.
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Notes
[1] Les recherches se poursuivent notamment au sein de consortiums pluridisciplinaires, nationaux et internationaux, au sein desquels des biologistes, des bio informaticiens, des généticiens et des épidémiologistes partagent leurs outils et leurs expertises pour avancer le plus rapidement possible sur la question de l’origine et des causes des cancers pédiatriques.
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